Nostradamus (Bonnellier)/Tome 2/La Réception

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Abel Ledoux (2p. 157-173).


X.

LA RÉCEPTION.


La réception de Michel de Nostredame dans le palais des Tournelles eut vraiment la magnificence et la solennité d’une réception de prince ou de duc souverain.

Catherine de Médicis, bien qu’elle ne fût point encore admise au maniement des affaires, n’en étoit pas moins préoccupée par les symptômes alarmans qui se manifestoient autour d’elle. Elle comprenoit instinctivement que le travail intellectuel, opéré par une génération en progrès, met toujours en question les principes constitutifs du pouvoir alors existant, tourmente la base de ce pouvoir, fatigue sa pierre d’assise, s’il ne l’ébranle, s’il ne l’écaille, s’il ne la brise ; — comme les flots de la mer minent le rocher, le morcellent, le lézardent, le détériorent par des fissures profondes, et finissent par le dominer à ce point que pendant une nuit, après mille ans de combats peut-être, la masse énorme s’ébranle, s’affaisse… Le pêcheur, quittant le matin la darse de son port, l’anse de sa rivière, cherche le rocher… à la place où il s’élevoit, le flot passe uni, calme et victorieux. — Ainsi passe le pouvoir populaire !

Catherine avoit foi dans Henri II, non à cause de ses vertus d’époux, mais à cause de ses vertus de roi, — telles qu’on les comprenoit au seizième siècle. — Il étoit jeune, brave, d’une constitution vigoureuse ; despote et orgueilleux, habile enfin à porter à la fois sa couronne et son épée ; — mais une catastrophe imprévue pouvoit l’abattre, et connoissant bien les hommes qui entouroient Henri, la reine craignoit que l’un d’eux fût assez agile et assez hardi pour ramasser plus vite que ne le feroit un foible enfant cette couronne tombée. Pour rassurer son esprit incessamment troublé par la prévision d’un pareil danger, Catherine de Médicis n’en appeloit pas à son génie, elle en manquoit entièrement ; elle invoquoit, Italienne exercée dans l’art des ruses et des intrigues, femme incertaine et superstitieuse, toutes les combinaisons de portée occulte et mesquine, tous les augures fortuitement suscités à ses yeux, tous les signes célestes accessibles à la folie de l’interprétation humaine ; — et dans un homme tel que Michel de Nostredame, elle honoroit moins les services rendus à son pays en temps de mortalité, les connoissances positives et les vertus privées, que la science mystérieuse dont elle le supposoit possesseur infaillible.

Le mal de superstition étoit d’ailleurs, à cette époque, un mal assez commun, et les gens de la cour ne se présentèrent pas aux Tournelles, dans la soirée où Nostredame y fut introduit, sans une vive curiosité, sans une indéfinissable émotion ; Henri II la partageoit : il croyoit à la seconde vue, il vouloit savoir ; mais, embarrassé du nom de la jeune fille à laquelle un étrange caprice lui faisoit porter une vive affection, il craignoit que la vue du prophète ne pénétrât dans le secret de son ame, et dans la petite maison, dépendance du couvent des Carmélites, sise au plus haut de la montagne Sainte-Geneviève.

Michel de Nostredame n’avoit point encore jeté sa parole au peuple ni aux assemblées ; c’est seulement dans des conversations intimes qu’on avoit pu surprendre les préoccupations de son esprit, les puissantes inductions qu’il tiroit de l’analyse profonde des hommes, des faits et des idées générales : des indiscrétions avoient fait sa célébrité, il alloit sans doute la consacrer à la face de la France représentée par son roi, ses princes et ses grands seigneurs ; comme Daniel dans les palais de Babylone, il alloit, au milieu du cercle brillant des Tournelles, proclamer une de ces formidables vérités qui condamnent une époque présente à subir la vue de son avenir.

Le médecin de Salon étoit bien loin cependant de songer à affecter une attitude en rapport avec le rôle bizarre que lui faisoient jouer la curiosité des grands, la pusillanimité de la reine ; simple en ses discours, comme tout homme loyal et véridique, simple en son maintien, comme le permet la haute supériorité de l’intelligence, mais l’ame remplie de pensées douloureuses, ulcérée par le sentiment de la honte imprimée à son caractère de citoyen et de père, par la prostitution de sa fille, il s’avançoit le visage austère, empreint d’une mélancolie sombre, à travers la haie soyeuse et dorée des courtisans. Le connétable marchoit à ses côtés, exprimant lui-même un visible embarras ; c’étoit un secret entre Nostredame et lui : il avoit voulu remplir le message confidentiel de Henri II ; et, tout en chevauchant à côté du modeste médecin, il lui avoit dit, avec cette assurance ordinaire aux gens de guerre, aux gens titrés, aux gens de cour :

— Maître, ne perdez le souvenir, dans l’illustre compagnie où vous allez vous trouver, que l’homme prudent qui voit le mal doit se taire ; — que l’oreille des rois est chatouilleuse, qu’il faut les fléchir par la patience ; — qu’on est insensé de se plaindre hautement devant eux ; — et que, dans ce cas, si le fouet est pour le cheval, le mors pour l’âne, la verge est pour le dos de l’insensé : — ceci a été écrit par Salomon.

