Nostromo/Deuxième partie

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Deuxième partie
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Chapitre I

Les hauts et les bas, et les fortunes diverses d’une lutte qui faisait dire à don José « que le sort de l’honneur national tremblait dans la balance », n’avaient pas empêché la Concession Gould « Imperium in Imperio », de poursuivre son œuvre ; la montagne carrée avait continué à déverser, par ses galeries de bois, le flot de ses trésors sur les inlassables batteries de pilons ; les lumières de San-Tomé brillaient, soir après soir, dans la mer d’ombre du Campo sans limites ; tous les trois mois, l’escorte des lingots descendait vers la mer, comme si la guerre et ses conséquences n’avaient jamais pu atteindre l’ancien État Occidental, à l’abri derrière le mur immense de sa Cordillère. Tous les combats s’étaient livrés sur l’autre versant de cette puissante barrière de pics dentelés, où régnait le dôme blanc de l’Higuerota, et que nul chemin de fer n’avait encore ébréchée. Seul était posé le premier tronçon de la ligne, portion la plus roulante, qui reliait, à travers le Campo, Sulaco à la vallée d’Ivie, à l’entrée de la passe. Le télégraphe ne traversait pas non plus la montagne, à cette époque ; ses poteaux, dressés sur la plaine comme des phares élancés, atteignaient au pied de la montagne, la lisière des forêts, où l’on avait ménagé, pour le passage de la voie, une avenue profonde, et aboutissait brusquement, dans le camp de construction, à un appareil Morse, posé sur une table de bois blanc, dans une longue hutte de planches, dont le toit de tôle ondulée était ombragé par des cèdres gigantesques ; c’était le cantonnement de l’ingénieur chargé de la section avancée.

Le port devait aussi une animation nouvelle au transport du matériel de chemin de fer et aux mouvements de troupes le long de la côte. La compagnie O.S.N. n’avait pas manqué de fret pour ses bateaux, car le Costaguana ne possédait pas de marine, et la flotte nationale ne comportait, en dehors de quelques petits garde-côtes, que deux vieux vapeurs de commerce, utilisés comme transports.

Le capitaine Mitchell, tout fier de se sentir chaque jour plongé plus avant dans l’Histoire, trouvait de temps en temps une heure ou deux à passer dans le salon de la casa Gould ; étrangement inconscient toujours des forces qui s’agitaient autour de lui, il disait sa joie d’échapper un instant au souci des affaires. Il ne savait pas, confiait-il à madame Gould, ce qu’il aurait pu faire sans son inestimable Nostromo, car cette maudite politique du Costaguana lui valait plus de tracas qu’il n’en avait escompté.

Don José Avellanos avait déployé, au service du gouvernement chancelant de Ribiera, une activité organisatrice et une éloquence dont les échos étaient parvenus jusqu’en Europe. Depuis le dernier emprunt consenti au Gouvernement Ribiera, l’Europe s’était intéressée au Costaguana. Dans l’Hôtel de Ville de Sulaco, les discours de don José avaient fait vibrer, sur les murs de la Sala de l’Assemblée Provinciale, les portraits des Libérateurs, et le vieux drapeau de Cortez, conservé dans une vitrine, au-dessus du fauteuil présidentiel. C’est dans le premier de ces discours qu’il avait proclamé avec véhémence : « le militarisme, c’est l’ennemi », pour lancer en une autre circonstance les paroles fameuses « l’honneur national tremble dans la balance », affirmation destinée à emporter le vote des crédits nécessaires à la levée d’un second régiment à Sulaco, pour soutenir le Gouvernement Réformateur ; plus tard, lorsque les provinces recommencèrent à déployer leurs anciens drapeaux, interdits au temps de Guzman Bento, don José se fit entendre encore, pour saluer ces vieux emblèmes des guerres de l’indépendance, que l’on voyait flotter au nom d’un idéal nouveau. C’en était fait de la vieille idée du fédéralisme. Il ne voulait pas faire revivre des doctrines politiques désuètes : elles étaient périssables et mouraient. Mais la doctrine de l’honnêteté politique était immortelle. Le second régiment de Sulaco, à qui il présentait ces drapeaux, allait faire preuve de sa valeur, dans une lutte pour l’ordre, la paix et le progrès, et pour le maintien de l’honneur national, sans lequel, affirmait-il avec énergie : « nous serions l’opprobre et la risée du monde ».

Don José Avellanos aimait son pays ; il avait, à son service, dépensé sans compter sa fortune, au temps de sa carrière diplomatique, et tous ses auditeurs connaissaient bien l’histoire ultérieure de sa captivité et des traitements barbares que lui avait fait subir Guzman Bento. C’était merveille qu’il eût échappé aux exécutions féroces et sommaires qui illustrèrent la carrière du tyran, car Guzman avait gouverné le pays avec la sombre imbécillité du fanatisme politique. La puissance suprême était devenue, dans son esprit étroit, l’objet d’un culte étrange, comme une sorte de divinité cruelle. Elle s’incarnait en lui, et ses adversaires, les fédéralistes, étaient de monstrueux pécheurs, objets d’horreur, de mépris et de haine, comme pouvaient l’être des hérétiques aux yeux d’un inquisiteur convaincu. Pendant des années, il avait traîné, d’un bout à l’autre du pays, à la suite de son armée de pacification, une bande de ces affreux criminels, misérables captifs qui déploraient d’avoir échappé aux exécutions sommaires. C’était une petite troupe, chaque jour amoindrie, de squelettes nus, chargés de fers, rongés de crasse et de vermine, et couverts de plaies saignantes, tous hommes de haute situation, d’éducation et de fortune, qui en venaient aux mains pour s’arracher les lambeaux de bœuf pourri que leur jetaient les soldats, ou imploraient d’un cuisinier nègre, avec des accents pitoyables, une gorgée d’eau bourbeuse. Don José, qui faisait sonner ses chaînes dans cette troupe lamentable, semblait ne survivre que pour montrer la somme de faim, de souffrance, de dégradation et de cruelles tortures que peut supporter le corps humain, sans laisser échapper sa dernière étincelle de vie. Parfois, assemblée à la hâte dans une hutte de bâtons et de branchages, une commission d’officiers, chez qui la terreur étouffait toute pitié, soumettait les prisonniers à des interrogatoires agrémentés de quelque mode de torture primitive, et, plus heureux que leurs compagnons, un ou deux des membres de cette bande de spectres, emmenés titubants derrière un buisson, y étaient fusillés par un peloton de soldats. Un chapelain de l’armée ne manquait jamais de les accompagner, homme crasseux, à la barbe sale, l’épée au côté et la petite croix brodée en coton blanc sur le côté gauche d’une veste de lieutenant ; il marchait derrière le groupe funèbre, une cigarette au coin des lèvres et un escabeau à la main, pour écouter les confessions et donner l’absolution, car le Citoyen Sauveur du pays (c’est ainsi que Guzman Bento se faisait officiellement appeler), n’était pas ennemi d’une clémence raisonnable. On entendait les détonations irrégulières du peloton d’exécution, suivies parfois d’un suprême coup de grâce ; un petit nuage de fumée bleue flottait au-dessus des buissons verts, et l’armée de pacification poursuivait sa route, à travers les savanes, passant dans les forêts, franchissant les rivières, envahissant les domaines ruraux, dévastant les haciendas des affreux aristocrates, occupant les villes de l’intérieur, dans la poursuite de sa mission patriotique ; elle laissait derrière elle un pays uni, où l’on n’aurait su retrouver aucune trace de la lèpre fédéraliste, parmi la fumée des maisons en cendres et l’odeur du sang répandu.

Don José Avellanos avait survécu à cette époque.

Peut-être, en lui signifiant avec dédain son ordre d’élargissement, le Citoyen Sauveur du pays avait-il jugé trop compromises, pour lui permettre de constituer un danger à l’avenir, la vigueur physique et morale et la fortune de cet aristocrate arriéré. Peut-être aussi était-ce simple caprice de sa part. En proie généralement aux terreurs imaginaires et aux soupçons rongeurs, Guzman Bento avait des accès soudains de folle témérité, pendant lesquels il se voyait juché, dans sa puissance, sur un faîte si élevé, qu’il s’y croyait pour toujours à l’abri, et hors de portée des coups et des complots de simples mortels. Dans ces moments-là, il commandait brusquement une messe d’action de grâces solennelle, célébrée en grande pompe dans la cathédrale de Santa Marta par l’archevêque, créature timorée qu’il avait lui-même nommée à ce poste. Il y assistait, dans un fauteuil doré placé devant le maître-autel, entouré des chefs civils et militaires de son gouvernement. Le monde de Santa Marta se pressait dans la cathédrale, car il aurait été imprudent, pour un personnage de marque, de ne pas prendre part à ces manifestations de la piété présidentielle. Lorsqu’il avait ainsi rendu hommage à la seule puissance dont il consentît à reconnaître la supériorité, Guzman Bento faisait montre d’une clémence méprisante et ironique en accordant quelques grâces politiques. Il n’avait plus d’autre moyen de jouir de sa puissance que de voir ses adversaires brisés sortir en titubant sous la lumière du jour, des cellules sombres et infectes du Collège. Leur détresse était un aliment à son insatiable vanité ; il pouvait d’ailleurs toujours remettre la main sur eux. Il était de règle que, dans une audience spéciale, les femmes de ces malheureux vinssent exprimer leur gratitude. L’incarnation de ce dieu étrange : El Gobierno Supremo, les recevait debout, le chapeau à cocarde sur la tête, et les exhortait, d’un ton menaçant, à prouver leur reconnaissance en inculquant à leurs enfants un esprit de fidélité à la forme démocratique du gouvernement « que j’ai instauré pour le bonheur de notre pays ». Un accident de sa première existence de pâtre lui avait coûté les dents de devant, ce qui rendait son débit confus et bredouillant. Seul, il avait travaillé pour le Costaguana, en face de l’hostilité et de la trahison. Que tout cela cessât à l’avenir, si l’on ne voulait pas qu’il se lassât de pardonner !

C’est cette clémence qu’avait connue don José Avellanos.

Sa santé et sa fortune étaient assez rudement compromises pour que sa vue causât une joie profonde au chef suprême des institutions démocratiques. Il se retira à Sulaco, où sa femme possédait un domaine, et où ses soins le ramenèrent à la vie, au sortir de la maison de captivité et de mort. Lorsqu’elle mourut, leur fille, leur unique enfant, était assez âgée pour se consacrer au « pauvre papa ».

Née en Europe, et élevée longtemps en Angleterre, mademoiselle Avellanos était une jeune fille grande et grave, très maîtresse d’elle-même ; elle avait un front large et blanc, une riche forêt de cheveux bruns et des yeux bleus.

La fermeté de son caractère, et ses nombreux talents étaient une cause d’étonnement apeuré pour les autres jeunes filles de Sulaco. On la tenait pour redoutablement savante et sérieuse, fière aussi comme tous les Corbelàn, car sa mère était une Corbelàn. Don José Avellanos se reposait de façon absolue sur le dévouement de sa bien-aimée Antonia, selon l’obscur instinct des hommes, toujours semblables bien que faits à l’image de Dieu, aux idoles de pierre, et affolés par la fumée des sacrifices. Il n’était plus que ruines, mais l’homme qui nourrit une passion peut toujours attendre quelque chose de la vie. Don José souhaitait passionnément pour son pays la paix, la prospérité, et, (comme il le disait dans la préface de son ouvrage Cinquante Ans de Désordres) « une place honorable dans le groupe des nations civilisées ». Dans cette dernière phrase, on devinait sous le patriote, le ministre plénipotentiaire, cruellement humilié par la mauvaise foi de son Gouvernement à l’endroit des obligataires étrangers.

Les odieux complots de factions avides, déchaînés à la suite de la tyrannie de Guzman Bento, donnèrent à ses aspirations une occasion nouvelle de se manifester. Il était trop vieux pour descendre en personne dans l’arène, à Santa Marta, mais les acteurs du drame politique ne manquaient jamais de venir le consulter avant de prendre parti. Il se croyait lui-même plus utile à distance, à Sulaco, où son nom, ses relations, sa position ancienne, son expérience, lui valaient le respect des hommes de son milieu. Le fait que cet homme qui menait lui-même, dans l’hôtel des Corbelàn (en face de la casa Gould) une existence de pauvreté digne, pût disposer, à l’appui de la cause, de moyens matériels, renforçait son influence. C’est l’appel de sa lettre ouverte qui avait décidé la candidature de don Vincente Ribiera à la présidence. C’est encore un article officieux, rédigé par don José (sous forme, cette fois, d’une supplique de la Province) qui avait amené ce scrupuleux observateur de la Constitution à accepter les pouvoirs extraordinaires que lui conférait pour cinq ans un vote du Congrès de Santa Marta, enlevé à une majorité écrasante. On lui donnait en somme pour mandat le rétablissement de la prospérité du pays par une paix durable à l’intérieur, et l’affermissement du crédit national par des satisfactions légitimes accordées aux revendications étrangères.

La nouvelle de ce vote parvint à Sulaco, un après-midi, par la longue voie postale qui remontait toute la côte, depuis Cayta. Don José, qui avait attendu le courrier dans le salon des Gould, bondit de son fauteuil à bascule, et laissa son chapeau rouler sur le sol. Muet de joie, il frottait de ses deux mains ses cheveux d’argent, coupés court.

— Emilia, mon âme… s’écria-t-il, laissez-moi vous embrasser !… Laissez-moi…

Le capitaine Mitchell, s’il s’était trouvé là, n’aurait pas manqué de faire allusion à l’aube d’une ère nouvelle, mais si don José avait quelque pensée de ce genre, les mots, en cette circonstance, lui firent défaut pour l’exprimer. Le promoteur de cette renaissance du parti blanco chancelait sur place. Madame Gould courut vivement à lui, et en lui tendant sa joue avec un sourire, réussit habilement à donner à son vieil ami l’appui d’un bras dont il avait le plus grand besoin.

Don José retrouva bien vite son calme, mais, pendant un moment, il ne put que murmurer, en regardant tour à tour les deux époux :

— Oh ! les bons patriotes ! les bons patriotes !

Dans son esprit se dessinait vaguement le plan d’un nouvel ouvrage historique, où seraient exaltés et offerts au culte de la postérité les noms de tous ceux qui s’étaient dévoués à la régénération d’un pays adoré. Il avait fait preuve d’une rare grandeur d’âme, en disant de Guzman Bento, dans son Histoire :

— « Malgré tout, il ne faut pas vouer, sans réserve, à l’horreur des générations futures, le nom de ce monstre baigné dans le sang de ses concitoyens. Il est certain qu’à sa façon, il aimait son pays ; il lui donna douze années de paix, et, maître absolu de toutes les existences et de toutes les fortunes, sut mourir pauvre. Ce que l’on doit lui reprocher le plus, c’est moins sans doute sa férocité que son ignorance. »

L’homme qui avait ainsi jugé un persécuteur cruel (ce passage se trouve dans ses Cinquante Ans de Désordres) éprouvait, aux premiers indices d’un succès imminent, une affection sans bornes pour les deux jeunes gens venus d’outre-mer.

Bien des années auparavant, c’est la ferme conviction d’une nécessité pratique, plus forte que toute doctrine politique abstraite, qui avait conduit Henry Gould à tirer l’épée ; c’était le même sentiment qui poussait aujourd’hui Charles Gould, en face de circonstances nouvelles, à jeter dans la balance l’argent de la San-Tomé. L’Inglez de Sulaco, le Costaguanien resté « English-man », après trois générations, n’avait pas plus en lui l’étoffe d’un intrigant politique, que son oncle n’avait eu celle d’un spadassin révolutionnaire. Ils avaient, tous deux, raisonné une action dictée par la loyauté de leur nature, et, devant l’occasion qui s’offrait, s’étaient servis de l’arme qu’ils tenaient en main !

La position de Charles Gould (position occulte mais de première importance, dans cette lutte pour la paix et le crédit de la République), était bien claire. Il avait dû, à ses débuts, s’accommoder des circonstances, et se plier aux exigences d’une corruption si effrontée, que son ingénuité désarmait toute haine chez un homme assez fort pour ne pas craindre sa puissance délétère à l’égard de tout ce qu’elle touchait. Il la jugeait trop méprisable pour excuser même une colère, et il en usait avec un mépris calme et froid, qu’accentuait plutôt qu’elle ne le dissimulait, une courtoisie glaciale, propre à grandement atténuer l’ignominie de la situation. Peut-être souffrait-il, au fond, de cet état de choses, car il n’était pas homme à se payer de lâches illusions, mais il s’était toujours refusé à discuter, avec sa femme, le point de vue moral. Il lui jugeait assez de sens pour comprendre, même au prix d’une petite déception, que l’entreprise à laquelle ils avaient consacré leur vie, dépendait de sa force de caractère, autant et plus que de ses actes. L’extraordinaire développement de la mine avait mis une grande puissance entre ses mains. Il avait fini par se lasser de sentir toujours à la merci d’une rapacité stupide cette source de richesses. Madame Gould en était humiliée, elle aussi, et appréciait le danger de la situation. Dans les missives confidentielles échangées entre Charles Gould, le Roi de Sulaco, et le Maître lointain de l’argent et de l’acier, en Californie, s’affirmait la nécessité d’accorder un appui discret à toute tentative faite par des hommes bien élevés et intègres. « Vous pouvez faire part de mon sentiment à votre ami Avellanos », avait écrit M. Holroyd, au moment nécessaire, de l’inviolable sanctuaire qu’il occupait, dans les onze étages de son usine à brasser les affaires. Et peu après, grâce au crédit ouvert par la troisième Banque du Midi (séparée par un seul bâtiment de la maison Holroyd), le parti ribiériste avait pris, au Costaguana, une forme concrète, sous les yeux de l’Administrateur de la San-Tomé. Et don José, ami héréditaire de la famille Gould, pouvait dire : « Peut-être, mon cher Carlos, ma foi et mon attente n’auront-elles pas été vaines. »




Chapitre II

Après qu’un nouveau conflit armé, terminé par la victoire de Montero sur le Rio-Seco, eut ajouté un chapitre à l’Histoire des Guerres civiles, « les honnêtes gens » comme les appelait don José, purent, pour la première fois depuis un demi-siècle, respirer librement. La loi du « Mandat de Cinq Ans » constituait la base même de cette régénération, dont l’attente passionnée et le fervent espoir avaient été, pour don José, un élixir d’éternelle jeunesse.

Et lorsque, brusquement — sinon de façon tout à fait inattendue — cette quiétude nouvelle se trouva menacée par « cette brute de Montero », c’est une indignation furieuse qui parut assurer au vieillard un nouveau regain de vie. Déjà, lors de la visite présidentielle à Sulaco, Moraga avait, de Santa Marta, jeté un cri d’alarme au sujet du ministre de la Guerre. Montero et son frère avaient fait l’objet d’une importante conversation entre le Président Dictateur et le Nestor du parti blanco. Mais don Vincente, docteur en philosophie de l’Université de Cordoue, semblait avoir un respect exagéré pour le génie militaire, dont la nature mystérieuse — qui n’a rien à voir avec l’intelligence — imposait à son imagination. Le vainqueur du Rio-Seco était un héros populaire. Ses services étaient de date si récente que le Président Dictateur reculait devant une inéluctable accusation d’ingratitude politique. De grandes affaires se préparaient pour la régénération du pays : nouvel emprunt, nouveau chemin de fer, vaste projet de colonisation ; il fallait éviter tout ce qui pourrait troubler l’opinion publique de la capitale. Don José s’était rendu à ces raisons, et tentait de bannir de son esprit l’image du soldat botté et couvert d’or, et d’un sabre que le nouvel ordre de choses rendrait enfin, fallait-il espérer, à jamais inoffensif.

Moins de six mois après la visite du Président Dictateur, Sulaco apprit avec stupeur la nouvelle d’une révolte militaire, fomentée au nom de l’honneur national. Dans une allocution, faite au milieu d’une cour de caserne, aux officiers d’un régiment d’artillerie qu’il inspectait, le ministre de la Guerre avait déclaré que l’honneur national était vendu aux étrangers. La faiblesse du Dictateur, et sa lâche complaisance à l’égard des exigences européennes — pour le règlement de très anciennes réclamations pécuniaires — avaient prouvé son inaptitude au gouvernement. Une lettre de Moraga expliqua plus tard que l’initiative et le texte même de cette allocution incendiaire étaient dus, en réalité, à l’autre Montero, l’ex-guérillero, le commandant de place. Il fallut le traitement énergique du docteur Monygham, appelé en hâte de la montagne et accouru au galop dans la nuit, pour épargner à don José une dangereuse attaque de jaunisse.

Une fois remis du premier choc, le vieillard refusa de se laisser abattre. On eut, d’abord, à vrai dire, de meilleures nouvelles ; la révolte était étouffée, à Santa Marta, après une nuit de combats dans les rues. Malheureusement, les deux Monteros avaient pu s’échapper et gagner, dans le Midi, leur province natale d’Entre-Montes. Le héros de la marche en forêt, le vainqueur du Rio-Seco, avait été reçu avec des acclamations frénétiques à Nicoya, capitale de la province. Les troupes de la garnison s’étaient ralliées à lui en bloc. Les deux frères organisaient une armée, groupaient les mécontents et envoyaient des agents, qui répandaient dans le peuple des mensonges patriotiques et faisaient miroiter aux yeux des llaneros sauvages l’espoir de fructueuses rapines. Une presse montériste était même née, qui parlait à mots couverts de promesses d’appui, secrètement faites par « notre sœur, la Grande République du Nord », pour contrecarrer les desseins tortueux de mainmise sur le pays, médités par les puissances d’Europe ; chacun de ses numéros flétrissait « le misérable Ribiera » qui avait juré de livrer, pieds et poings liés, le Costaguana à la rapacité des spéculateurs étrangers.

Sulaco la Pastorale, endormie dans la splendeur de son Campo et l’opulence de sa mine d’argent, n’entendait que de loin en loin, vu son heureux isolement, le fracas des armes. Elle n’en joua pas moins un rôle prépondérant dans la défense du ribiérisme, grâce à ses ressources en hommes et en argent ; mais les bruits du dehors ne l’atteignaient que de façon détournée, ou lui venaient même par l’étranger, tant la séparaient du reste de la République les vicissitudes de la guerre, aussi bien que les obstacles naturels.

Les Montéristes assiégeaient Cayta, relais postal très important, et les courriers de terre avaient cessé de franchir les montagnes. Aucun muletier ne consentait plus, à la fin, à risquer le voyage, et Bonifacio lui-même, un beau jour, n’arriva plus de Santa Marta, soit qu’il n’eût pas osé se mettre en route, soit qu’il eût été pris par des partis ennemis, qui tenaient le pays, entre la Cordillère et la capitale. Les publications montéristes n’en parvenaient pas moins à la province, par quelque voie mystérieuse, aussi bien que des émissaires du parti, qui prêchaient le massacre des aristocrates, dans les villages et les villes du Campo. Aux premiers jours de la guerre civile, Hernandez le bandit avait proposé aux autorités ribiéristes de Tonoro, par l’entremise d’un vieux prêtre de campagne, de leur livrer deux de ces émissaires, venus de la part de Montero, lui offrir, pour se rallier avec toute sa bande montée à l’armée rebelle, son plein pardon et le grade de colonel. On avait d’abord négligé cette offre, en se contentant de la joindre, comme preuve de bonne foi, à une pétition du même Hernandez, qui demandait à l’Assemblée de Sulaco, pour lui et tous ses compagnons, la permission de s’enrôler dans les troupes levées pour la défense du Mandat de Cinq Ans et du parti de la régénération. Cette pétition avait fini, comme tous les autres papiers, par passer sous les yeux de don José, qui avait montré à madame Gould ces rudes feuilles de papier gris et sale, volées sans doute dans quelque boutique de village, et couvertes de la grosse écriture maladroite du vieux padre, arraché, pour servir de secrétaire au redoutable saltéador, à la hutte qu’il habitait, près des murs de boue de son église. Ils s’étaient penchés tous deux, à la lueur de la lampe du salon Gould, sur ce document où retentissait l’appel à la fois farouche et humble de cet homme, et son cri de protestation contre la barbarie aveugle et stupide qui, d’un honnête ranchero, avait fait un bandit. Dans un post-scriptum, le prêtre ajoutait qu’en dehors d’une réclusion de dix jours, il s’était vu traiter avec humanité, et avec le respect dû à son caractère sacré. Il avait, semblait-il, confessé et absous le chef et la majorité de ses compagnons, et se portait garant de la sincérité de leurs bonnes dispositions. Il leur avait sans doute infligé des pénitences sévères, sous forme de litanies et de jeûnes, mais ajoutait avec quelque malice qu’il leur serait difficile d’obtenir de Dieu un pardon durable, avant d’avoir fait leur paix avec les hommes.

Jamais, sans doute, la tête d’Hernandez n’avait été moins en danger qu’à l’heure où il demandait humblement, pour lui-même et pour sa bande de déserteurs, l’autorisation de se réhabiliter, en offrant ses services à l’armée nouvelle. Il pouvait impunément quitter les déserts, plus que jamais propices à sa fuite rapide, depuis qu’il n’y avait plus de troupes dans toute la province. La garnison régulière de Sulaco était partie pour le Midi, aux sons de sa fanfare, qui jouait la marche de Bolivar, sur le pont de l’un des bateaux de la compagnie O.S.N. Rangés sur la rive du port, les vieux carrosses de famille dansaient sur leurs hautes soupentes de cuir, aux mouvements d’enthousiasme des señoras et des señoritas, qui, debout, agitaient leurs mouchoirs, en voyant, l’un après l’autre, les canots chargés de soldats quitter le bout de la jetée.

Nostromo conduisait l’embarquement, sous la haute direction du capitaine Mitchell, qui, visible de très loin, sous le soleil, avec son gilet blanc et sa figure rouge, sentait reposer sur lui, avec une anxieuse bienveillance, tous les intérêts matériels des pays civilisés. Le général Barrios, qui commandait les troupes, affirma à don José, en prenant congé de lui, qu’avant trois semaines il aurait enfermé Montero dans une cage de bois, pour lui faire faire, derrière trois paires de bœufs, une tournée dans toutes les villes de la République.

— Et alors Señora, poursuivait-il, en inclinant devant madame Gould, assise dans son landau, sa tête grise aux cheveux bouclés, et alors, Señora, nous fondrons nos épées pour en faire des socs de charrue, et nous pourrons nous enrichir. Moi-même, dès que cette petite affaire sera réglée, je me consacrerai à l’exploitation d’un domaine que je possède dans les llanos, et j’essayerai d’y faire un peu d’argent, dans la paix et la tranquillité. Car vous savez, Señora, comme tout le Costaguana — que dis-je — comme toute l’Amérique du Sud, que Pablo Barrios a eu son soûl de gloire militaire !

Charles Gould n’était pas là pour prendre part à l’enthousiasme patriotique et aux inquiétudes de ce départ. Son rôle, pas plus que ses goûts ou son attitude générale, ne l’appelaient à assister à l’embarquement des soldats. Son rôle, ses ambitions, sa politique, tendaient uniquement à faire respecter le cours du torrent de richesse auquel il avait su à nouveau frayer une issue, par la cicatrice ouverte au flanc de la montagne. À mesure que la mine se développait, il s’était assuré la main-d’œuvre des indigènes, dont il avait fait des contremaîtres, des artificiers, des employés, sous la surveillance de don Pépé, gouverneur de la population minière. Mais c’était encore sur ses épaules que reposait tout le poids de cet « Imperium in Imperio », de cette grande Concession Gould, dont l’ombre seule avait coûté la vie à son père.

Madame Gould n’avait pas de mine d’argent à diriger. Elle était représentée dans la Concession Gould par ses deux lieutenants, le médecin et le prêtre, mais son goût féminin pour les émotions trouvait un aliment dans les événements, dont le feu de son imagination purifiait le but à ses yeux. Ce jour-là, elle avait amené au port, dans sa voiture, les deux Avellanos, le père et la fille.

Don José avait assumé, entre autres besognes, en ces temps agités, les fonctions de président d’un comité patriotique : cet organisme avait nanti une grande partie des troupes de Sulaco d’un modèle nouveau de fusil d’ordonnance, récemment réformé par une des grandes puissances d’Europe, pour faire place à une arme plus meurtrière encore. Seul don José aurait pu dire quelle part revenait, dans l’achat de cet armement, à la contribution volontaire des grandes familles ou aux subsides de l’extérieur, mais certainement les Ricos, comme les appelait le peuple, avaient cédé à l’éloquence de leur Nestor, et souscrit des sommes importantes. Certaines dames avaient même, dans leur enthousiasme, apporté leurs bijoux à l’homme qui représentait la vie et l’âme du parti.

Parfois pourtant, sa vie et son âme paraissaient accablées par tant d’années d’inaltérable foi dans la régénération du pays. Dans le landau, où il restait assis tout raide, à côté de madame Gould, il paraissait à demi mort, avec sa noble tête glabre, au teint uniforme, que l’on aurait crue modelée dans un bloc de cire jaune, et où surprenait, sous l’ombre du feutre mou, le regard fixe de ses yeux sombres. En face de lui, Antonia, la belle Antonia, comme on appelait à Sulaco mademoiselle Avellanos, se renversait en arrière. Ses traits pleins et le pur ovale de son visage aux lèvres rouges, la faisaient paraître plus âgée que madame Gould, avec sa figure mobile et sa petite personne toute droite, sous l’ombrelle légèrement inclinée.

Antonia accompagnait son père chaque fois qu’elle le pouvait ; son dévouement bien connu atténuait le scandale de son mépris pour les conventions rigides qui règlent la vie des jeunes filles hispano-américaines. À vrai dire d’ailleurs, ce n’était plus une enfant. On racontait qu’elle écrivait souvent, sous la dictée de son père, des articles officiels, et qu’il lui laissait lire tous les livres de sa bibliothèque. Au cours des réceptions, dont le décorum était assuré par la présence d’une vieille parente des Corbelàn, décrépite, parfaitement sourde, et qui restait immobile dans son fauteuil, Antonia savait prendre part à une discussion, en face de deux ou trois messieurs. Elle n’était évidemment pas fille à se contenter d’admirer, à travers les barreaux d’une fenêtre, la silhouette d’un soupirant, drapé dans son manteau, et niché dans une embrasure de porte, selon la mode des Costaguaniens bien élevés qui font une cour correcte. On supposait généralement, qu’avec son éducation et ses idées exotiques, la savante et fière Antonia ne se marierait pas, à moins, évidemment, qu’elle n’épousât un étranger venu d’Europe ou des États-Unis, puisque Sulaco semblait en passe de devenir le rendez-vous du monde entier.




Chapitre III

Tandis que le général Barrios s’arrêtait pour parler à madame Gould, Antonia avait négligemment levé sa main, qui tenait un éventail ouvert, comme pour abriter du soleil sa tête enveloppée d’un léger voile de dentelles. Le regard pur de ses yeux bleus filtra à travers la frange de ses cils noirs, et s’arrêta un instant sur son père, pour se porter ensuite vers la silhouette d’un jeune homme d’une trentaine d’années au plus, qui appuyait sa paume ouverte au pommeau d’une canne flexible. De taille moyenne, un peu trapu, vêtu d’un pardessus clair, il regardait de loin la voiture, et s’approcha doucement, dès qu’il se vit reconnu, pour poser son coude sur la portière du landau.

Le col bas, le large nœud de cravate, la coupe du vêtement, le chapeau rond et les souliers vernis, disaient un souci d’élégance française, mais l’homme lui-même représentait un type de créole espagnol blond. La moustache soyeuse et la courte barbe d’or mousseux découvraient des lèvres roses et fraîches, dont la saillie donnait presque au visage une expression de bouderie. Les traits ronds et pleins montraient cette chaude et saine mateur créole que ne peut hâler aucun soleil natal. Martin Decoud avait, d’ailleurs, rarement affronté le soleil de ce Costaguana qui l’avait vu naître. Ses parents étaient, depuis longtemps, installés à Paris, où il avait fait ses études de droit et s’était mêlé au mouvement littéraire avec l’espoir, en des moments d’exaltation, de devenir l’émule de cet autre poète d’origine espagnole, José-Maria de Hérédia. Il condescendait parfois aussi, pour passer le temps, à envoyer des articles sur les affaires d’Europe, au Semenario, principal journal de Santa Marta, qui les publiait avec cette seule indication : « De notre correspondant particulier ». Leur origine n’était d’ailleurs un secret pour personne, car les Costaguaniens s’intéressent jalousement à ceux de leurs compatriotes qui vivent en Europe, et chacun savait que l’auteur de ces articles, était « le fils Decoud », jeune homme de talent, à qui l’on attribuait une situation dans les plus hautes sphères de la société. À vrai dire, c’était un boulevardier oisif, auquel ses relations avec certains publicistes brillants ouvraient quelques rédactions de journaux et valaient un accueil cordial dans les lieux de plaisir chers aux journalistes. Cette existence, dont le vide lamentable se pare d’un vernis de blague universelle, comme un costume stupide d’Arlequin de ses paillettes bigarrées, l’avait doué d’une sorte de cosmopolitisme accommodé à la française — mais bien peu français, au fond, — ou plutôt d’une simple indifférence, qui voulait poser à la supériorité intellectuelle. De son pays, il disait à ses camarades français :

— Imaginez une atmosphère d’opéra-bouffe, où toute la comédie des hommes d’État, des brigands, etc., etc., où tout le fatras des vols, des intrigues et des meurtres se jouent au grand sérieux… C’est d’un comique irrésistible ; le sang coule sans cesse, et les acteurs croient peser sur les destinées de l’Univers. J’avoue que l’idée d’un gouvernement quelconque, où que ce soit, paraît chose singulièrement risible à tout esprit subtil, mais vraiment, nous autres Espagnols Américains, nous dépassons toutes les bornes ! Aucun homme de quelque intelligence ne saurait se prêter aux intrigues de cette farce macabre. Pourtant, ces Ribiéristes, dont on parle tant en ce moment, font vraiment à leur manière de fantoches, leur possible pour rendre le pays habitable, et même pour payer ses dettes. Mes amis, je vous conseille d’exalter de votre mieux le Señor Ribiera, si vous voulez faire plaisir à ceux de vos compatriotes qui possèdent des valeurs de là-bas. Vraiment, si j’en dois croire ce que disent mes lettres, ils ont enfin quelque chance de voir la couleur de leur argent.

Et il expliquait, avec une verve railleuse, les desseins de don Vincente Ribiera, ce petit homme mélancolique, écrasé par ses bonnes intentions, la signification des victoires remportées, l’origine de Montero, un grotesque vaniteux et féroce[1], et la modalité du nouvel emprunt, lié, en un vaste plan financier, au développement des chemins de fer et à la colonisation de vastes espaces incultes.

Ses amis français affirmaient qu’évidemment, ce Decoud connaissait la question à fond. Une grande revue parisienne lui avait demandé, à ce sujet, un article qu’il avait composé sur le mode sérieux, mais dans un esprit de légèreté, et dont il disait plus tard à l’un de ses intimes :

— Avez-vous lu ma petite affaire sur la régénération du Costaguana ? Une bonne blague, hein ?

Il se croyait parisien jusqu’au bout des ongles, mais ne l’était guère, en fait, et courait gros risque de rester toute sa vie une sorte de vague dilettante. Il avait poussé sa manie d’universelle raillerie jusqu’à s’aveugler sur les impulsions généreuses de sa propre nature. Se voir, à l’improviste, désigné comme membre exécutif du Comité patriotique des armes de Sulaco, lui parut le comble de l’absurde ; c’était une de ces impulsions fantastiques, dont seuls étaient capables ses « chers concitoyens ».

— C’est comme si une tuile me tombait sur la tête ! Moi ! moi ! membre exécutif de ce comité ! Comme si je connaissais quelque chose à ces fusils d’ordonnance ! C’est bien la première fois que j’en entends parler ! C’est funambulesque !

Ainsi écrivait-il en français à sa sœur favorite, car, en dehors du père et de la mère, les membres de la famille Decoud parlaient français entre eux.

— Et si tu voyais les explications de cette lettre confidentielle ! Il y en a huit pages ! Pas une de moins !

Cette lettre, de la main d’Antonia, était signée par don José, qui faisait appel, au nom de l’intérêt public, « au jeune et remarquable Costaguanien », et s’adressait chaleureusement, en son propre nom, à son talentueux filleul, que sa fortune, ses loisirs et ses vastes relations, aussi bien que sa naissance et son éducation, rendaient digne de toute confiance.

— Ce qui signifie, commentait cyniquement Martin à sa sœur, que l’on ne craint pas trop de me voir dilapider les fonds, ou raconter toute l’histoire à notre chargé d’affaires !

Il fallait mener les négociations à l’insu du ministre de la Guerre ; on se défiait de Montero, dans le gouvernement Ribiera, mais on ne pouvait guère se débarrasser de lui pour l’instant. Il devait rester dans l’ignorance, jusqu’au jour où les troupes, commandées par Barrios, seraient armées du nouveau fusil. Seul, le Président Dictateur, dont la position était difficile, avait part au secret.

— C’est assez drôle, en effet ! avoua la sœur de Martin, dont il avait fait sa confidente, tandis que le jeune homme poursuivait, avec son meilleur air de blague parisienne :

— C’est énorme ! L’idée de ce chef d’État, occupé avec l’aide de simples citoyens, à creuser une mine sous les pieds de son indispensable ministre de la Guerre ! Non, nous sommes inimitables ! Et il riait aux larmes.

Sa sœur n’en fut que plus surprise du sérieux et de l’habileté qu’il apporta plus tard à l’exécution d’une mission rendue délicate par les circonstances et par sa parfaite incompétence. Elle n’avait jamais vu Martin se donner, de sa vie, autant de peine pour un travail quelconque.

— Cela m’amuse, expliquait-il brièvement. Je suis assiégé par une bande d’escrocs, qui voudraient me vendre, en guise de fusils, toutes sortes de vieilles seringues. Ils sont charmants et m’offrent des déjeuners somptueux. J’entretiens leurs espoirs ! C’est tout à fait drôle ! Ce qui ne m’empêche pas de poursuivre, pendant ce temps, la véritable affaire, dans une tout autre direction.

Le marché une fois conclu, Decoud dit brusquement son intention d’aller en personne jusqu’à Sulaco, pour voir arriver à bon port le précieux chargement. Cette affaire burlesque, disait-il, valait d’être menée jusqu’au bout. Il marmottait de vagues explications, en tiraillant sa barbe blonde, à l’intention de la fine jeune fille, qui, remise de sa première stupeur, le regardait en clignant des yeux, et lui dit doucement :

— Je crois que tu veux revoir Antonia.

— Quelle Antonia ? fit le boulevardier costaguanien, d’un ton dédaigneux et maussade. Il haussa les épaules et pivota sur les talons, mais la voix joyeuse de sa sœur le poursuivait :

— L’Antonia que tu as connue, quand elle portait ses cheveux nattés dans le dos.

Il l’avait connue quelque huit ans plus tôt, peu avant le retour définitif des Avellanos au Costaguana ; c’était alors une grande fille de seize ans, très sérieuse malgré sa jeunesse, et si mûre déjà de caractère qu’elle n’hésitait pas à plaisanter, devant le jeune homme, son attitude affectée de sagesse désabusée. Un jour même, paraissant perdre toute patience, elle lui avait violemment reproché l’inutilité de sa vie et la futilité de ses opinions. Il avait vingt ans alors, et, fils unique, était fort gâté par une famille qui l’adorait. Tout déconcerté par cette sortie, il avait dû renoncer, devant cette petite écolière insignifiante, à sa pose de supériorité ironique. Mais il en avait ressenti aussi une impression si forte, que depuis ce temps, toutes les amies de sa sœur lui rappelaient, par quelque vague ressemblance, ou par simple contraste, Antonia Avellanos. C’était, se disait-il, une sorte de fatalité ridicule. D’ailleurs, dans les nouvelles que les Decoud recevaient régulièrement du Costaguana, le nom de leurs amis Avellanos revenait sans cesse, et ils avaient ainsi appris l’arrestation de l’ancien ministre, les traitements abominables qu’il avait subis, les dangers et les rigueurs encourus par sa famille, leur existence modeste à Sulaco, la mort de madame Avellanos mère.