Michel de Nostredame, entendant ces étranges paroles, pressa sa mule contre le cheval du connétable, dont il serra la jambe d’acier, et se haussant un peu sur l’étrier, il lui dit d’une voix ferme et grave :

— Monseigneur, je n’ignore pas que lorsqu’on s’assied à la table des princes il faut considérer avec attention ce qui sera servi devant soi ; — précaution qui vous manque, ainsi que le prouvent vos nombreuses disgrâces et celles qui vous attendent encore ; — mais je sais aussi que c’est l’insensé qui n’ouvre point la bouche devant l’assemblée des juges ; je sais que ceux qui disent aux méchans : Vous êtes justes, seront maudits des peuples et détestés des nations : à cause de cela, s’il en est temps encore, j’ôterai la rouille de l’argent pour en former un vase pur, — ainsi que l’a écrit Salomon, monsieur le connétable.

— Que parlez-vous de mes disgrâces, maître ? avoit répliqué Anne de Montmorency.

— Elles n’ôteront rien aux mérites de votre mort, monseigneur ; un homme tel que vous meurt en brave, — fût-il tué par derrière.

L’illustre messager du roi, craignant d’en trop entendre, s’étoit porté en avant, silencieux et soucieux.

Michel, arrivé au haut de la galerie des Écossais, voyant s’interrompre la foule, s’arrêta devant un groupe isolé ; il étoit composé de Catherine de Médicis, du roi, de madame de Valentinois, de François de Guise, du prince de Condé, de l’amiral de Châtillon (Coligni), des maréchaux de Saint-André et de Thermes, de quelques seigneurs familiers du roi, du jeune Ronsard, déjà favori de la cour, déjà poète à la suite.

Plus tard, les rois prirent des historiographes, — ils sont aujourd’hui réduits aux sténographes, espèces de fonctionnaires suivant la cour, dont toute la capacité doit consister à bien entendre, — sauf révision, — à écrire debout, vite et dans la forme du chapeau. — Ne jamais penser, toujours écrire ; telle est la devise qui a remplacé cette autre, trouvée par Balzac : Ne jamais blâmer, toujours mentir. — Il vaut mieux être sténographe.

Quatre enfans d’âge bien tendre, mais presque égaux, débordoient ce groupe, c’étoient : François, dauphin ; le duc d’Orléans (Charles IX), le duc d’Anjou (Henri III) et Marie Stuart, envoyée par sa mère auprès de Guise, son oncle.

Anne de Montmorency, en sa qualité de premier gentilhomme de la chambre, faisant les fonctions d’introducteur et de maître des cérémonies, dit à Nostredame :

— Le roi, monsieur.

Nostredame fit un pas de plus, et s’agenouilla.

Cousin, dit le roi au connétable, aidez l’illustre maître à se relever. — Il juge les hommes de trop haut pour se poser si bas.

— Êtes marri, Nostredame, que notre bonté particulière vous ait appelé auprès de nous ? demanda Catherine de Médicis, inquiète de l’émotion pénible qui se laissoit voir sur les traits de Michel ; et, afin de rassurer ses esprits qu’elle croyoit intimidés, elle lui présenta sa main à baiser.

Le médecin de Salon se releva plus grand, — oui, plus grand de taille qu’il n’étoit entré dans l’appartement royal ; l’œil plus ouvert, le regard plus assuré, la bouche un peu contractée, la physionomie plus sévère encore. Sa pensée parut s’arrêter à la fois sur deux têtes de hauteur bien différente — deux extrêmes, — sur le beau et vaillant Henri II et sur Marie Stuart, qui avoit sept ans. Cette enfant excita en lui une angoisse poignante, dont il fut dominé à un point tel, qu’il chercha sur le visage du roi la suite de ses idées.

— Aimable enfant ! — dit-il après une scène muette assez longue, en posant sa main sur la tête blonde de la petite Marie ; — charmante tête ! Et ce mot à peine prononcé, il retira brusquement sa main ; elle étoit mouillée par du sang. Cet incident singulier étoit causé par une lutte qui, dans la soirée, avoit eu lieu entre le duc d’Orléans, le futur Charles IX, et Marie ; le jeune prince l’avoit frappée sur la tête avec une hachette, la plaie avoit été pansée négligemment, et cachée par une forêt de cheveux, il avoit fallu une pression pour que le sang dénonçât son existence.