Le pronunciamiento montériste avait eu lieu avant l’arrivée de Martin Decoud au Costaguana. Il avait suivi le chemin des écoliers sur un bateau de l’O.S.N. et emprunté la grande ligne postale du détroit de Magellan et de la côte occidentale. Son précieux chargement était arrivé juste à temps pour changer en un sentiment d’espoir et de résolution la consternation des premières heures. Les familias principales lui avaient fait un accueil chaleureux et quasi officiel, et don José dans sa demeure, don José, tout ébranlé et tremblant encore, l’avait embrassé, avec des larmes dans les yeux.

— Il est venu lui-même ! On ne saurait moins attendre d’un Decoud ! Hélas ! nos pires appréhensions se sont réalisées ! gémissait-il, en embrassant à nouveau son filleul avec tendresse. C’était bien, en effet, pour des hommes d’intelligence et de conscience, le moment de se rallier à une cause compromise.

C’est alors que Martin Decoud, enfant adoptif de l’Europe occidentale, sentit le changement absolu d’atmosphère. Il avait subi, sans un mot, discours et embrassades, ému malgré lui par ces manifestations de passion et de douleur, inconnues sur les scènes moins primitives de la politique européenne. Mais lorsque, dans le demi-jour de la sala vaste et nue du palais Avellanos, il vit s’avancer vers lui, de son pas léger, la grande Antonia, qui lui tendit la main, avec son indépendance coutumière, en murmurant :

— Je suis heureuse de vous voir ici, don Martin ! il sentit l’impossibilité de dire à ces deux êtres son intention de repartir par le prochain paquebot. Don José, cependant, continuait ses louanges : tout concours nouveau renforçait la confiance publique ; quel exemple, d’ailleurs, pour les jeunes gens du pays, que celui du brillant champion de la régénération du Costaguana, du parfait interprète de la foi politique du parti ! Tous avaient lu son fameux article de la grande revue parisienne ; le monde savait maintenant à quoi s’en tenir, et l’arrivée de l’auteur, à ce moment précis, prenait la valeur d’un acte de foi ! Le jeune Decoud se sentait en proie à une sorte d’impatiente confusion. Il avait projeté de retourner en Europe par les États-Unis, de débarquer en Californie, de visiter le parc de Yellowstone, de voir Chicago et le Niagara, de faire un tour au Canada, peut-être un petit séjour à New York, et un autre plus long à Newport, de présenter ses lettres de créance. Mais la pression de la main d’Antonia était si franche, il retrouvait si bien le son de sa voix, dans ses paroles d’approbation chaleureuse, qu’il sut seulement répondre, avec un salut profond :

— Je vous suis inexprimablement reconnaissant de votre accueil. Mais pourquoi remercier autant un citoyen qui revient dans son pays natal ? Je suis sûr que Doña Antonia n’en voit pas la nécessité !

— Non certes, Señor, répondit la jeune fille, avec cette parfaite franchise et ce ton paisible qui caractérisaient toutes ses paroles. Mais quand il revient, comme vous revenez, on peut en être heureux, pour tout le monde !

Martin Decoud ne dit rien de ses plans. Non seulement il n’en souffla mot à personne, mais, quinze jours plus tard, il se penchait sur son siège, avec un air de familiarité aisée, pour demander à la maîtresse de la casa Gould (où bien entendu il avait été accueilli tout de suite), si elle ne voyait pas en lui, ce jour-là, un changement marqué, un aspect de plus parfaite gravité. Sur quoi madame Gould le regardait en face, avec l’interrogation silencieuse de ses yeux légèrement agrandis et une ombre de sourire, expression habituelle de son visage qui séduisait fort les hommes, pour ce que cette preuve de vive attention révélait de dévouement subtil et de généreux oubli de soi. Imperturbable, Decoud continuait, et affirmait ne plus se sentir un oisif, inutile sur la terre : ces dames n’avaient-elles pas devant elles, en sa personne, le journaliste de Sulaco ? Madame Gould lança un regard furtif sur Antonia ; toute droite dans l’angle d’un canapé espagnol à grand dossier raide, la jeune fille agitait doucement devant son noble visage un large éventail noir ; on voyait passer, sous la lisière de sa jupe sombre, l’extrémité de ses pieds croisés. Les yeux de Decoud étaient tournés aussi de son côté, tandis qu’il ajoutait à mi-voix que mademoiselle Avellanos était au courant de sa vocation nouvelle et de cette situation inattendue, apanage normal, au Costaguana, de nègres à demi dégrossis ou d’avocats sans le sou. Puis, affrontant, avec une sorte de malice aimable, le regard plein de sympathie que madame Gould fixait maintenant sur lui, il murmura ces mots :

— Pro Patria !

En fait, il avait brusquement cédé aux objurgations de don José, qui le pressait de prendre la direction d’un journal, « où pourraient s’exprimer les aspirations de la Province ». C’était une vieille idée, chère à don José ; on avait, quelque temps auparavant, reçu des États-Unis le matériel voulu (d’ailleurs très modeste) et une bonne provision de papier ; seul manquait l’homme nécessaire. Señor Moraga, lui-même, n’avait pu le découvrir à Santa Marta, et la nécessité s’en faisait pressante. Le parti avait absolument besoin d’un organe pour contre-balancer l’effet des mensonges répandus par la presse montériste ; ce n’étaient que calomnies atroces et appels répétés, qui excitaient le peuple à la rébellion ; on lui conseillait de se soulever, couteau en main, pour en finir une bonne fois avec ce parti d’un autre âge, ces Blancos, momies sinistres et paralytiques impuissants, qui complotaient avec les étrangers pour la reddition du pays et l’esclavage du peuple.

Ces cris du « Libéralisme Nègre » effrayaient Señor Avellanos. On ne pouvait combattre ces infamies qu’à l’aide d’un journal. Et depuis que l’on avait trouvé, chez Decoud, l’homme attendu, on voyait, sur une maison de la Plaza, s’étaler entre les fenêtres de grandes lettres noires, au-dessus des arcades du rez-de-chaussée. Cette maison touchait au magasin d’Anzani, vaste bazar où l’on vendait soiries et chaussures, ferronneries et mousselines, jouets de bois et articles pour ex-voto (petits bras, jambes et têtes d’argent), rosaires et champagnes, chapeaux de femmes et drogues patentées, voire quelques livres brochés et poussiéreux, rédigés en français pour la plupart. Les grandes lettres formaient ces mots : « Bureaux du Porvenir » et de ces bureaux sortait, trois fois par semaine, la feuille unique du journal de Martin. Le doux Anzani, qui rôdait tout jaune dans un ample costume noir et des pantoufles de tapisserie, devant les nombreuses portes de son établissement, saluait jusqu’à terre en inclinant de guingois tout son corps, le journaliste de Sulaco, qui vaquait aux nécessités de son auguste profession.


  1. En français dans le texte.




Chapitre IV

Peut-être était-ce l’exercice de cette profession qui l’avait conduit sur le port pour assister au départ des troupes : le Porvenir du surlendemain ne pouvait manquer de relater l’événement. Pourtant son rédacteur, appuyé contre le landau, ne semblait rien regarder. Devant l’entrée de la jetée, une compagnie d’infanterie était disposée sur trois rangs, et quand la foule les serrait de trop près, les soldats abaissaient brutalement, et avec grand vacarme, la pointe de leurs baïonnettes ; ce mouvement faisait reculer en masse les spectateurs, jusque sous le nez des grandes mules blanches. Malgré le déploiement de foule, on n’entendait qu’un murmure étouffé et confus. La poussière formait un nuage brun, où paraissaient çà et là, émergeant depuis les hanches au-dessus de la foule, des cavaliers dont les yeux regardaient tous du même côté. Chacun d’eux, ou presque, avait pris en croupe un camarade qui s’accrochait des deux mains à ses épaules pour se tenir en équilibre, et les bords confondus de leurs deux chapeaux formaient un disque unique, surmontant un double visage et coiffé d’un double cône pointu. Un mozo lançait, d’une voix enrouée, quelques paroles à un ami, reconnu parmi les soldats, et une femme jetait tout à coup le mot : « Adios !  », suivi d’un nom de baptême.

Le général Barrios, vêtu d’une vieille tunique bleue et de pantalons blancs serrés à la cheville qui tombaient sur d’étranges bottines rouges, gardait la tête nue ; légèrement voûté, il s’appuyait sur un gros bâton.

— Non ! il avait conquis assez de gloire militaire pour rassasier le plus exigeant des hommes, répétait-il avec insistance à madame Gould, en s’efforçant de mettre, dans son attitude, un certain air de galanterie. De rares poils noirs tombaient de sa lèvre supérieure ; il avait un nez proéminent, une mâchoire osseuse et longue ; un carré de taffetas noir recouvrait l’un de ses yeux, tandis que l’autre brillait, petit et profondément enfoncé, et se tournait, avec une amabilité vague, dans toutes les directions.

Les quelques Européens, tous hommes, qui s’étaient instinctivement groupés autour de l’équipage de madame Gould, trahissaient, par l’expression solennelle de leurs visages, leur conviction que le général avait bu trop de punch au club Amarilla. C’était du punch suédois, importé en bouteille par Anzani, que le général avait absorbé avec son état-major, avant de partir pour le port en un galop furieux. Mais madame Gould se penchait vers lui, très calme, en affirmant sa certitude d’une nouvelle moisson de gloire qui attendait le général, dans un avenir très proche.

— Mais, Señora, protestait-il sur un ton de conviction profonde, quelle gloire voulez-vous qu’il y ait, pour un homme comme moi, à triompher de cet embustero chauve, à la moustache teinte ?

Pablo Ignacio Barrios, fils d’un alcade de village, général de division et commandant en chef du District Militaire Occidental, ne se montrait guère dans la haute société de la ville. Il préférait les petites réunions d’hommes, où il pouvait, sans façon, raconter ses histoires de chasses au jaguar, et se vanter de sa force au lasso, avec lequel il accomplissait des prouesses remarquables, de celles « que ne tenterait aucun homme marié », selon l’expression des llaneros ; il abondait en récits d’étranges chevauchées nocturnes, de rencontres avec des buffles sauvages, de combats contre des crocodiles, d’aventures dans les forêts profondes, de traversées de torrents impétueux. Et ce n’était pas un simple désir de vantardise qui poussait le général à raconter ses souvenirs, mais un amour sincère de cette vie sauvage qu’il avait menée au temps de sa jeunesse, avant de tourner pour toujours le dos au toit de chaume de la tolderia paternelle, perdue au milieu des bois. Il était allé jusqu’au Mexique, et s’était battu « aux côtés de Juarez » (comme il le disait), contre les Français. Il était le seul officier du Costaguana qui eût jamais combattu des troupes européennes, et cette considération jetait sur son nom un grand lustre, qu’avait seule pu éclipser la jeune étoile de Montero. Il avait, toute sa vie, été joueur effréné. Il ne craignait pas de faire allusion à une histoire bien connue : au cours d’une campagne où il commandait une brigade, il avait passé la nuit précédant une bataille à jouer au monte avec ses colonels. Perdant successivement ses chevaux, ses pistolets, son harnachement et jusqu’à ses épaulettes, il avait fini par envoyer sous escorte, dans une ville de l’arrière, son épée (une épée d’honneur à poignée d’or, objet d’une souscription), pour l’engager moyennant cinq cents pesetas, chez une boutiquière endormie et terrorisée. Au petit jour, il ne lui restait plus un sou de cette somme, et il s’était contenté de dire, en se levant tranquillement :

— Et maintenant, allons nous battre à mort !

De ce jour, il s’était aperçu qu’un général peut très bien mener ses troupes au combat avec une simple canne à la main.

— C’est ce que j’ai toujours fait depuis, ajoutait-il.

Il était éternellement criblé de dettes, et même dans ses périodes de splendeur, lorsqu’au cours de ses divers avatars de général costaguanien, il exerçait de hauts commandements militaires, ses uniformes dorés étaient presque toujours en gage chez quelque commerçant. Si bien qu’à la longue, pour éviter les difficultés incessantes soulevées par l’anxiété de ses créanciers, il avait fini par adopter, au mépris des parures militaires, la mode des vieilles tuniques râpées, qui était devenue chez lui comme une seconde nature. Malgré quoi, le parti auquel se ralliait Barrios n’avait pas à craindre de sa part de trahison politique. Il avait trop l’âme du vrai soldat pour consentir à l’ignoble trafic de ses victoires. Un membre du corps diplomatique étranger de Santa Marta avait, un jour, formulé ce jugement sur son compte :

— « Barrios est un homme de parfaite loyauté ; il est même doué de quelques talents stratégiques ; mais il manque de tenue. »

Après le triomphe des Ribiéristes, c’étaient surtout les démarches de ses créanciers qui lui avaient valu le commandement, réputé très lucratif, de la Province Occidentale. Commerçants de Santa Marta, tous grands politiciens, ils avaient, au nom de l’intérêt public, remué ciel et terre en sa faveur, et, dans le privé, ils avaient assailli de leurs doléances Señor Moraga, l’agent influent de la mine de San-Tomé, se lamentant, avec quelque exagération, sur « leur ruine prochaine », au cas où l’on ne donnerait pas au général le poste voulu. Une mention fortuite mais favorable de son nom, dans l’une des longues lettres de M. Gould à son fils, avait aussi contribué à sa nomination, mais il la devait avant tout, peut-être, à son incontestable honnêteté politique. Personne ne mettait en doute la bravoure personnelle du « Tueur de tigres », comme on l’appelait dans le peuple ; il avait pourtant une réputation de malchance sur les champs de bataille, mais n’était-on pas au début d’une ère de paix ? Les soldats l’aimaient pour son humanité, fleur rare et précieuse, singulièrement poussée dans la fournaise des corruptions révolutionnaires, et quand il passait lentement dans les rues, sur son cheval, au cours de quelque parade militaire, la bonne humeur méprisante de l’œil unique qu’il laissait errer au-dessus de la foule, déchaînait les acclamations de la populace. Les femmes du peuple, surtout, paraissaient positivement fascinées par le long nez tombant, le menton pointu, la lèvre lourde, le bandeau noir qui courait obliquement sur le front, et le carré de taffetas qui recouvrait l’orbite vide.

Sa position lui valait toujours un auditoire de caballeros, attentifs aux récits d’aventures qu’il détaillait d’ailleurs fort bien, avec un plaisir simple et grave. Quant à la société des dames, il la redoutait fort, et n’y trouvait guère de compensation à la contrainte qu’elle lui imposait. Il n’avait, peut-être, pas parlé trois fois en tout à madame Gould, depuis qu’il avait pris possession de son commandement, mais il l’avait souvent vue passer à cheval, aux côtés du Señor Administrador, et il affirmait qu’il y avait plus de sens dans la petite main qui tenait la bride du cheval, que dans toutes les têtes féminines de Sulaco. Il avait obéi à une impulsion soudaine en témoignant sa déférence, au moment de son départ, à une femme qui savait se tenir en selle, et qui se trouvait aussi être l’épouse d’un personnage de haute importance, pour un homme toujours à court d’argent. Il poussa même l’attention jusqu’à prier son aide de camp, un capitaine large et court, à mine de Tartare, de faire avancer près de la voiture un caporal et son escouade, pour empêcher la foule, dans ses brusques reculs, « d’incommoder les mules de la Señora ». Puis, se tournant vers le petit groupe des Européens silencieux qui se tenaient autour du landau, il éleva la voix, et, d’un ton protecteur :

— Señores, fit-il, n’ayez aucune crainte. Continuez tranquillement à faire votre ferro-carril, à construire vos voies, votre télégraphe, votre… Il y a assez de richesses au Costaguana pour payer tout cela… sans quoi vous ne seriez pas ici !… Ha ! ha !… Ne vous tourmentez pas de cette petite fantaisie de mon ami Montero ! Dans quelque temps, vous pourrez contempler ses moustaches teintes à travers les barreaux d’une bonne cage de bois. Si, Señores ! ne craignez rien ! Développez le pays. Travaillez ! Travaillez !…

Le petit groupe des ingénieurs accueillit sans un mot cette exhortation, et le général, après un geste altier de la main à leur intention, s’adressa de nouveau à madame Gould :

— C’est le conseil de don José : être entreprenants ! Travailler ! Devenir riches !… Mon rôle à moi, c’est d’enfermer Montero dans une cage, mais quand cette petite affaire sera liquidée, nous pourrons complaire aux vœux de don José, et nous enrichir, du premier au dernier, comme les Anglais. L’argent, c’est le salut d’un pays, et…

Un jeune officier à l’uniforme flambant neuf, accouru en hâte de la jetée, interrompit cet exposé de l’idéal de Señor Avellanos. Le général fit un geste d’impatience, mais l’autre insistait, dans une attitude respectueuse. Les chevaux de l’état-major étaient embarqués, et le canot du vapeur attendait le général au bas des degrés du port. Un éclair redoutable brilla dans l’œil unique de Barrios, mais il n’en commença pas moins à prendre congé. Don José se leva et prononça, d’un ton monotone, une phrase appropriée. Les alternatives d’espoir et de crainte qu’il venait de traverser avaient rudement pesé sur lui, et il parut rassembler les dernières étincelles de son feu vital pour un suprême effort oratoire, destiné à parvenir jusqu’aux oreilles de la lointaine Europe. Antonia crispait ses lèvres rouges et détournait la tête, derrière l’abri de son éventail ; bien qu’il sentît sur lui le regard de la jeune fille, Decoud, appuyé sur le coude, dans une pose nonchalante et dédaigneuse, regardait au loin. Madame Gould dissimulait héroïquement l’effroi que lui causaient des hommes et des événements si éloignés des conventions de sa race, effroi trop profond pour s’exprimer en paroles, même à son mari. Elle comprenait mieux, maintenant, la réserve muette de Charles Gould, et ce n’était plus dans l’intimité, mais en public, qu’ils échangeaient des impressions secrètes : la rencontre fortuite de leurs regards en disait long sur le tour nouveau pris par les événements. Il lui avait appris la valeur d’un silence hautain, seule attitude possible en face de tant de choses brutales, choquantes ou grotesques, qui paraissaient pourtant normales dans ce pays, et que la poursuite de leurs desseins les obligeait à accepter. Certes, la belle Antonia semblait plus sage qu’elle, et infiniment calme, mais elle n’aurait jamais su concilier de brusques défaillances de son cœur avec une aussi aimable mobilité d’expression.

Madame Gould dit un adieu souriant à Barrios et fit un signe de tête aux Européens, qui levaient simultanément leurs chapeaux.

— J’espère vous voir, tout à l’heure, à la maison, Messieurs, fit-elle d’un ton cordial, puis elle ajouta nerveusement, pour Decoud : Entrez, don Martin, tandis que le jeune homme murmurait, en ouvrant la portière du landau : Le sort en est jeté. Ces paroles causèrent à la jeune femme une sorte d’exaspération. N’aurait-il pas dû savoir, mieux que personne, que le premier coup de dés avait été jeté déjà depuis longtemps, dans une partie bien compromise ? Des acclamations lointaines, des ordres lancés et un roulement de tambour sur la jetée, saluèrent le départ du général. Une sorte de faiblesse accabla madame Gould, et elle posa un regard embrumé sur le calme visage d’Antonia, en se demandant ce qui arriverait à Charley, si cet absurde individu échouait.

A la casa, Ignacio ! cria-t-elle au large dos du cocher, qui ramassa sans hâte ses rênes, en murmurant à mi-voix, entre ses dents :

Si, la casa. Si, si, Niña !

La voiture roulait sans bruit sur la route unie ; les ombres s’allongeaient dans la petite plaine poussiéreuse, semée de massifs sombres, de remblais de terre et des bâtisses basses de bois couronnées de tôle, construites par le chemin de fer. La rangée des poteaux télégraphiques s’écartait obliquement de la ville, pour porter au centre du vaste Campo son fil unique et presque invisible, antenne déliée et frémissante de ce progrès, qui semblait attendre à la porte un moment de paix pour entrer et s’installer au cœur même du pays.

À la fenêtre du café de l’Albergo d’Italia Una, se pressaient les visages barbus et brûlés des ouvriers de la ligne, tandis qu’à l’autre extrémité de la maison, réservée aux Signori Inglesi, le vieux Giorgio se montrait au seuil de sa porte, encadré par ses deux fillettes, et découvrait sa tête broussailleuse, aussi blanche que les neiges de l’Higuerota. Madame Gould fit arrêter la voiture. Elle passait rarement sans parler à son protégé ; d’ailleurs l’émotion, la chaleur et la poussière, lui avaient donné soif. Elle demanda un verre d’eau, que Giorgio envoya quérir par les fillettes, tandis qu’il s’approchait du landeau avec une expression heureuse sur son rude visage. Il n’avait pas souvent l’occasion de voir sa bienfaitrice, à qui sa qualité d’Anglaise assurait un titre de plus à sa considération. Il présentait les excuses de sa femme : c’était un mauvais jour pour elle ; elle souffrait de son oppression (il frappait sa large poitrine), et n’avait pu quitter son fauteuil.

Tapi dans son coin, Decoud observait, d’un œil morne, le vieux révolutionnaire. Il finit par l’interpeller, d’un ton négligent :

— Eh bien, Garibaldien ! Que dites-vous de tout cela ?

Le vieux Giorgio répondit poliment, tout en regardant le journaliste avec une certaine curiosité, que les troupes avaient fort bien défilé. Barrios le borgne et ses officiers avaient, en peu de temps, fait merveille de leurs recrues. Ces Indiens, enrôlés d’hier, marchaient au pas redoublé comme des bersagliers ; ils paraissaient bien nourris aussi, et portaient des uniformes entiers. Des uniformes ! répétait-il, avec un demi sourire de pitié. Le souvenir des temps anciens fit passer dans ses yeux perçants un nuage de tristesse. On ne songeait guère à cela au temps où les hommes combattaient les tyrans ! Ils mouraient de faim, dans les forêts du Brésil ou sur les plaines de l’Uruguay, devant leurs infimes portions de bœuf à demi cru, et sans sel ; ils étaient aux trois quarts nus, et ne possédaient souvent, en fait d’armes, qu’un couteau fixé au bout d’un bâton.

— Ce qui ne nous empêchait pas de battre les oppresseurs, ajoutait-il fièrement.

Son animation tomba, tandis qu’il faisait, de la main, un geste léger de découragement. Pourtant, il avait prié l’un des sergents de lui montrer le nouveau fusil. On n’avait pas de telles armes, dans son temps, et si Barrios ne pouvait pas…

— Oui ! oui ! interrompit don José tremblant d’ardeur. Tout va bien ! Le bon Señor Viola est homme d’expérience. C’est une arme terrible, n’est-ce pas ? Vous avez admirablement rempli votre mission, mon cher Martin !

Decoud, adossé d’un air morne, contemplait le vieux Giorgio.

— Ah ! oui. Un homme d’expérience. Mais pour qui êtes-vous, au fond du cœur ?

Madame Gould se penchait vers les fillettes. Linda avait apporté, avec un soin extrême, un verre d’eau sur un plateau, et Gisèle lui offrait un bouquet, cueilli à la hâte.

— Je suis pour le peuple ! déclara gravement le vieux Viola.

— Mais nous sommes tous pour le peuple… en définitive.

— Oui, gronda furieusement le vieux soldat. Et pendant ce temps-là, ils se battent pour vous ! Aveugles ! Esclaves !

À ce moment, le jeune Scarfe, l’un des ingénieurs du chemin de fer, parut sur la porte réservée aux Signori Inglesi. Il était descendu, sur une machine légère, du quartier général, situé quelque part sur la ligne, et avait eu juste le temps de prendre un bain et de changer de vêtements. C’était un gentil garçon, et madame Gould lui fit un accueil aimable.

— Quelle charmante surprise de vous voir ici, madame Gould, s’écria-t-il. Je viens d’arriver et, bien entendu, ma chance habituelle m’a tout fait manquer. Voici l’embarquement terminé, et l’on me dit qu’il y a eu bal, hier soir, chez don Juste Lopez. Est-ce exact ?

— Les jeunes patriciens, lança brusquement Decoud, dans son anglais très net, ont en effet dansé, avant de partir pour la guerre avec le Grand Pompée !

Très surpris, le jeune Scarfe tressaillit.

— Vous ne vous êtes pas encore rencontrés, intervint madame Gould ; M. Decoud — M. Scarfe.

— Ah ! mais nous n’allons pas à Pharsale ! protesta vivement don José, en anglais lui aussi. Il ne faut pas plaisanter ainsi, Martin.

La poitrine d’Antonia se soulevait et se baissait tumultueusement. Toujours dans l’obscurité, le jeune ingénieur murmurait vaguement :

— Le grand quoi ?

— Heureusement Montero n’est pas un César, continuait Decoud. Les deux Monteros réunis ne feraient pas une pauvre parodie de César ! Il se croisa les bras sur la poitrine, en regardant Señor Avellanos, qui avait retrouvé son immobilité : Il n’y a que vous, don José, qui soyez un véritable vieux Romain — vir Romanus — éloquent et inflexible !

Depuis qu’il avait entendu prononcer le nom de Montero, le jeune Scarfe brûlait d’exprimer son très simple sentiment ; il proclama, d’une voix forte et juvénile, son espoir qu’on en finît une fois pour toutes, avec ce Montero, en lui flanquant une solide râclée. Comment savoir ce qu’il adviendrait du chemin de fer, au cas d’une victoire des révolutionnaires ? Peut-être faudrait-il l’abandonner. Ce ne serait pas d’ailleurs la première entreprise de ce genre qui sombrerait, au Costaguana.

— Vous savez, c’est une de leurs soi-disant histoires nationales, poursuivait-il, en fronçant les sourcils, comme si ce mot avait pris un son suspect pour sa profonde expérience des affaires sud-américaines. Et il bavardait avec animation ; c’était une telle chance pour lui d’avoir été, à son âge, nommé dans le haut personnel d’une grande machine de ce genre, comprenez-vous ? Cela lui assurait une vraie avance sur tous les camarades de son âge. Par conséquent, à bas Montero ! madame Gould !

Son rire ingénu s’éteignit devant la gravité des visages que tournaient vers lui les occupants de la voiture. Seul, don José, le « vieux bonhomme », regardait droit devant lui, comme s’il eût été sourd, et présentait au jeune homme un profil cireux et immobile. Scarfe ne connaissait guère les Avellanos. Ils ne donnaient pas de bals, et Antonia ne se montrait jamais aux fenêtres du rez-de-chaussée, comme le faisaient les autres jeunes filles, pour bavarder, sous l’œil de dames respectables, avec les caballeros qui passaient à cheval dans la calle. Les mines de ces créoles ne lui importaient guère, mais quelle mouche avait bien pu piquer madame Gould ? Elle cria : « Allons, Ignacio ! » avec un salut bref à l’adresse du jeune ingénieur, tandis que l’homme à la tête ronde et à la tournure française riait d’un rire sec. Le jeune homme rougit jusqu’aux yeux et se tourna vers Viola, qui s’était reculé avec ses enfants, le chapeau à la main :

— Je voudrais un cheval, tout de suite, dit-il au vieillard, avec une certaine âpreté.

— Si, Señor, nous avons beaucoup de chevaux, murmura machinalement le Garibaldien, en caressant de ses grandes mains brunes la tête des fillettes, l’une sombre, aux reflets de bronze, l’autre blonde, avec une teinte cuivrée. Le flot des spectateurs revenant à la ville, soulevait sur la route un lourd nuage de poussière. Des cavaliers saluaient le petit groupe.

— Allez trouver votre mère, dit-il, puis, à mi-voix : Elles grandissent, pendant que je vieillis, et il n’y a personne…

Il regarda le jeune ingénieur et se tut brusquement, comme s’il venait de sortir d’un rêve, puis, croisant les bras sur sa poitrine, il prit son attitude favorite, adossé au chambranle de la porte, les yeux levés et attachés au loin sur le dôme blanc de l’Higuerota.

Dans la voiture, Martin Decoud, changeant de position, comme s’il n’avait pu trouver une bonne place, murmura, en se penchant vers Antonia :

— Vous devez me détester ! Puis, s’adressant à haute voix à don José, il le félicita des solides convictions ribiéristes affichées par les ingénieurs.

— N’est-il pas réconfortant de voir l’intérêt manifesté par tous ces étrangers ? Vous avez entendu celui-là ? Il est plein de bonnes intentions et comprend les choses. Quel honneur de penser que la prospérité du Costaguana profite au reste du monde !

— Il est très jeune ! fit doucement observer madame Gould.

— Et si plein de sagesse, pour son âge ! riposta Decoud. Voyez, c’est la vérité toute nue, qui sort de la bouche de cet enfant. Vous avez raison, don José, les trésors naturels du Costaguana doivent attirer l’attention d’une Europe moderne, représentée par ce jouvenceau, comme les richesses de nos pères espagnols miroitaient, voici trois cents ans, aux yeux du reste de l’Europe, représentée alors par les rudes boucaniers. Il y a une sorte de futilité maudite dans notre caractère : toujours Don Quichotte et Sancho Pança, esprit chevaleresque et matérialisme, sentiments exaltés et moralité douteuse, efforts violents vers l’idéal et acceptation maussade de toutes les formes de corruption. Nous n’avons bouleversé ce continent, par la conquête de notre indépendance, que pour devenir les victimes passives d’une parodie démocratique, la proie résignée des coquins et des coupe-jarrets, pour nous soumettre à une comédie d’institutions, à des farces légales, à un maître tel qu’un Guzman Bento ! Et nous avons sombré si bas, que lorsqu’un homme comme vous a réveillé les consciences, il suffit d’un stupide barbare de Montero — grands dieux ! Un Montero ! — pour menacer le pays d’un péril mortel, et nous avons besoin, pour nous défendre, d’un Indien ignorant et vantard comme ce Barrios !

Mais don José, sans paraître apporter à ce réquisitoire plus d’attention que s’il n’en avait pas entendu un seul mot, prit la défense de Barrios qui possédait une compétence suffisante pour le rôle particulier qu’on lui attribuait dans cette campagne. Ce rôle consistait en une offensive, partie de Cayta comme base, et dirigée contre le flanc de l’armée révolutionnaire venue du Midi, et en marche contre Santa Marta. Une autre armée, qui comptait dans ses rangs le Président Dictateur lui-même, couvrait la capitale. Don José s’animait en parlant, et les paroles coulaient de sa bouche, tandis qu’il se penchait nerveusement, sous le regard limpide de sa fille. Decoud, réduit au silence par une telle ardeur, ne soufflait plus mot.

Les cloches de la ville sonnaient l’heure de l’Oraison, quand la voiture franchit la vieille porte, dressée en face du port comme un monument informe de pierres et de feuillages. Le roulement des roues sous l’arche sonore fut dominé par un cri étrange et perçant, et Decoud, de son siège, vit, tout le long de la route, se tourner les têtes des piétons, coiffées de sombreros ou de rebozos, vers une locomotive qui fuyait rapidement derrière la maison de Giorgio Viola. Son panache de vapeur blanche s’effritait et semblait s’évanouir sous le cri prolongé et haletant, cri de folie ou de triomphe guerrier. C’était une vision de rêve, apparue dans le cadre de la vieille porte, que ce fantôme hurlant de la machine tôt enfuie, et que ce tressaillement collectif d’une foule aux pas feutrés par la poussière de la route, au retour d’une parade militaire. C’était un train de ballast, qui ramenait du Campo à l’enclos palissadé sa rame de wagons vides ; ils roulaient légèrement sur la voie unique, sans grondement de roues, sans faire trembler le sol. Le mécanicien salua au passage, de son bras levé, la casa Viola, puis renversa la vapeur, avant de pénétrer dans l’enceinte, et quand se fut éteint le cri perçant du sifflet qui commandait la manœuvre des freins, on entendit ralentir, sous les voûtes de la vieille porte, une série de chocs brutaux, mêlés au cliquetis des chaînes d’accouplement, comme un tumulte de coups et de fers agités…




Chapitre V

La voiture des Gould rentrait la première dans la ville silencieuse. Sur la mosaïque des vieux pavés, creusés d’ornières et de trous, le majestueux Ignacio avait mis ses mules au pas, par attention pour les ressorts d’un landau construit à Paris. De son coin, Decoud contemplait, d’un air renfrogné, la façade intérieure de la vieille porte, dont les tours latérales trapues soutenaient une masse de maçonnerie couronnée de gazon ; au-dessus de la voûte saillait un écusson de pierre grise à lourdes volutes, où les armes d’Espagne s’effaçaient peu à peu, comme pour faire place à quelque symbole nouveau, caractéristique du progrès en marche.

Le bruit éclatant des wagons heurtés sembla porter à son comble l’irritation de Decoud. Il grommela quelques mots entre ses dents, puis se mit à proférer, à l’adresse des deux femmes silencieuses qui gardaient les yeux au loin, des phrases saccadées et rageuses. Don José, avec son visage cireux à demi transparent sous l’ombre du chapeau mou de feutre gris, se laissait aller vers madame Gould, au gré des cahots de la voiture.

— Ce bruit donne une valeur nouvelle à une vérité très ancienne.

Decoud parlait français, peut-être à cause d’Ignacio, assis sur le siège au-dessus de sa tête ; le vaste dos du vieux cocher s’élargissait dans une veste courte galonnée d’argent, et ses grandes oreilles écartaient très loin de sa tête tondue leurs ourlets épais.

— Oui, c’est un son nouveau qui retentit en dehors des murs de la ville, mais l’histoire est ancienne.

Il rumina un instant son mécontentement, puis reprit, avec un regard furtif du côté d’Antonia :

— Imaginez seulement nos ancêtres, sous leurs morions et leurs cuirasses, franchissant cette porte pour courir au port, au-devant d’une bande d’aventuriers descendus de leurs bateaux. C’étaient des bandits, bien entendu, des spéculateurs aussi, dont les expéditions secondaient les desseins d’Anglais graves et vénérables. Voilà de l’Histoire, comme le dit toujours cet absurde marin de Mitchell.

— Les dispositions de Mitchell, pour l’embarquement des troupes, ont été très judicieuses, protesta don José.

— Oh ! elles ont été prises, en réalité, par ce matelot génois. Mais, pour en revenir à ces bruits, on entendait autrefois, sur le seuil de cette porte, le son des trompettes guerrières ! Je suis sûr que c’étaient des trompettes ! J’ai lu quelque part que Drake, le plus grand de ces aventuriers, mangeait seul, dans la cabine de son vaisseau, au son des trompettes. À cette époque, notre ville regorgeait de richesses, que ces hommes-là venaient piller. Aujourd’hui, c’est notre pays tout entier, qui recèle des trésors, et tous les étrangers l’envahissent, pendant que nous nous coupons la gorge entre nous. La seule chose qui les retienne un peu, c’est leur jalousie mutuelle, mais ils finiront bien par s’entendre un jour, et, lorsque nous aurons vidé nos querelles, lorsque nous serons devenus décents et honorables, il n’y aura plus rien pour nous. Il en a toujours été de même. Nous sommes un peuple merveilleux, mais notre destinée fut éternellement de nous voir… — il ne dit pas volés —, mais ajouta, après un silence : exploités.

— Oh ! vous êtes injuste ! protesta madame Gould, tandis qu’Antonia intervenait :

— Ne lui répondez pas, Emilia, c’est à moi qu’il en veut.

— Vous ne croyez certes pas que j’attaquais don Carlos ! rétorqua Decoud.

La voiture s’arrêtait devant la porte de la casa Gould. Le jeune homme offrit la main aux dames qui pénétrèrent les premières dans la maison ; don José les suivit à côté de Decoud, tandis que le vieux portier goutteux boitillait derrière eux, en portant sur le bras quelques couvertures légères.

Don José glissa sa main sous le bras du journaliste de Sulaco.

— Il faut que le Porvenir publie un long article très enthousiaste sur Barrios et l’irrésistible effet de son armée de Cayta. Il faut soutenir le moral de ce pays. Nous enverrons, en Europe et aux États-Unis, des extraits encourageants, pour donner aux étrangers une impression favorable.

— Oui, murmura Decoud, il faut réconforter nos amis les spéculateurs !

La longue galerie ouverte était plongée dans l’ombre derrière son rideau de verdure ; les plantes, rangées dans leurs vases, sur la balustrade, dressaient leurs fleurs immobiles ; toutes les portes-fenêtres des salons de réception étaient largement ouvertes. Un bruit d’éperon s’éteignit dans le lointain.

— Le Señor Administrador vient de rentrer de la montagne, murmura Basilio, en s’effaçant contre la muraille pour laisser passer les dames.

Dans la grande sala où, sous la large expansion du plafond blanc, les groupes de vieux meubles espagnols et de sièges européens modernes semblaient rangés en cercles hostiles, l’éclat d’un service à thé en argent et en porcelaine disposé au milieu de chaises minuscules, mettait une note intime et délicate de boudoir féminin.

Don José s’assit dans son rocking-chair, le chapeau sur les genoux, tandis que Decoud arpentait la vaste pièce de long en large, passait entre les tables chargées de bibelots et disparaissait à demi derrière les hauts dossiers des sofas de cuir. Il pensait au visage irrité d’Antonia, mais il savait qu’il allait faire sa paix avec elle ; il n’était pas resté à Sulaco pour se quereller avec Antonia.

Martin Decoud s’en voulait à lui-même ; tout ce qu’il voyait et entendait autour de lui exaspérait son esprit façonné par la civilisation européenne. L’éloignement du boulevard parisien faisait une grande différence dans la façon de voir les choses : on pouvait bien, là-bas, s’amuser des révolutions, mais ici, il ne suffisait pas de dire : Quelle farce ! pour en avoir fini avec leur comédie tragique. On sentait plus proche et plus réelle l’action politique, quelle qu’elle fût, et une cause à laquelle Antonia donnait sa foi devenait émouvante. Mais la brutalité de toutes ces choses révoltait Decoud, et il restait surpris de sa propre sensibilité.

— Sans doute suis-je plus costaguanien que je ne l’aurais cru possible, se disait-il.

Il sentit grandir son dédain, réaction de son scepticisme contre une foi insufflée en lui par son amour pour Antonia, et cette pensée l’apaisa qu’il n’était pas un patriote, mais un amoureux.

Les dames revinrent dans le salon, tête nue, et madame Gould s’assit sur un siège bas, devant la petite table. Antonia prit sa place habituelle, pour l’heure du thé, sur le coin d’un canapé de cuir, où elle se tenait, l’éventail en main, dans une attitude de grâce sévère. Decoud cessa de marcher dans le salon et vint obliquement vers la jeune fille, pour s’appuyer au haut dossier de son siège.

Il lui parla longtemps à l’oreille, très doucement, penché sur elle avec un air de familiarité déférente et un demi-sourire d’excuse. Elle laissait reposer sur ses genoux l’éventail qu’elle tenait à peine, et ne regardait pas Decoud, dont les paroles se faisaient de plus en plus pressantes et tendres. Il finit par dire, avec un léger rire :

— Non, vraiment, il faut me pardonner. On a besoin d’être sérieux, de temps en temps !

Et comme il se taisait, la jeune fille tourna légèrement la tête ; ses yeux bleus se levèrent lentement vers lui, avec un regard adouci et interrogateur.