Catherine de Médicis fut seule fort alarmée, François de Guise rit très-haut de ce qu’il appeloit la peur du médecin. Le fils altier de Claude de Lorraine paroissoit le maître entre tous ces illustres personnages. Vêtu d’un pourpoint et chausses de satin cramoisi (car de tout temps il aima le rouge et l’incarnat, — dit son historien), d’une saie en velours noir, d’une cape aussi de velours noir, coiffé d’un bonnet de même étoffe et de même couleur, surmonté d’une plume rouge, une dague à la ceinture, une belle épée au côté, il avoit ainsi air martial et bon air, accru encore par l’arrogance répandue dans son maintien et sur son visage, qui portoit la cicatrice d’une pierre reçue dans une rencontre entre religionnaires. — S’il étoit, comme nous l’avons déjà dit, dans la destinée des Montgommery de frapper leurs rois à la tête, il étoit dans celle des Guises d’être frappés à la joue, car, après ce François de Guise, vint Henri de Guise, le balafré.

— Illustre Nostredame, — dit Catherine de Médicis, — entre toutes ces têtes, précieuses à des titres différens, il en est quatre qui doivent surtout attirer votre attention, puisqu’à leur conservation est attaché le bonheur de notre France.

— Reine, que voulez-vous de moi ? — demanda Michel, comme s’il n’eût pas encore compris le motif de sa venue.

— Nous désirons, maître, savoir ce qu’il adviendra de nous tous, en ce monde et dans l’autre.

— Pour cette vie, madame, bien des fortunes diverses ! — et pour l’autre vie ?… vous tous, demandez à vos consciences.

— Ne nous direz-vous pas un mot plus clair que ceux de la sibylle ? dit l’amiral de Châtillon d’un ton railleur.

— Votre nom, monsieur ? — répliqua vivement Nostredame.

— Coligni.

— Et le vôtre ? — demanda-t-il impérieusement à un seigneur voisin de l’amiral. Ce seigneur dressa la tête, d’une main caressa la garde de son épée, de l’autre se prit le menton, et inclina le haut de son corps en arrière.

— Je suis François de Lorraine, duc de Guise, mon maître, dit-il d’une voix haute.

Michel les saisit tous deux à l’avant-bras, les attira quelques pas en avant du groupe, et plaçant sa tête en tiers avec leurs deux têtes orgueilleuses, il leur dit à demi-voix :

— Regardez-vous bien, messeigneurs, et dans les yeux l’un de l’autre cherchez l’heure de votre mort ; car, par la volonté de Dieu, dans ces temps de discords religieux, le sang de Guise retombera sur le nom de Coligni, le sang de Coligni sur le nom de Guise !… C’est affaire entre vous !… N’interrogez donc pas l’avenir, si la vergogne qui siége en vos consciences doit mettre du sang dans vos haines et des meurtres dans votre histoire !… assez, n’est-il pas vrai ?

L’amiral broya son cure-dent, François de Lorraine frappa du pied ; Nostredame se rapprocha de Henri.

— Que leur disiez-vous donc, messire ? ils paroissent mécontens l’un de l’autre, et honteux d’eux-mêmes plus qu’il ne convient à gens qui ont le cœur si fier.

— Sire, je leur ai parlé plus clairement que ne l’auroit fait la sibylle ; et maintenant, à votre majesté, je demande une grâce.

— Laquelle, maître ?

— La faveur d’entretenir le roi, seul à seul, en un cabinet de ce palais.

— Seul ? dit Henri en hésitant.

— Du moins en compagnie de la reine ? demanda Catherine de Médicis.

— Ma bouche restera muette, madame, pour toute autre oreille que celle du roi.

— Et le roi peut vous écouter sans péril pour son salut ?

— Il le peut, répondit nettement Nostredame.

— Mesdames et messeigneurs, — dit Henri en s’avançant dans l’espace laissé vide par l’humilité de la foule des courtisans, — notre volonté ne sera faite qu’après celle de Dieu et celle du savant Nostredame ; en cet oratoire qui touche à la galerie, nous allons écouter les promesses de l’avenir ; désirant fermement qu’elles ne trahissent pas nos vœux pour la gloire de la religion catholique et le bonheur de la France.

Le roi fit signe à Michel de le suivre, et se dirigea d’une marche un peu brusque vers une petite porte que recouvroit une portière en velours rouge. Au moment où il en dépassoit le seuil, Catherine de Médicis, qui avoit fait quelques pas de ce côté, dit à Nostredame, avec une voix pleine de prière et de bonté :

— Parlez-lui de la reine !