— Vous ne pouvez pas me croire sérieux, quand je traite, tous les deux jours, Montero de gran bestia dans le Porvenir ? Ce n’est pas là une occupation sérieuse. Il n’y a pas d’occupation sérieuse, d’ailleurs, même quand l’insuccès vaut une balle au cœur !

La main de la jeune fille se crispa sur son éventail.

— On peut bien, en réfléchissant, apercevoir quelque lueur de raison, de sens et de vérité, j’entends de cette vérité solide qui n’a place ni dans la politique ni dans le journalisme. J’ai dit ce que je pensais, et vous voilà irritée ! Si vous voulez me faire l’honneur de songer à mes motifs, vous verrez que j’ai parlé en patriote.

Les lèvres rouges d’Antonia s’ouvrirent pour la première fois, et, avec douceur :

— D’accord ! mais vous ne voyez jamais le but. Il faut se servir des hommes tels qu’ils sont. Je crois qu’aucun homme n’est jamais désintéressé… sauf vous, peut-être, don Martin !…

— Dieu me pardonne ! Voilà la dernière chose que je voudrais vous voir croire de moi !

Il parlait légèrement et fit une pause.

La jeune fille s’éventait doucement, d’un mouvement régulier, sans lever la main. Après un instant de silence, Decoud soupira, d’un ton passionné :

— Antonia !

La jeune fille sourit et tendit, à l’anglaise, la main à Charles Gould, qui s’inclinait devant elle, tandis que Decoud, les bras appuyés à plat sur le dossier du sofa, murmurait, en baissant les yeux :

— Bonjour !

Le Señor Administrador de la San-Tomé se pencha, un instant, vers sa femme. Ils échangèrent quelques phrases, dont seuls furent perceptibles ces mots, prononcés par madame Gould :

— Le plus grand enthousiasme…

— Oui ! reprit Decoud, à mi-voix, celui-là même…

— Oh ! c’est une pure calomnie ! fit Antonia, sans trop de sévérité.

— Demandez-lui donc de mettre sa mine au fonds commun de la grande cause, murmura Decoud.

Don José élevait la voix et se frottait joyeusement les mains. L’excellente attitude des troupes et le nombre imposant des nouveaux et meurtriers fusils que ces braves portaient sur l’épaule, semblaient l’avoir rempli d’une confiance sans bornes.

Très grand, très mince, Charles Gould se tenait debout devant lui, écoutant le vieillard sans rien laisser paraître sur son visage qu’une expression d’attention respectueuse et déférente.

Cependant Antonia s’était levée et traversait le salon pour aller regarder par l’une des trois hautes baies qui donnaient sur la rue. Decoud la suivit et s’adossa à l’embrasure de la fenêtre ouverte. Les longs plis d’un rideau de damas, tombé tout droit de la grosse tringle de cuivre, l’isolaient à demi de la pièce. Il se croisa les bras sur la poitrine et regarda fixement le profil d’Antonia.

La foule, au retour du port, remplissait la rue d’un froissement de sandales et d’un murmure de voix, qui montaient par les fenêtres. De temps en temps, une voiture roulait doucement sur les pavés disjoints de la calle de la Constitución. Il n’y avait pas beaucoup de voitures particulières à Sulaco, et l’on pouvait, à l’heure la plus animée, les compter d’un coup d’œil sur l’Alameda. Sur leurs hautes soupentes de cuir, dansaient les vieux équipages de famille, pleins de jolis minois poudrés où l’éclat des yeux très noirs mettait un aspect de vie intense.

Don Juste Lopez, président de l’Assemblée Provinciale, passa le premier, avec ses trois charmantes filles, aussi solennel sous la redingote noire et la cravate blanche très raide, que lorsqu’il dirigeait les débats du haut de sa tribune. Les jeunes filles levèrent les yeux, mais Antonia ne leur adressa pas, comme à l’ordinaire, un salut amical de la main, et elles affectèrent de ne pas voir les deux jeunes gens, ces Costaguaniens élevés à l’européenne, dont les excentricités faisaient, derrière les fenêtres grillées, l’objet de discussions ardentes, dans les meilleures familles de Sulaco.

La Señora Gavilaso de Valdez vint ensuite, la belle et noble veuve, cahotée dans la vaste machine dont elle usait pour ses voyages à sa maison de campagne. Elle était entourée de domestiques armés, vêtus de vestes de cuir et de larges sombreros, les carabines à l’arçon de la selle. Fière, riche et bonne, c’était une femme de très haute naissance, dont le second fils, Jaime, venait de partir dans l’état-major de Barrios. L’aîné, un propre à rien morose, remplissait Sulaco du bruit de ses orgies, et jouait au cercle un jeu d’enfer. Sur le siège de devant se tenaient les deux plus jeunes frères, cocardes jaunes ribiéristes au chapeau. Elle affecta aussi de ne pas voir le Señor Decoud parler publiquement à Antonia, au mépris de toutes les convenances. Ce n’était même pas son novio, au moins à la connaissance du monde, ce qui d’ailleurs n’eût pas empêché le scandale d’être grand. Mais la noble vieille dame, respectée et admirée par les meilleures familles, aurait été plus scandalisée encore, si elle avait pu entendre les paroles échangées par les jeunes gens.

— Vous dites que je ne vois pas le but ? Mais je n’ai qu’un but au monde !

Antonia fit, de la tête, un mouvement presque imperceptible de dénégation, sans cesser de regarder la façade grise et délabrée de la casa Avellanos, à laquelle les barreaux de ses fenêtres donnaient un air de prison.

— Et il serait si facile à atteindre, poursuivit le jeune homme, ce but que, consciemment ou non, j’ai toujours eu au cœur, depuis le jour où, à Paris, vous m’avez si vertement rabroué. Vous vous en souvenez ?

Il crut voir un léger sourire soulever le coin de la bouche offert à ses regards.

— Vous savez que vous étiez une personne terrible, une manière de Charlotte Corday habillée en écolière, une patriote forcenée. Je crois que vous n’auriez pas hésité à planter un couteau dans la gorge de Guzman Bento ?

— Vous me faites trop d’honneur, interrompit-elle.

— En tout cas, fit-il sur un ton nouveau de raillerie amère, vous m’auriez, sans remords, envoyé le poignarder.

— Ah ! par exemple ! murmura la jeune fille.

— Vous me faites bien rester ici, insista-t-il avec ironie, pour écrire de mortelles absurdités. Mortelles pour moi ! Elles ont déjà tué en moi tout amour-propre ! Et vous pouvez bien penser, poursuivit-il d’un ton de persiflage, que Montero, s’il l’emportait, saurait s’acquitter envers moi, comme une brute s’acquitte envers un homme intelligent qui veut bien le traiter de gran bestia trois fois par semaine. C’est une sorte de mort intellectuelle, mais il y en a toujours une autre, à l’arrière-plan, pour un journaliste de mon espèce.

— S’il l’emportait ! fit pensivement Antonia.

— On dirait que vous vous complaisez à sentir ma vie suspendue à un fil, poursuivit Decoud avec un sourire prononcé. Et l’autre Montero, le guérillero, « mon frère loyal », comme disent les proclamations ! N’ai-je pas écrit qu’il chipait le pardessus des invités, et changeait les assiettes, à notre Légation de Paris, au temps de Rojas, lorsqu’il n’était pas occupé à espionner nos réfugiés ? C’est une vérité qu’il voudra effacer avec mon sang. Avec mon sang ? Pourquoi prendre l’air peiné ? Ce n’est qu’une partie de la biographie d’un de nos grands hommes. Que croyez-vous donc qu’il veuille faire de moi ? Il y a, au coin de la Plaza, en face des Arènes, un certain mur de couvent. Vous le connaissez ? Vis-à-vis de la porte où se trouve cette inscription : Intrada de la Sombra, trop appropriée peut-être ! C’est là que l’oncle de notre hôte a rendu au ciel son âme anglo-sud-américaine. Notez d’ailleurs qu’il aurait pu fuir. L’homme qui a combattu les armes à la main, a le droit de fuir. Vous auriez pu me laisser partir avec Barrios, si vous vous étiez souciée de moi. J’aurais, avec la plus grande joie, porté l’un de ces fusils auxquels don José croit si fort, parmi les pauvres péons et les Indios qui n’ont aucune notion de raison ou de politique. Je me serais cramponné, avec plus de sécurité, au plus misérable espoir de la plus misérable armée du monde, qu’à celui au nom duquel vous me faites rester ici ! Le soldat qui fait la guerre peut battre en retraite, à l’inverse de l’homme qui passe son temps à inciter au meurtre et au sacrifice de pauvres imbéciles ignorants.

Il gardait un ton d’ironie légère, et la jeune fille restait immobile, comme si elle n’avait pas eu conscience de sa présence, les mains un peu crispées, l’éventail pendant entre les doigts enlacés. Decoud attendit un instant, puis :

— On me mettra au mur, fit-il avec une sorte de raillerie désespérée.

Mais ces paroles mêmes n’attirèrent pas sur lui le regard de la jeune fille. La tête immobile, elle tenait les yeux fixés sur le palais Avellanos, dont les pilastres ébréchés, les corniches brisées, et toute l’indigne dégradation, sombraient peu à peu dans l’ombre envahissante. Seules, de toute sa personne, ses lèvres s’agitèrent, pour prononcer ces paroles :

— Martin, vous allez me faire pleurer !

Il resta un instant muet de stupeur, comme écrasé par une sorte de bonheur trop lourd ; un sourire ironique restait figé sur ses lèvres, et dans ses yeux se lisait une surprise d’incrédulité. La valeur d’une phrase dépend de la personne qui la profère, car il n’y a pas de mots nouveaux entre un homme et une femme ; ces paroles étaient les dernières qu’il aurait attendues d’Antonia. Il ne s’était jamais aussi complètement avancé auprès d’elle, au cours de leurs diverses rencontres, et, sans lui laisser le temps de se retourner vers lui, comme elle le faisait lentement, avec sa grâce un peu raide, il se mit à plaider sa cause :

— Ma sœur vous attend pour vous embrasser. Mon père est ravi ! Inutile de parler de ma mère ! Nos mères n’étaient-elles pas de véritables sœurs ? Le paquebot-poste du Midi doit partir la semaine prochaine : prenons-le ! Ce Moraga est un imbécile ! Un homme comme Montero, cela s’achète. C’est l’habitude, la tradition, la politique du pays. Lisez Cinquante Ans de Désordre !

— Laissez mon pauvre papa tranquille, don Martin. Il croit…

— J’ai la plus grande tendresse pour votre père, reprit vivement Decoud. Mais je vous aime, Antonia ! Et Moraga a déplorablement mené cette affaire. Votre père aussi, peut-être ; je n’en sais rien. Montero était à acheter ! Il ne demandait, sans doute, que sa part du fameux emprunt pour le développement national. Pourquoi ces imbéciles de Santa Marta ne l’ont-ils pas chargé d’une mission en Europe ou de quelque affaire de ce genre ? Il se serait fait payer à l’avance cinq années de traitement, et serait allé les manger à Paris, cet Indien féroce et brutal.

— C’est un homme ivre de vanité, fit-elle d’un ton pensif, et sans se laisser démonter par cette explosion. Nous avons reçu nos informations de bien d’autres que de Moraga. Il y avait aussi les intrigues de son frère.

— Oh ! oui, dit-il, vous savez cela bien entendu ! Vous savez tout ! Vous lisez toute la correspondance, vous écrivez tous les articles, ces articles inspirés ici même dans cette pièce, par un idéal aveugle de pureté politique. Vous avez pourtant l’exemple de Charles Gould sous les yeux. Le Roi de Sulaco ! Il vous donne, avec sa mine, la meilleure démonstration de ce qu’il fallait faire. Croyez-vous qu’il doive son succès à sa fidélité, à quelque théorie de vertu ? Et tous ces gens du chemin de fer, avec leur entreprise si honnête ! Je vous accorde qu’ils travaillent loyalement. Mais à quoi bon, puisqu’une besogne sérieuse n’est réalisable qu’une fois satisfait l’appétit des bandits ? N’aurait-il pas pu, lui, cet homme honorable, dire à son sir John, dont j’ignore le nom, qu’il fallait acheter Montero et tous les libéraux nègres qu’il traîne derrière les basques dorées de son habit ? Il fallait l’acheter à son poids d’or, avec toute sa stupidité ; à son poids d’or, y compris ses bottes, son sabre, ses éperons, sa cocarde et tout son attirail !

Elle hocha légèrement la tête.

— Impossible, fit-elle.

— Il voulait tout, alors ? Ou quoi ?

Elle le regardait en face maintenant, de très près, immobile dans l’embrasure profonde de la fenêtre. Ses lèvres seules remuaient rapidement. Decoud l’écoutait, la tête renversée contre le mur, les bras croisés, les paupières baissées. Il buvait ses paroles et contemplait les mouvements tumultueux de sa gorge, que paraissaient soulever les vagues de l’émotion qu’elle aurait voulu faire passer de son cœur dans ses paroles de sagesse.

Lui aussi, il avait ses aspirations : il aspirait à l’emporter bien loin, à l’abri de ces mortelles vanités de pronunciamientos et de réformes. Tout cela était misérable, parfaitement misérable, mais la jeune fille le fascinait.

De temps en temps aussi, la sagacité de ses arguments semblait rompre le charme, remplacer la fascination par un involontaire frisson d’intérêt. Certaines femmes, se disait Decoud, touchaient de bien près au génie ; point n’était besoin, pour elles, de connaissances, de pensée ou de compréhension ; la passion leur en tenait lieu. Quand une remarque particulièrement profonde, une appréciation de caractère, un jugement sur un événement le frappaient, il aurait volontiers crié au miracle. Dans la sévère Antonia, il retrouvait, avec une extraordinaire netteté, l’écolière grave d’autrefois. Elle captivait son attention ; il laissait échapper, de temps en temps, un murmure d’assentiment, ou prenait un ton très sérieux pour soulever une objection. Peu à peu, ils se mirent à discuter, cachés à moitié, par le rideau, aux autres hôtes du grand salon.

Dehors, la nuit était tombée. De la profonde tranchée d’ombre creusée entre les maisons et vaguement éclairée par la lueur des réverbères, montait le silence nocturne de Sulaco, le silence d’une ville aux rares voitures, aux chevaux sans fers, à la population chaussée de sandales feutrées. Les fenêtres de la casa Gould jetaient sur la maison des Avellanos de grands parallélogrammes de lumière. De temps à autre, un bruit de pas se faisait entendre, au pied des murs, accompagné de la lueur rouge et tremblotante d’une cigarette. L’air de la nuit, comme s’il eût été rafraîchi par les neiges de l’Higuerota, baignait le visage des jeunes gens.

— Nous autres Occidentaux, disait Martin Decoud, en usant du vocable cher aux habitants de la Province, avons toujours mené une existence distincte et séparée. Tant que nous tenons Cayta, rien ne peut nous atteindre. Jamais, au cours de nos aventures, aucune armée n’a franchi ces montagnes. Il suffit de la moindre révolution dans les provinces centrales pour nous isoler complètement : voyez combien réel est aujourd’hui cet isolement ! La nouvelle du départ de Barrios va être câblée aux États-Unis, et c’est de là seulement qu’elle sera transmise, par la côte orientale, à Santa Marta. Nous possédons les plus merveilleuses richesses, les plaines les plus fertiles, le sang le plus pur dans nos grandes familles, la population la plus laborieuse. La Province occidentale devrait vivre à part. Le fédéralisme primitif n’était pas mauvais pour nous. C’est l’union, à laquelle s’opposait don Enrique Gould, qui a ouvert la voie à la tyrannie, et depuis ce temps-là, le reste du Costaguana nous pend au cou comme une meule de moulin. Le territoire occidental est une assez grande patrie pour contenter les plus exigeants ! Regardez ces montagnes ! C’est la nature elle-même qui nous crie : Séparez-vous !

Antonia fit un geste de dénégation énergique et le silence retomba.

— Oh ! je sais bien que ces idées vont à l’encontre de la doctrine exposée dans Cinquante Ans de Désordre. Mais je m’efforce de parler raison. Seulement, on dirait toujours que ma raison a le don de vous irriter. Vous ai-je tellement surprise en vous faisant part de cette aspiration si raisonnable ?

Elle secoua la tête. Non, elle n’était pas surprise, mais une telle idée heurtait en effet des convictions trop invétérées. Son patriotisme était plus large, et elle ne s’était jamais arrêtée à une pensée de ce genre.

— Vous pourriez y trouver le moyen de sauver encore beaucoup de vos convictions, fit Decoud d’un ton prophétique.

Elle ne répondit pas ; elle paraissait lasse. Ils avaient épuisé maintenant les sujets politiques et, appuyés côte à côte très amicalement à la grille du petit balcon, s’abandonnaient à la douceur silencieuse de leur rapprochement et d’une de ces pauses mystérieuses qui interviennent dans le rythme des passions. Au bout de la rue, près de la Plaza, la rangée des braseros sur lesquels les femmes du marché cuisaient leur repas du soir, mettait, au long du trottoir, la lueur rougeoyante de leurs charbons ardents. Un homme marchait sans bruit, et la lumière des réverbères brillait sur le triangle coloré de son poncho retroussé ; le vêtement bordé, carré sur les épaules, tombait en pointe au-dessous du genou. Du côté du port s’avançait un cavalier, au pas feutré de sa monture, dont la robe argentée brillait en passant devant chaque réverbère, sous la sombre silhouette.

— Voilà, fit doucement Decoud, l’illustre Capataz des Cargadores qui revient dans sa gloire, sa besogne terminée ! Le plus grand homme de Sulaco, après don Carlos. Brave garçon, d’ailleurs, et qui a bien voulu m’agréer au nombre de ses amis.

— Vraiment ? dit Antonia. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

— Un journaliste doit toujours tâter le pouls de la foule, et cet homme-là est un des chefs de la populace. Un journaliste doit connaître les hommes remarquables, et cet homme-là est remarquable à sa façon.

— Oui, fit Antonia d’un ton pensif, on attribue une grande influence à cet Italien.

Le cavalier avait passé au-dessous d’eux ; la croupe large de la jument grise, les étriers massifs et les longs éperons d’argent avaient un instant brillé dans la lumière jaunâtre, mais cet éclat fugitif jeté dans l’obscurité ne réussissait pas à percer le mystère de la forme sombre étroitement drapée, et du visage invisible sous le grand sombrero.

Decoud et Antonia restaient appuyés au balcon, côte à côte ; leurs coudes se touchaient et ils penchaient la tête sur l’ombre de la rue. Derrière eux, le salon brillait d’un vif éclat. Ce tête-à-tête était parfaitement inconvenant, et l’on n’aurait pu trouver, dans toute l’étendue de la République, que cette extraordinaire Antonia pour faire montre d’un tel manque de tenue ; la pauvre fille sans mère, qui sortait toujours seule, et dont le père négligent ne s’était jamais préoccupé que d’en faire une savante. Decoud lui-même semblait se rendre compte qu’il ne pouvait songer à associer plus complètement la jeune fille à sa destinée jusqu’au jour où, la révolution finie, il serait libre de l’emmener en Europe, loin de ces éternelles guerres civiles, dont l’insanité lui semblait plus insupportable encore que l’ignominie. Après un Montero, il y en aurait un autre, auquel succéderaient l’anarchie, la barbarie, la tyrannie d’une populace de toutes couleurs et de toutes origines. Le grand libérateur Bolivar l’avait bien dit, du fond de son amertume : « L’Amérique est impossible à gouverner ! Ceux qui ont travaillé pour son indépendance ont labouré la mer ! » Que m’importe tout cela ! déclarait hardiment Decoud. Il était prêt à le redire sans cesse : Antonia avait pu faire de lui un journaliste blanco, mais pas un patriote. D’abord, le mot n’avait aucun sens pour un esprit cultivé à qui est odieuse toute croyance étroite, et du reste, l’usage qui en avait été fait au cours des éternelles discordes de ces malheureux pays, l’avait profané ; il avait servi de cri de ralliement à la barbarie, de couverture à l’irrégularité, au crime, à la rapacité, au pillage.

Le jeune homme s’étonnait de la chaleur de ses arguments. Il n’avait pas eu à baisser le ton, ayant dès le début parlé à mi-voix. Ses paroles mettaient un simple murmure dans le silence des maisons sombres, aux volets tôt fermés contre l’air de la nuit, à la façon de Sulaco. Seul, le salon de l’hôtel Gould jetait insolemment l’éclat de ses quatre fenêtres, bruyant appel de lumière dans l’obscurité muette de la nuit. Et sur le petit balcon, le murmure reprit après un court silence.

— Mais nous travaillons à changer tout cela ! protestait Antonia. Tels sont précisément notre désir, notre but, notre grande cause. Ce mot, que vous méprisez, a suscité aussi courage, sacrifice, fidélité et souffrance. Papa qui…

— Il a labouré la mer, interrompit Decoud, en regardant dans la rue, où retentissaient des pas lourds et pressés.

« Votre oncle, le Grand-Vicaire de la cathédrale, vient d’entrer sous la porte, fit-il. Il a dit la messe, ce matin, sur la Plaza, pour les troupes. On lui avait élevé un autel avec des tambours, et l’on a sorti toutes les statues peintes pour leur faire prendre l’air. Tous ces saints de bois étaient rangés comme des soldats, au sommet du grand escalier, et faisaient au Vicaire Général une somptueuse escorte. J’ai contemplé la grande cérémonie des fenêtres du Porvenir. Il est étonnant, votre oncle, le dernier des Corbelàn. Il étincelait dans ses vêtements, avec la grande croix de velours cramoisi dans le dos. Et pendant tout ce temps, Barrios, notre sauveur, buvait du punch à la fenêtre ouverte du Club Amarilla. C’est un esprit fort que notre Barrios. Je m’attendais à chaque instant à voir votre oncle jeter l’anathème, à travers la Plaza, vers la fenêtre où se tenait assis notre grand borgne. Mais il n’en a rien été. À la fin de la cérémonie et après le départ des troupes, Barrios est descendu, l’uniforme déboutonné, pour pérorer avec quelques-uns de ses officiers, sur le bord du trottoir. Tout à coup, votre oncle est sorti sur la porte de la cathédrale, non plus étincelant, mais tout noir, et avec ce visage menaçant qu’il sait prendre, vous le savez, et qui lui donne un air d’esprit vengeur. Il jette un regard, marche droit vers le groupe des officiers, et saisit le général par la manche. Il l’a tenu un quart d’heure, à l’ombre d’un mur, sans lui lâcher un instant le coude. Il parlait tout le temps, sur un ton exalté, et gesticulait avec un grand bras noir. C’était une scène curieuse, et les officiers en restaient figés de stupeur. C’est un homme respectable que votre oncle le missionnaire. Il déteste bien moins les infidèles que les hérétiques, et préfère cent fois les païens aux infidèles. Il condescend gracieusement à me traiter parfois de païen, vous savez !

Antonia l’écoutait, les deux mains sur la balustrade, ouvrant et fermant doucement son éventail, et Decoud parlait un peu nerveusement, comme s’il avait eu peur de la voir s’éloigner, au premier prétexte. Leur demi-isolement, l’exquise sensation de leur intimité, le contact subtil de leurs bras, le troublaient profondément, et de temps en temps une inflexion de tendresse passait sous le flot de son murmure ironique.

— Le moindre signe de faveur d’un de vos proches m’est précieux, Antonia. Et peut-être votre oncle me comprend-il, après tout. Moi aussi, je le connais, notre Père Corbelàn. Les idées d’honneur, de justice, de probité politique se résument pour lui dans la restitution des biens confisqués à l’Église. Nulle autre pensée que ce fol espoir n’aurait pu ramener des forêts vierges et attacher à la cause ribiériste ce farouche convertisseur d’indiens sauvages. Il ferait lui-même un pronunciamiento contre le premier gouvernement venu, s’il trouvait des compagnons prêts à le suivre ! Que dit de tout cela don Carlos ? Il est vrai qu’avec son impassibilité britannique, nul ne saurait dire ce qu’il pense. Sans doute ne songe-t-il à rien qu’à sa mine, à son « État dans l’État ». Quant à madame Gould, elle pense à ses écoles, à ses hôpitaux, aux mères de jeunes enfants, aux vieillards malades des trois villages. Tournez la tête, vous la verrez demander des nouvelles de la montagne à ce sinistre docteur — comment l’appelez-vous, cet homme avec sa chemise à carreaux ? — à son Monygham, ou bien catéchiser don Pépé, ou peut-être écouter le Père Roman. Ils sont tous descendus, ce soir, tous ses ministres d’État. C’est une femme de tête, et peut-être don Carlos aussi est-il un homme de tête. Une partie du solide bon sens anglais consiste à ne pas trop penser, et à ne considérer que ce qui peut être utile sur le moment. Ces gens-là ne sont pas faits comme nous ; nous n’avons pas de raison politique, mais des passions politiques — par intermittence. Qu’est-ce qu’une conviction ? C’est un angle particulier de notre intérêt pratique ou affectif. Il n’y a pas de patriote désintéressé ; le mot fait bien, mais je ne m’en servirai pas pour vous parler, Antonia, car je sais voir clair. Je n’ai pas d’illusions patriotiques ; je n’ai que la suprême illusion d’un amoureux !

Il s’arrêta, puis reprit, en un murmure presque imperceptible :

— Il est vrai que cela peut conduire très loin !

Derrière leur dos, le flot de la marée politique, qui montait une fois par jour dans le salon des Gould, faisait entendre, de plus en plus fort, son bourdonnement de voix. Les hommes étaient arrivés isolément ou par groupes de deux ou trois, hauts fonctionnaires de la Province ou ingénieurs du chemin de fer, vêtements de toile et teints hâlés, jeunes visages ardents entre lesquels tranchait la tête neigeuse de leur chef, qui souriait avec une bonne grâce indulgente. Scarfe, l’amateur de fandangos, s’était esquivé déjà, en quête de quelque bal, dans n’importe quel faubourg de la ville. Don Juste Lopez, après avoir reconduit ses filles à la maison, avait fait une entrée solennelle, hermétiquement boutonné, jusqu’à l’éventail de sa barbe brune, dans son habit noir un peu fripé.

Les quelques membres présents de l’Assemblée Provinciale se groupèrent aussitôt autour de leur président, pour discuter les nouvelles de la guerre et la dernière proclamation de ce rebelle Montero, du misérable Montero, qui sommait, « au nom d’une démocratie justement irritée », les Assemblées Provinciales de la République de suspendre leurs séances, jusqu’à ce que son épée eût ramené la paix et que la volonté populaire eût été consultée. C’était en somme un ordre de dissolution, un trait d’audace inouïe de la part de ce misérable fou !

L’indignation montait dans le petit groupe des députés rangés derrière M. Avellanos. Don José éleva la voix pour leur crier, par-dessus le dossier de sa chaise :

— Sulaco lui a répondu en envoyant aujourd’hui une armée contre son flanc. Si toutes les autres provinces font preuve de la moitié de notre patriotisme à nous autres, Occidentaux…

Une explosion d’enthousiasme couvrit la voix vibrante de l’homme qui était la vie et l’âme du parti. Oui ! oui ! C’était vrai ! C’était une grande vérité ! Sulaco se montrait au premier rang, comme toujours. C’était un tumulte de jactance, où se manifestaient les espoirs affermis par l’événement du jour, de ces gentilshommes du Campo, soucieux de leurs troupeaux et de leurs domaines, de la sûreté de leurs familles. Car tout cela était en jeu… Non ! il était impossible que Montero pût réussir ! Ce criminel ! Cet Indien effronté ! Le vacarme persista quelque temps ; tous les regards convergeaient vers le groupe où don Juste affichait un air d’impartialité solennelle, comme s’il eût présidé une séance de l’Assemblée Provinciale.

Decoud s’était retourné au bruit ; il s’adossa à la balustrade pour lancer dans la pièce, de toute la force de ses poumons, les mots : Gran Bestia !

Ce cri inattendu eut pour effet d’apaiser le tumulte ; tous les yeux se tournèrent, avec un air d’approbation attentive, vers la fenêtre, mais Decoud avait déjà tourné le dos à la salle, et se penchait de nouveau sur la rue paisible.

— Voilà la quintessence de mon journalisme, mon argument suprême, dit-il à Antonia. J’ai inventé cette appellation, cette solution définitive d’un grand problème. Mais je ne suis pas un patriote, pas plus que le Capataz des Cargadores de Sulaco, ce Génois qui a pourtant si bien travaillé pour notre port, cet introducteur infatigable des instruments de notre progrès. Vous avez entendu bien souvent le capitaine Mitchell avouer qu’avant de posséder cet homme-là, il ne pouvait prévoir le temps nécessaire au déchargement d’un navire. Voilà qui est mauvais pour le progrès. Vous l’avez vu passer sur son fameux cheval, sa besogne achevée, pour aller éblouir les jeunes filles dans une salle de bal au sol de terre battue. Ah ! c’est un heureux homme ! Son travail consiste dans l’exercice de sa puissance personnelle ; ses loisirs se passent à recevoir les marques d’une adulation extraordinaire. Et tout cela lui plaît ! Peut-on être plus heureux ? Se sentir un objet de crainte et d’admiration…

— Seraient-ce là vos plus hautes aspirations, don Martin ? interrompit Antonia.

— Je parlais pour un homme de cette espèce, rétorqua brièvement Decoud. Les héros de ce monde ont été redoutés et admirés. Que pourrait-il demander de plus ?

Decoud avait souvent senti s’émousser contre la gravité d’Antonia les pointes de son ironie coutumière. Et il s’irritait de percevoir, même chez elle, cette inexplicable lenteur de l’intelligence féminine, qui élève si souvent une barrière entre un homme et une femme ordinaires. Mais il fit bien vite taire son agacement, car il était loin de tenir Antonia pour une femme ordinaire, quelque jugement d’ailleurs que son scepticisme pût lui attirer de sa part. Il lui affirma, avec un accent de tendresse pénétrante, que sa seule aspiration tendait à une félicité trop haute pour paraître réalisable sur cette terre.

La jeune fille rougit dans l’ombre, et l’on aurait dit que les neiges subitement fondues avaient enlevé aux brises de la Sierra toute la fraîcheur qui tempérait l’ardeur de ses joues. Le murmure du jeune homme n’avait pourtant pas pu atteindre aussi loin, malgré la chaleur de sa voix, capable de fondre un cœur de glace. Antonia se détourna vivement, comme si elle avait voulu emporter le secret de ces paroles dans la pièce brillante de lumières et résonnante de paroles.

La marée des discussions politiques battait son plein, entre les quatre murs du vaste salon, comme si un grand souffle d’espoir l’eût soulevée au-dessus de son niveau normal. La barbe en éventail de don Juste Lopez restait le centre d’une agitation passionnée et bruyante. Il y avait dans toutes les voix un accent de confiance, et les quelques Européens mêmes qui entouraient Charles Gould, représentants des intérêts matériels développés à Sulaco, sous l’égide de la San-Tomé — un Danois, deux Français et un gros Allemand discret et souriant sous ses paupières baissées —, mettaient une note nouvelle de bonne humeur dans leur déférence habituelle. Ils faisaient leur cour à Charles Gould comme au symbole vivant de la stabilité à laquelle on pouvait prétendre, sur ce sol mouvant de révolution, et se sentaient pleins d’espoir pour leurs diverses entreprises.

L’un des deux Français, court et noir, avec des yeux brillants perdus dans le fourré d’une barbe exubérante, agitait ses petites mains brunes et ses poignets délicats. Il avait fait un voyage à l’intérieur de la Province pour un syndicat de capitalistes européens, et son emphatique « Monsieur l’Administrateur », revenait à chaque minute, sonnait au-dessus du bourdonnement confus des conversations. Il racontait ses découvertes avec une expression d’enthousiasme à Charles Gould, qui abaissait sur lui un regard courtois.

Madame Gould avait l’habitude, au cours de ces réceptions obligatoires, de se retirer tranquillement, à un moment donné, dans un petit salon à son usage, contigu à la grande sala. Elle s’était levée et, en attendant Antonia, écoutait avec une bonne grâce légèrement lassée l’ingénieur en chef qui se penchait sur elle pour raconter lentement, sans le moindre geste, une histoire sans doute amusante, à en croire l’éclair de malice qui brillait dans ses yeux. Antonia, avant de rentrer dans la pièce pour rejoindre madame Gould, tourna, l’espace d’une seconde, par-dessus son épaule, la tête vers Decoud :

— Pourquoi l’un de nous croirait-il ses aspirations irréalisables ? fit-elle vivement.

— Je m’attacherai aux miennes jusqu’au bout, Antonia, répondit Decoud, les dents serrées ; puis il s’inclina très bas, un peu cérémonieusement.

L’ingénieur en chef n’avait pas encore achevé son anecdote. Son sens de l’ironie trouvait un aliment dans cette entreprise de chemin de fer menée à travers l’Amérique du Sud, et il savait conter, avec talent, cent histoires de préjugés obscurs ou de ruse non moins ignorante. Madame Gould lui prêtait maintenant une oreille attentive, et il marchait auprès d’elle, conduisant les dames hors de la pièce. Sans éveiller l’attention, ils finirent par passer tous les trois sur la galerie, par une porte-fenêtre. Seul, un prêtre de haute taille, qui arpentait silencieusement la salle bruyante, s’arrêta pour les regarder passer.

Le Père Corbelàn, que Decoud avait vu, du haut du balcon, s’engager sous la porte de l’hôtel Gould, n’avait, depuis son entrée, adressé la parole à personne. La longue soutane étroite accentuait la hauteur de sa taille ; il portait en avant son torse puissant, et la ligne droite et noire de ses sourcils unis, le dessin agressif de son visage osseux, l’étoile blanche d’une cicatrice sur sa joue glabre et bleuâtre (certificat accordé à son zèle apostolique par une bande d’indiens non convertis) faisaient soupçonner, derrière son caractère sacerdotal, le mépris de la loi et suggéraient l’idée d’un chapelain de bandits.

Il dénoua les mains rudes et osseuses qu’il tenait derrière son dos, pour secouer un doigt vers Martin.

Decoud était entré dans le salon derrière Antonia. Mais il n’avait pas été loin et s’était posté contre le rideau, dans une attitude de gravité à demi sincère, comme une grande personne qui s’associe à un jeu d’enfants. Il regarda paisiblement le doigt menaçant.

— J’ai vu ce matin Votre Révérence faire un sermon particulier, sur la Plaza, pour convertir le général Barrios, dit-il, sans faire le moindre mouvement.

— Quelle absurdité !

La voix profonde du Père Corbelàn résonna dans la pièce et fit retourner toutes les têtes sur les épaules.

— Cet homme-là est un ivrogne, messieurs. Le dieu de votre général est la bouteille !

Son accent méprisant et autoritaire imposa le silence, et un malaise plana, comme si un coup subit avait ébranlé la foi de l’assistance. Mais personne ne releva l’affirmation du Père Corbelàn.

On savait que le prêtre était sorti de ses forêts pour défendre les droits sacrés de l’Église, avec la même intrépidité fanatique qu’il avait apportée à sa prédication auprès de sauvages sanguinaires, aussi dénués de compassion humaine que de religion. Des rumeurs, qui avaient pris la proportion de légendes, disaient ses succès de missionnaire dans des régions que nul regard chrétien ne connaissait. Il avait baptisé des tribus entières d’indiens et mené avec eux une vie sauvage. On chuchotait que le Padre faisait, avec ses Indiens, des chevauchées sans fin, à demi nu, armé d’un bouclier en cuir de buffle et — qui sait ? — sans doute aussi d’une grande lance.

Vêtu de peaux de bêtes, il avait erré dans la Cordillère pour rechercher des prosélytes jusqu’à la limite des neiges éternelles. On n’avait, d’ailleurs, jamais entendu le Père Corbelàn se vanter de ces exploits, mais il ne cachait pas son opinion sur les politiciens de Santa Marta, plus durs de cœur et plus corrompus, à son avis, que les païens auxquels il avait porté la parole de Dieu.

Son zèle intempestif pour les avantages de l’Église faisait beaucoup de tort à la cause ribiériste. Tout le monde savait qu’il avait refusé son élévation à l’épiscopat du diocèse occidental, tant que justice n’aurait pas été rendue à l’Église spoliée. Le Géfé Politico de Sulaco (le fonctionnaire même que le capitaine Mitchell devait arracher plus tard à la fureur populaire) insinuait avec un cynisme naïf que Leurs Excellences les ministres avaient sans doute choisi la plus mauvaise saison pour faire traverser les montagnes au Padre, en l’envoyant à Sulaco, avec l’espoir de le voir mourir de froid sous le souffle glacé des grands paramos. Tous les ans, de robustes muletiers, rompus pourtant à toutes les intempéries, succombaient en route. Mais Leurs Excellences n’avaient pas dû se rendre compte de la résistance de ce prêtre. Cependant, les ignorants commençaient à murmurer, prétendant que les réformes ribiéristes tendaient seulement à prendre les terres au peuple, pour en donner quelques-unes aux étrangers qui construisaient le chemin de fer et la majeure partie aux prêtres.

Tels étaient les résultats du zèle du Grand Vicaire. Sur la Plaza même, dans sa courte allocution aux soldats (dont les premiers seuls avaient pu l’entendre) il n’avait pas su retenir une allusion à son idée fixe d’une Église outragée, qui attendait une réparation du pays repentant. Le Géfé Politico en avait été outré. Mais il ne pouvait guère faire jeter dans la prison du Cabildo le beau-frère de don José !

Ce haut magistrat, homme bienveillant et populaire, venait à pied de l’intendance faire visite aux Gould. Il rendait tous les saluts avec une courtoisie pleine de dignité, aux plus humbles comme aux plus grands. Ce soir-là, il était venu tout droit à Charles Gould pour lui crier avec rage qu’il aurait voulu reléguer le Grand-Vicaire hors de Sulaco, l’envoyer n’importe où, dans quelque île déserte, aux Isabelles, par exemple, de préférence dans celle qui est dépourvue d’eau, n’est-ce pas don Carlos ? avait-il ajouté d’un ton mi-plaisant, mi-sérieux. Ce prêtre indomptable, qui avait refusé comme résidence le palais épiscopal et préférait pendre son vieux hamac au milieu des gravats et des toiles d’araignée d’un couvent séquestré de dominicains, ne s’était-il pas mis en tête de négocier une amnistie sans conditions pour Hernandez le voleur ! Mieux encore, il semblait être entré en rapports avec le criminel le plus audacieux que le pays eût connu depuis des années. La police de Sulaco était naturellement au courant des faits. Le Père s’était assuré le concours de cet Italien téméraire, le Capataz des Cargadores, seul homme désigné pour une telle mission, et avait, par lui, envoyé un message à Hernandez.

Le Père Corbelàn, qui avait fait ses études à Rome, savait l’italien. On avait vu le Capataz entrer de nuit dans l’ancien couvent dominicain ; une vieille qui servait le Grand-Vicaire avait entendu prononcer le nom d’Hernandez et, le dimanche précédent, le Capataz des Cargadores avait quitté au galop la ville pour n’y rentrer que le troisième jour. La police aurait mis la main sur le Capataz, sans la crainte de ses hommes, bande turbulente, très capable de faire une émeute. Il n’était pas facile, en ce temps, de gouverner Sulaco, où affluaient tous les mauvais garnements attirés par l’argent des travailleurs du chemin de fer. La populace était agitée par les discours du Père Corbelàn. Et le haut magistrat exposait à Charles Gould que la Province, aujourd’hui dépourvue de troupes, était à la merci du premier coup de main venu, qui trouverait les autorités parfaitement désarmées.

Mélancolique, un long cigare mince aux lèvres, il alla s’asseoir dans un fauteuil, tout près de don José, vers lequel il se penchait de temps en temps, pour échanger avec lui quelques paroles. Il affecta de ne pas remarquer l’entrée du Père Corbelàn, dont les éclats de voix, derrière son fauteuil, lui faisaient hausser les épaules avec impatience.

Le Padre était resté quelque temps immobile, mais cette immobilité même avait l’air vindicatif qui semblait caractériser toutes ses attitudes. La sombre ardeur d’une conviction profonde donnait à sa silhouette noire un aspect particulier. Mais les traits farouches du prêtre parurent s’adoucir, lorsque, fixant les yeux sur Decoud, il leva lentement et solennellement son long bras noir.

— Ah, vous ! vous êtes un véritable païen ! fit-il d’une voix discrète et profonde en s’approchant d’un pas, l’index dressé vers la poitrine du jeune homme.

Très calme, la tête appuyée contre le mur, à travers l’épaisseur du rideau, et le menton levé, Decoud se prit à sourire.

— Si vous voulez ! concéda-t-il avec la nonchalance légèrement lassée d’un homme accoutumé à de telles sorties, mais peut-être Votre Grandeur n’a-t-elle pas découvert le dieu que j’adore ? C’est chose moins facile, sans doute, que pour votre Barrios.

Le prêtre réprima un geste de découragement.

— Vous ne croyez ni à Dieu ni à diable ! fit-il.

— Et je n’adore pas la bouteille, non plus, riposta Decoud sans broncher. Pas plus d’ailleurs que l’autre confident de Votre Révérence. C’est du Capataz des Cargadores que je veux parler. Il ne boit pas. Votre description de mon caractère fait honneur à votre perspicacité. Mais pourquoi m’appeler païen ?

— C’est vrai, rétorqua le prêtre. C’est dix fois pire. Un miracle ne vous convertirait pas !

— Certes, je ne crois pas aux miracles, fit tranquillement Decoud, tandis que le Père Corbelàn haussait d’un air déconcerté ses hautes et larges épaules.

— Une manière de Français… athée… matérialiste, énonça-t-il lentement, comme s’il eût pesé soigneusement les termes de son appréciation ; pas plus enfant de son pays que d’aucun autre.

— À peine humain, en somme, commenta Decoud, à mi-voix, la tête appuyée au mur et les yeux au plafond.

— Victime de cet âge sans foi ! conclut entre ses dents, d’un ton sombre, le Père Corbelàn.

— Victime dont on sait se servir en tout cas comme journaliste, fit Decoud en changeant de position et en prenant un accent plus animé. Votre Grandeur a-t-elle omis de lire le dernier numéro du Porvenir ? Je vous assure qu’il ressemble de tous points aux autres. En politique générale, il continue à traiter Montero de gran bestia et à stigmatiser son frère le guérillero du double titre d’espion et de laquais. Que voulez-vous de mieux ? Pour ce qui a trait aux affaires locales, le journal presse le Gouvernement Provincial d’enrôler en bloc, dans l’armée nationale, la bande d’Hernandez le voleur qui est, paraît-il, un protégé de l’Église, ou tout au moins du Grand-Vicaire. N’est-ce pas une recommandation suffisante ?

Le prêtre hocha la tête en signe d’assentiment et, pivotant sur les talons de ses souliers carrés à grosses boucles d’acier, se remit à marcher de long en large, les mains derrière le dos, les pieds solidement appuyés au sol. Lorsqu’il se retournait, la brusquerie de son mouvement soulevait légèrement la jupe de sa soutane.

Le grand salon s’était peu à peu vidé. En voyant le Géfé Politico quitter son siège pour partir, la plupart des hommes encore présents se levèrent en signe de respect et don José Avellanos cessa un instant de se balancer. Mais avec un signe de protestation polie et un geste de la main vers Charles Gould, le premier magistrat s’éclipsa discrètement.

Dans le silence relatif de la pièce, les « Monsieur l’Administrateur » du petit Français barbu prenaient une acuité quasi surnaturelle. L’émissaire du syndicat capitaliste continuait à crier son enthousiasme :

— Dix millions de dollars de cuivre sous les yeux, Monsieur l’Administrateur. Dix millions sous les yeux ! Et un chemin de fer bientôt ! Un chemin de fer ! On ne voudra jamais en croire mon rapport. C’est trop beau !

Il se laissait aller à des transports bruyants, au milieu de l’approbation grave des assistants, devant le calme imperturbable de Charles Gould.

Le prêtre poursuivait sa marche solitaire, faisant brusquement voler, à chaque bout de la pièce, la jupe de sa soutane. Decoud lui souffla ironiquement :

— Ces Messieurs parlent de leurs dieux !

Le Père Corbelàn s’arrêta court, regarda fixement, un instant, le journaliste de Sulaco, haussa légèrement les épaules et reprit sa marche lourde de voyageur obstiné.

Le groupe des Européens, formé autour de Charles Gould, se dispersait peu à peu ; haut et mince, l’administrateur de la grande mine d’argent était visible maintenant de la tête aux pieds, découvert par le reflux de ses hôtes, qui le laissaient seul, sur le grand tapis carré, où fleurs et arabesques formaient, sous ses bottines brunes, un parterre coloré. Le Père Corbelàn s’approcha du fauteuil roulant de don José Avellanos.

— Venez, frère, dit-il sur un ton de brusquerie affectueuse, avec une nuance de soulagement, en homme impatienté qui voit enfin se terminer une cérémonie parfaitement oiseuse. A la casa ! A la casa ! Tout cela n’est que bavardage. Allons maintenant nous recueillir et prier le ciel de nous guider dans la bonne voie.

Il levait en l’air ses yeux noirs. Avec la lueur de fanatisme qui brillait dans son regard, il avait l’air d’un géant à côté du frêle diplomate — la vie et l’âme du parti. Mais le porte-parole, ou plutôt l’interprète de ce même parti, ce « fils Decoud » revenu de Paris, et dont les beaux yeux d’Antonia avaient fait un journaliste, savait bien qu’il n’en était rien, et qu’il n’était, en fait, qu’un prêtre impétueux, guidé par une idée fixe, redouté des femmes et exécré des hommes du peuple.

Martin Decoud croyait prendre un plaisir d’artiste et de dilettante à contempler la frénésie et l’extravagance auxquelles une conviction sincère et presque sacrée peut pousser les hommes. — Il faut que ce soit une espèce de folie pour les amener à se détruire ainsi, s’était-il souvent dit.

Dès qu’elle se traduisait en actes, toute conviction lui paraissait tourner à cette sorte de démence que les dieux font peser sur ceux dont ils souhaitent la perte. Il n’en goûtait que mieux, en connaisseur, la saveur amère de la situation. Et ces deux hommes s’entendaient bien, comme s’ils avaient senti qu’une conviction impérieuse peut, au même titre qu’un scepticisme total, mener un homme très loin dans les chemins de traverse de la politique.

Don José avait cédé à la pression de la grosse main noueuse et Decoud avait suivi les deux beaux-frères. Dans la vaste salle vide, où la fumée des cigares laissait traîner une buée bleuâtre, un visiteur s’attardait seul, un homme à paupières lourdes, à joues rondes, à moustache tombante, marchand de peaux d’Esmeralda, qui était venu par la route à Sulaco, en traversant, avec quelques domestiques, la chaîne côtière. Il était plein de son voyage, surtout entrepris dans le but de voir l’administrateur de San-Tomé, dont il voulait solliciter l’aide dans l’intérêt de son commerce auquel il espérait donner une grande extension, maintenant que la paix allait être assurée dans le pays.

— Car elle va être assurée ? demandait-il avec insistance, en avilissant, avec son bizarre ton pleurard et inquiet, la sonorité du langage espagnol, qu’il écorchait avec volubilité, comme une sorte d’argot servile.

Un honnête homme pouvait bien mener son petit commerce dans le pays, et même songer, en toute confiance, à lui donner de l’extension, n’est-ce pas ? Il semblait implorer de Charles Gould un mot de confirmation, murmure d’assentiment, voire un simple signe de tête.

Mais il n’en put rien obtenir. Son inquiétude allait croissant et, dans les intervalles de silence, il jetait les yeux de côté et d’autre ; cependant, il ne voulait pas renoncer et se lançait, par diversion, dans des allusions tendancieuses aux périls de son voyage.

L’audacieux Hernandez, disait-il, avait quitté son repaire habituel et traversé la plaine de Sulaco, pour aller se cacher dans les ravins de la chaîne côtière. La veille, à quelques heures seulement de Sulaco, le négociant et ses serviteurs avaient vu, sur la route, trois hommes d’allure suspecte, immobiles sur leurs chevaux dont les têtes étaient rapprochées. Puis, deux d’entre eux s’étaient éloignés en hâte, dirigeant leur monture vers un petit ravin, à gauche de la route.

— Nous avons fait halte, continuait l’homme d’Esmeralda, et j’ai voulu me cacher derrière un buisson. Mais aucun de mes mozos ne s’est soucié d’aller voir ce que cela voulait dire, et le troisième cavalier paraissait nous attendre. À quoi bon nous cacher ? Nous avions été vus. Aussi nous sommes-nous avancés en tremblant. Il nous a laissés passer sans un mot de politesse ; c’était un homme monté sur un cheval gris, le chapeau rabattu sur les yeux. Mais un instant après, nous l’entendions galoper derrière nous. Nous nous sommes retournés sans qu’il parût intimidé. Il vint à moi et, me touchant le pied du bout de sa botte, me demanda un cigare avec un rire qui me fit frissonner. Nous ne lui avions pas vu d’armes, mais le geste qu’il fit pour chercher ses allumettes nous révéla un énorme revolver passé à sa ceinture. Je frémissais ! Il avait des favoris terribles, Don Carlos, et comme il ne faisait pas mine de partir, nous n’osions pas bouger. À la fin, il me dit, en chassant par les narines la fumée de mon cigare : « Señor, il vaudrait peut-être mieux pour vous que je reste derrière votre petite troupe, vous n’êtes plus bien loin de Sulaco. Que Dieu soit avec vous ! » Que faire ? Nous nous sommes remis en route. Il n’y avait pas à résister. Nous aurions pu avoir affaire à Hernandez lui-même, bien que mon domestique, qui était venu plusieurs fois, par mer, à Sulaco, m’ait affirmé avoir reconnu dans cet homme le chef des portefaix de la Compagnie O.S.N. Plus tard, le soir même, je l’ai revu au coin de la Plaza ; il causait avec une petite métisse qui se tenait à l’arçon de sa selle, la main sur la crinière de son cheval gris.

— Je vous assure, Señor Hirsch, murmura Charles Gould, que vous n’avez couru aucun danger dans cette circonstance.

— C’est possible, Señor, mais j’en frémis encore. Il avait un air bien farouche. Et qu’est-ce que cela signifie ? Un employé de la Compagnie qui cause avec des brigands, oui des brigands — ces autres cavaliers — dans un endroit solitaire, et qui se conduit lui-même comme un bandit ! Un cigare, ce n’est rien ; mais qu’est-ce qui l’aurait empêché de me demander ma bourse ?

— Non, non Señor Hirsch, murmura Charles Gould, en détournant les yeux pour les laisser errer distraitement dans la pièce, tandis que l’homme au nez crochu levait vers lui son visage rond dans une attitude de supplication presque enfantine. Si c’est le Capataz des Cargadores que vous avez rencontré — et cela ne fait aucun doute, n’est-ce pas ? — vous pouvez être parfaitement tranquille.

— Merci ; vous êtes bien bon ! Mais la mine farouche de cet homme, don Carlos ! Il m’a demandé un cigare de façon si familière. Qu’est-ce qui serait arrivé, si je n’avais pas eu de cigare ? J’en frémis encore ! Et que pouvait-il bien avoir à faire avec des voleurs, dans ce coin solitaire ?

Mais Charles Gould, franchement préoccupé maintenant, ne lui accordait plus une parole, ni un geste. L’impénétrabilité de l’homme qui personnifiait la Concession Gould comportait des nuances. La mutité ne constitue qu’une affliction fatale, mais le roi de Sulaco savait assez bien parler quand il le fallait, pour que sa taciturnité en acquît un pouvoir magique. Fortifiés par son don de parole, ses silences prenaient, tout aussi bien que des mots, le sens du doute, de l’assentiment, de la dénégation ou du simple commentaire. Ils signifiaient : « Songez-y bien ! » ou bien : « Continuez ! »

Le simple mot : « Je vois ! » murmuré à voix basse, avec un hochement de tête approbatif, après une demi-heure d’attention patiente, équivalait à un contrat verbal, auquel on avait appris à se fier sans réserve : n’y avait-il pas, derrière, la mine de San-Tomé, soutien de tous les intérêts matériels du pays, puissance telle que dans l’étendue entière de la Province Occidentale, elle n’avait à craindre aucun mauvais vouloir, du moins aucun mauvais vouloir qu’elle ne pût se concilier dix fois pour une, à prix d’or ?

Mais, pour le petit homme au nez crochu, inquiet de son commerce de peaux, le silence de Charles Gould présageait un échec. Le moment n’était évidemment pas opportun pour donner un nouvel essor aux affaires d’un homme modeste. Il enveloppait dans une même malédiction mentale le pays tout entier et tous ses habitants, partisans de Ribiera ou de Montero, et des larmes embuaient sa muette colère, à la pensée des innombrables peaux de bœufs qui allaient se perdre dans les espaces sans limites du Campo, avec ses palmiers solitaires dressés sur le cercle égal de l’horizon, comme des navires sur la mer, avec les bouquets de ses arbres touffus immobiles sur l’océan mouvant des hautes herbes, comme des îlots de verdure.

Il y avait là des peaux qui pourrissaient sans profit pour personne, qui pourrissaient à l’endroit même où les avaient jetées des hommes appelés par les nécessités pressantes des révolutions politiques. L’âme pratique et mercantile de Señor Hirsch se révoltait contre une telle absurdité, et déconcerté, il ne put retenir, en prenant respectueusement congé de la puissante et majestueuse mine de San-Tomé, représentée par Charles Gould, ce murmure douloureux, sorti du fond de son cœur ulcéré :

— C’est une grande, grande folie, que tout cela, don Carlos ; à Hambourg, le cours des peaux monte, monte sans cesse. Bien entendu, le gouvernement ribiériste mettra ordre à tout cela… quand il sera solidement établi… Mais, en attendant…

Il soupira.

— Oui, en attendant… répéta Charles Gould, imperturbable.

L’homme haussa les épaules. Pourtant il ne voulait pas s’en aller encore. Il y avait une petite affaire dont il désirait, avec sa permission, entretenir l’administrateur. Il connaissait quelques bons amis à Hambourg (il dit le nom de la Société), qui cherchaient à faire des affaires de dynamite. Un contrat passé, pour la fourniture de la dynamite, avec la mine de San-Tomé, et peut-être, plus tard, avec d’autres mines, qui ne pouvaient manquer de… Le petit homme d’Esmeralda allait s’étendre sur son sujet, mais Charles Gould l’interrompit. On aurait dit que la patience de l’administrateur était enfin à bout.

— Señor Hirsch, dit-il, j’ai assez de dynamite là-haut, dans la montagne, pour la faire écrouler tout entière dans la vallée ou — sa voix se fit plus vibrante — pour faire sauter, à mon gré, la moitié de Sulaco !

Charles Gould souriait devant les yeux ronds et le regard de stupeur du négociant en peaux, qui murmurait à la hâte : Vraiment ? Vraiment ? et se décidait enfin à partir. Comment conclure des affaires d’explosifs avec un administrateur si richement pourvu et si peu encourageant ? C’est en vain qu’il avait subi la torture de la selle et s’était exposé aux atrocités du bandit Hernandez. Ni les peaux, ni la dynamite !… Les épaules mêmes de l’industrieux Israélite exprimaient l’abattement. Sur le seuil de la porte, il salua profondément l’ingénieur en chef, mais, dans le patio, au bas de l’escalier, il s’arrêta court, sa main potelée sur les lèvres, dans une attitude d’étonnement méditatif.

— Que peut-il vouloir faire d’une telle provision de dynamite, murmura-t-il, et pourquoi me dit-il cela ?

L’ingénieur en chef s’encadrait dans l’embrasure de la porte, par où le flot politique s’était écoulé jusqu’à sa dernière et insignifiante petite goutte ; il fit un signe familier au maître de la maison, resté immobile, au milieu des meubles, comme un grand phare parmi les récifs découverts.

— Bonsoir, je m’en vais. J’ai ma bécane en bas. Le chemin de fer saura où s’adresser, s’il vient à manquer un jour de dynamite. Nous en avons fini, pour quelque temps, avec la scie et la hache. Nous allons bientôt faire sauter les obstacles.

— Ne venez pas m’en demander, fit Charles Gould, avec une sérénité parfaite. Je n’en ai pas une once à céder à personne. Pas une once ! Je ne la donnerais pas à mon propre frère, si j’avais un frère, fût-il ingénieur en chef du plus magnifique chemin de fer du monde !

— Et pourquoi cela ? s’enquit avec douceur l’ingénieur en chef. Serait-ce manque d’obligeance ?

— Non, fit Charles Gould d’un ton ferme. C’est de la politique.

— Un peu radicale, me semble-t-il, remarqua l’ingénieur du seuil de la porte.

— Est-ce bien le mot propre ? demanda, du milieu de la pièce, Charles Gould.

— J’entends par là qu’elle va jusqu’à la racine, comprenez-vous ? expliqua l’autre en souriant.

— Oui, c’est juste, répondit posément Charles Gould. La Concession a poussé dans ce pays, dans cette province, dans cette gorge de montagne, des racines si profondes qu’il ne sera permis qu’à la dynamite de l’en arracher. C’est mon idée… et ce sera la dernière carte que je jouerai.

— Belle partie, fit l’ingénieur avec une nuance de discrétion, en sifflant doucement. Avez-vous parlé à Holroyd de ce singulier atout qui vous reste en main ?

— Ce ne sera un atout qu’au moment de le jouer, lorsque je le jetterai sur la table, à la fin de la partie. En attendant, appelez cela, si vous voulez, une… une…

— Une arme ? suggéra l’ingénieur.

— Non, un argument plutôt ! corrigea doucement Charles Gould. Et c’est sous ce jour que j’ai présenté la chose à M. Holroyd.

— Qu’en a-t-il dit ? fit l’autre, avec un intérêt non déguisé.

— Lui ? reprit Charles Gould, après un instant d’hésitation, il m’a dit de tenir ferme comme roc et de mettre ma confiance en Dieu. Il a dû être quelque peu surpris. Au reste, vous savez, poursuivit l’administrateur de la San-Tomé, il est bien loin, et, comme on dit dans ce pays, Dieu est bien haut au-dessus de nos têtes !

Le rire d’approbation de l’ingénieur en chef s’éteignit au pied de l’escalier, tandis que, de sa petite niche, la Madone à l’Enfant semblait regarder son large dos, secoué encore par une explosion de gaieté.




Chapitre VI

Un profond silence régnait dans la casa Gould. Le maître de la maison suivit le corridor, pour ouvrir la porte de sa chambre, et aperçut sa femme assise dans son grand fauteuil à lui, le fauteuil où il avait coutume de fumer. Elle était toute songeuse et tenait les yeux fixés sur ses petits souliers. L’entrée de son mari ne lui fit pas lever la tête.

— Fatiguée ? demanda Charles Gould.

— Un peu, répondit madame Gould ; puis, le regard toujours baissé, elle ajouta, d’un ton pénétré : Il y a dans tout cela quelque chose d’affreusement irréel.

Debout devant la longue table où traînaient, au milieu d’un fouillis de papiers, une cravache et une paire d’éperons, Charles Gould regardait sa femme.

— La chaleur et la poussière devaient être intolérables, cet après-midi, au bord de l’eau, murmura-t-il sur un ton de commisération. Le reflet du soleil sur la terre devait être terrible.

— On peut toujours fermer les yeux devant l’éclat de la lumière, dit madame Gould. Mais, mon cher Charley, je ne puis fermer les yeux sur notre position, sur cet affreux…

Elle regarda le visage de son mari d’où avait disparu toute marque de sympathie, toute trace d’un sentiment quelconque. « Pourquoi ne me dites-vous rien ? » fit-elle d’un ton plaintif.

— Je croyais, répondit lentement Charles Gould, que vous m’aviez parfaitement compris, dès le premier jour, et que nous nous étions dit, depuis longtemps, tout ce qu’il y avait à dire sur ce sujet. Il n’y a rien à ajouter, aujourd’hui. Il y avait à faire des choses que nous avons faites et que nous avons continué à faire. Il n’est plus temps de reculer maintenant ; je crois même que, dès le premier jour, il n’y avait plus moyen de revenir en arrière. Bien plus, nous ne pourrions pas rester sur place.

— Ah ! si l’on savait seulement jusqu’où vous voulez aller, fit madame Gould, affectant un ton enjoué, pour dissimuler un tremblement intérieur.

— J’irai jusqu’au bout, aussi loin que cela me mène, répondit-il d’un ton positif qui causa à madame Gould un second frisson difficilement réprimé.

Elle s’était levée, avec un sourire gracieux, et sa petite personne paraissait encore diminuée par la lourde masse de ses cheveux et par la longue traîne de sa robe.

— Mais toujours dans la voie du succès ? fit-elle d’un ton persuasif.

Charles Gould l’enveloppa d’un regard bleu de ses yeux d’acier, puis, sans hésitation :

— Certes ; il n’y a pas d’alternative.

Il mettait dans son accent une assurance profonde. C’étaient, d’ailleurs, les seules paroles que sa conscience l’autorisât à dire.

Le sourire de madame Gould resta un peu trop longtemps figé sur ses lèvres ; elle murmura :

— Je vais vous quitter ; j’ai bien mal à la tête. La chaleur, la poussière étaient, en effet… Je pense que vous allez retourner à la mine avant le jour ?

— À minuit, répondit Charles Gould. Nous descendons demain avec les lingots. Après quoi, je passerai ici, près de vous, trois jours de congé.

— Ah ! vous allez au-devant de l’escorte ? Je serai, à cinq heures, sur le balcon pour vous regarder passer. Jusque-là, au revoir !

Charles Gould fit rapidement le tour de la table pour s’incliner devant sa femme et porter ses deux mains à ses lèvres. Sans lui laisser le temps de se redresser de toute sa hauteur, elle dégagea une de ses mains, et la lui passa sur la joue, en une caresse légère, comme s’il eût été un petit garçon.

— Tâchez de prendre un peu de repos pendant une heure ou deux, murmura-t-elle en désignant du regard le hamac déployé dans un coin reculé de la pièce.

Sa longue traîne ondula doucement derrière elle sur les briques rouges. Au seuil de la porte, elle se retourna.

Deux grosses lampes à globes dépolis baignaient d’une lumière riche et douce les quatre murs de la chambre, la vitrine d’armes, la poignée de cuivre du sabre de Harry Gould, qui se détachait sur son carré de velours, et l’aquarelle de San-Tomé dans son cadre de bois noir. Madame Gould la contempla en soupirant.

— Ah ! si nous avions laissé tout cela tranquille, Charles !

— Non ! fit-il avec humeur. C’était impossible !

— Peut-être était-ce impossible, en effet, concéda doucement madame Gould. Ses lèvres tremblaient légèrement, mais elle eut un joli sourire de bravoure. Nous avons dérangé bien des serpents dans ce paradis, n’est-ce pas, Charley ? ajouta-t-elle.

— Oui, je m’en souviens, répondit Charles Gould. Don Pépé appelait cette gorge le paradis des serpents. Certes, nous avons dû en déranger beaucoup. Mais rappelez-vous, mon amie. Cet endroit-là n’est plus maintenant ce qu’il était quand vous avez fait votre pochade. Il montra de la main la petite aquarelle pendue au grand mur nu. Ce n’est plus un paradis de serpents. Nous y avons amené des hommes que nous ne pouvons pas abandonner, pour aller recommencer ailleurs une vie nouvelle.

Il fixa sur sa femme un regard de ferme résolution, auquel madame Gould répondit par un air de crânerie intrépide. Puis elle quitta la pièce en fermant doucement la porte derrière elle.

Au sortir de la chambre brillamment éclairée, la pénombre du corridor, avec les tiges et les feuillages de ses plantes rangées le long de la balustrade, rappelait le calme mystérieux d’une forêt touffue. Dans les nappes de lumière projetées par les portes ouvertes des salons, les fleurs rouges, blanches ou mauves brillaient d’un éclat aussi vif que sous les rayons du soleil, et la silhouette de madame Gould se détachait avec la même netteté que si elle avait traversé une de ces taches ensoleillées qui rompent, dans les clairières, l’ombre mélancolique de la forêt. La lampe, juchée au-dessus de la porte du salon, fit étinceler les pierres de ses bagues, sur la main qu’elle portait à son front.

— Qui va là ? s’écria-t-elle d’une voix émue. Est-ce vous, Basilio ?

Un regard jeté dans le salon lui fit voir Martin Decoud qui allait et venait parmi les chaises et les tables, comme s’il eût perdu quelque chose.

— Antonia a oublié ici son éventail, répondit Decoud avec un air de distraction singulière, et je suis monté pour le chercher.

Mais en prononçant ces paroles, il ne songeait évidemment plus à sa recherche. Il marcha droit vers madame Gould, qui fixait sur lui un regard de surprise troublée.

— Señora… commença-t-il à voix basse.

— Qu’y a-t-il, don Martin ? demanda madame Gould en ajoutant avec un léger rire, comme pour excuser la vivacité de sa question : Je suis très nerveuse aujourd’hui.

— Aucun danger immédiat, répondit Decoud sans pouvoir dissimuler son agitation. Je vous en prie, ne vous tourmentez pas ; non, il ne faut pas vous agiter.

Les yeux très grands ouverts, et les lèvres figées en un sourire forcé, madame Gould cherchait, de sa petite main couverte de bagues, un appui contre le linteau de la porte.

— Vous n’imaginez sans doute pas combien vous êtes alarmant ainsi à l’improviste…

— Moi ! alarmant ! protesta-t-il, sur un ton sincère de surprise et de peine. Je vous assure que je ne suis pas le moins du monde inquiet moi-même. On a perdu un éventail ; eh bien, on le retrouvera. Mais je ne crois pas qu’il soit ici. C’est un éventail que je cherche. Je ne comprends pas comment Antonia a pu… Eh bien, l’as-tu retrouvé, amigo ?

— No, Señor, répondit derrière madame Gould la voix onctueuse de Basilio le majordome, je ne crois pas que la Señorita l’ait laissé dans la maison.

— Va le chercher dans le patio, va mon ami ; cherche-le bien, sur l’escalier, sous le porche, sur toutes les dalles de la cour ; cherche-le jusqu’à ce que je redescende… Ce garçon-là, poursuivit-il en anglais en s’adressant à madame Gould, surgit toujours derrière les gens, avec ses pieds nus. Je lui ai fait chercher cet éventail, en entrant chez vous, pour expliquer mon apparition et mon brusque retour.

Il se tut et madame Gould dit aimablement :

— Vous êtes toujours le bienvenu. Puis, après un silence, elle ajouta : Mais j’attends que vous me disiez la cause de ce retour.

Decoud affecta tout à coup une extrême nonchalance.

— J’ai horreur des espions ! Oh ! la cause de mon retour ? Eh bien, oui ! il a une cause. Il n’y a pas que l’éventail favori d’Antonia qui soit perdu. Comme je rentrais chez moi, après avoir reconduit à leur porte don José et Antonia, j’ai rencontré le Capataz des Cargadores, qui a arrêté son cheval pour me parler.

— Serait-il arrivé quelque chose aux Viola ? demanda madame Gould.

— Les Viola ? Vous voulez parler du vieux Garibaldien, le propriétaire de l’hôtel où vivent les ingénieurs ? Non ! il ne lui est rien arrivé ; ce n’est pas de lui que m’a parlé le Capataz ; il m’a dit seulement que le télégraphiste de la Compagnie des Câbles était sorti tête nue, sur la Plaza, et courait à ma recherche. Il y a des nouvelles de l’intérieur, madame, des rumeurs tout au moins.

— De bonnes nouvelles ? demanda madame Gould à voix basse.

— Je crois qu’il ne faut pas trop s’y fier, mais je dirais plutôt qu’elles sont mauvaises. Elles impliqueraient qu’après une bataille de deux jours livrée près de Santa Marta, les Ribiéristes ont été battus. Les faits dateraient de quelques jours, d’une semaine peut-être. La nouvelle vient d’en arriver à Cayta, d’où le télégraphiste a câblé ici, à son collègue. Nous aurions été sages de garder Barrios à Sulaco.

— Que faire maintenant ? murmura madame Gould.

— Rien ! Il est en mer avec ses troupes, et arrivera dans deux jours à Cayta, où il apprendra les nouvelles. Qui sait le parti qu’il prendra ! Tenir Cayta ? Faire sa soumission à Montero ? Il est plus probable qu’il licenciera son armée et se fera mener, par un des bateaux de la Compagnie O.S.N., vers le Nord ou vers le Sud, à Valparaiso ou à San Francisco, peu importe. Notre Barrios a une grande habitude de ces exils et de ces retours, qui marquent les points, au jeu de la politique.

Decoud échangeant un long regard avec madame Gould, ajouta comme par manière de suggestion :

— Pourtant, si nous avions eu ici Barrios, avec ses deux mille fusils perfectionnés, nous aurions pu faire quelque chose.

— Montero vainqueur, tout à fait vainqueur ! soupira madame Gould avec incrédulité.

— Oh ! c’est un canard, sans doute. C’est un volatile qu’on rencontre souvent dans des circonstances analogues. Et quand bien même ce serait vrai ? Mettons tout au pis, et supposons que ce soit la vérité.

— Alors, tout est perdu ? fit madame Gould, avec le calme du désespoir.

Elle sentit tout à coup, elle vit l’émotion profonde que Decoud tentait de dissimuler sous un air de feinte insouciance. Cette émotion se trahissait par la fixité ardente de son regard, par le pli à demi ironique, à demi méprisant de ses lèvres. Et ce furent des mots français qui lui vinrent à la bouche, comme si, pour ce Costaguanien du boulevard, il n’y eût pas eu de langage aussi expressif.

Non, madame, rien n’est perdu.

Ces paroles réveillèrent madame Gould de sa stupeur, comme une commotion électrique ; elle s’écria vivement :

— Que voulez-vous donc faire ?

Mais déjà une nuance d’ironie perçait sous l’émotion contenue de Decoud.

— Que peut-on attendre d’un vrai Costaguanien ? Une nouvelle révolution, bien entendu. Ma parole, madame, je crois que je suis un vrai hijo del pays, un véritable fils du pays, quoi qu’en dise le Père Corbelàn. Et je ne suis pas assez incroyant pour ne pas avoir foi dans mes propres idées, dans mes propres remèdes, dans mes propres désirs.

— Vraiment ? fit madame Gould d’un air de doute.

— Vous ne paraissez pas convaincue, poursuivit Decoud en français ; dites alors : dans mes propres passions.

Cette addition ne fit pas broncher madame Gould. Elle en comprenait parfaitement le sens, sans avoir, pour cela, besoin d’écouter les explications de Decoud.

— Il n’y a rien, continua-t-il, que je ne sois prêt à faire pour Antonia, rien que je ne sois décidé à entreprendre, aucun risque que je ne veuille courir pour elle.

Decoud semblait puiser une audace nouvelle dans cette affirmation de ses sentiments. « Vous ne me croiriez pas, si je vous disais que c’est l’amour de mon pays qui… »

Elle fit, de la main, un geste de protestation résignée, comme pour dire qu’elle avait renoncé à trouver personne qui fût animé de ce mobile.

— Une révolution à Sulaco, poursuivait Decoud à mi-voix, mais toujours avec la même véhémence, ferait triompher la Grande Cause, madame, au lieu même de sa conception, dans sa ville natale.

La jeune femme fronçait les sourcils, et se mordait la lèvre, d’un air pensif. Elle fit un pas pour s’éloigner de la porte.

— Vous n’allez pas parler à votre mari ? demanda Decoud avec inquiétude.

— Mais vous aurez besoin de son aide ?

— Certes, admit-il sans hésitation. Tout, ici, repose sur la San-Tomé ! Mais je préférerais que, pour l’instant, il ne sût rien de mes… espoirs.

Le visage de madame Gould exprima la surprise, tandis que Decoud s’approchait d’elle et, sur un ton de mystère :

— Voyez-vous, expliqua-t-il, c’est un tel idéaliste !

Madame Gould rougit, en même temps que ses yeux s’assombrissaient.

— Charley ! un idéaliste ! fit-elle rêveusement, comme en se parlant à elle-même. Que pouvez-vous bien vouloir dire ?

— Je reconnais, fit Decoud, que la chose peut paraître singulière à entendre, en présence de cette mine de San-Tomé, le plus positif peut-être de tous les faits de l’Amérique du Sud ! Mais ce fait même, voyez jusqu’à quel point il l’a idéalisé !…

Puis, après un silence : « Vous rendez-vous compte, Señora, de tout ce qu’il a mis d’idéalisme dans l’existence, dans la valeur, dans la signification même de cette mine, vous en rendez-vous compte ? »

Decoud ne parlait pas à la légère, et il obtint l’effet qu’il souhaitait : la jeune femme, toute prête à prendre feu, s’apaisa soudain, et avec un soupir qui ressemblait à un gémissement :

— Que savez-vous ? demanda-t-elle à voix basse.

— Rien ! répondit Decoud avec fermeté, mais voyez-vous, c’est un Anglais !

— Eh bien, quel rapport y a-t-il ?… fit madame Gould.

— Cela, tout simplement, que votre mari ne saurait agir ou vivre même sans idéaliser le moindre de ses désirs ou de ses actes. Il ne pourrait croire à ses propres mobiles, s’il ne les faisait d’abord entrer dans le cadre d’un conte de fées. Je crains que ce monde ne soit pas assez bon pour lui ! Vous excuserez ma franchise ? D’ailleurs, que vous l’excusiez ou non, elle ne fait qu’affirmer ces vérités qui heurtent les — comment dire ? — les susceptibilités anglo-saxonnes et, en ce moment, je ne me sens pas le courage de prendre au sérieux des conceptions comme celles de votre mari, ou même si vous me permettez de le dire — comme les vôtres.

Madame Gould ne parut pas blessée.

— Je présume qu’Antonia vous comprend tout à fait, fit-elle.

— Me comprend, sans doute ; mais m’approuve, je n’en suis pas sûr. Peu importe, d’ailleurs. J’ai encore assez d’honnêteté pour vous dire cela, madame.

— Votre idée, en somme, est celle d’une séparation ?

— Une séparation, en effet, déclara Martin ; une séparation de toute la Province Occidentale d’avec une turbulente patrie. Mais mon vrai but, le seul qui me tienne au cœur, c’est de ne pas me séparer d’Antonia.

— Et c’est tout ? demanda madame Gould, sans sévérité.

— Absolument tout ! Je ne m’abuse pas sur mes motifs. Elle ne veut pas quitter Sulaco pour moi ; Sulaco laissera donc à son triste sort le reste de la République ! Peut-on dire les choses plus clairement ? J’aime les situations nettes ! Je ne puis me séparer d’Antonia, donc la République Une et Indivisible du Costaguana devra se séparer de sa Province d’Occident. Par bonheur, mes désirs se trouvent conformes à la plus saine politique. On peut sauver ainsi de l’anarchie la plus riche, la plus fertile province de ce pays. Personnellement, la chose m’importe peu, bien peu, mais il est certain que l’arrivée de Montero au pouvoir serait pour moi un arrêt de mort. Dans toutes les proclamations d’amnistie générale que j’ai eues sous les yeux, mon nom est, avec quelques autres, spécialement excepté. Les deux frères me haïssent, vous le savez bien, Señora, et voici que court le bruit de leur victoire. Vous me direz que, à le supposer fondé, j’aurais bien le temps de fuir.

Sur un léger murmure de protestation de madame Gould, il s’interrompit un instant, fixant sur elle un regard sombre et résolu.

— Oh ! croyez bien que je le ferais, madame. Je fuirais, si ma fuite pouvait servir ce qui fait pour l’instant mon unique désir. J’ai assez de courage pour vous le dire et pour le faire aussi. Mais les femmes, même les femmes de chez nous, sont des idéalistes. C’est Antonia qui ne voudra pas se sauver. C’est une forme nouvelle de vanité.

— Vous appelez cela de la vanité ? fit madame Gould, d’un ton scandalisé.

— Dites de l’orgueil, si vous le préférez, de l’orgueil que le Père Corbelàn vous affirmera être un péché mortel. Mais, moi, je ne suis pas un orgueilleux ; je ne suis qu’un amoureux, trop épris pour s’éloigner. Et je veux vivre aussi ! Il n’y a plus d’amour pour les morts. D’où la nécessité pour Sulaco de ne pas reconnaître la victoire de Montero.

— Et vous croyez que mon mari vous donnera son appui ?

— Je crois qu’on peut l’y amener, en sa qualité d’idéaliste, en lui présentant, comme règle de conduite, une raison de sentiment. Mais je ne voudrais pas lui parler ; les faits tout nus ne le toucheront pas. Il vaut mieux le laisser se faire une conviction, à sa façon. À franchement parler, d’ailleurs, je ne serais peut-être pas capable, en ce moment, de traiter avec assez de considération ses motifs, ni même peut-être les vôtres, madame.

Madame Gould était évidemment décidée à ne pas se fâcher. Elle eut un faible sourire, et parut réfléchir à ce que lui disait Decoud. Antonia, à en juger par ses demi-confidences, comprenait le jeune homme. Certes, il y avait dans son plan, ou plutôt dans son idée, une possibilité de salut. En tout cas, bonne ou mauvaise, cette idée ne pouvait pas faire de mal. Il était, du reste, très possible que les bruits qui couraient fussent erronés.

— Vous avez bien un plan quelconque ? demanda-t-elle.

— La simplicité même. Barrios est parti ; laissons-le aller. Il tiendra, avec Cayta, la porte de la voie maritime de Sulaco. On ne peut envoyer, par le chemin des montagnes, des forces suffisantes pour lutter même contre les troupes d’Hernandez. Et nous allons organiser ici la résistance. Ce même Hernandez va, pour cela, nous être fort utile. Comme bandit, il a défait des troupes ; sans doute saura-t-il renouveler cet exploit, si nous en faisons un colonel, voire un général. Vous connaissez assez le pays pour ne pas vous scandaliser de ce que je dis, madame ? Je vous ai entendue affirmer que ce pauvre bandit était une preuve vivante de la cruauté, de l’injustice, de la stupidité et de l’oppression qui causent, dans ce pays, la ruine des âmes aussi bien que celle des fortunes. N’y aurait-il pas une poétique revanche du sort à voir cet homme se lever pour écraser le misérable régime qui l’a poussé lui, honnête ranchero, à une vie de crime ? Ce serait une belle revanche, ne trouvez-vous pas ?

Decoud s’était mis sans peine à s’exprimer en anglais ; il le parlait avec propriété, très correctement, mais en zézayant un peu : « Pensez aussi à vos hôpitaux, à vos écoles, à vos mères malades et à vos pauvres vieillards, à toute cette population que votre mari et vous avez appelée dans la gorge rocheuse de San-Tomé. N’êtes-vous pas, vis-à-vis de votre conscience, responsables de tous ces gens-là ? Ne vaut-il pas la peine de faire un dernier effort, bien moins désespéré, en somme, qu’il ne paraît, plutôt que de… »

Decoud, pour compléter sa pensée, eut un geste du bras en l’air, qui disait sa crainte d’une totale destruction, et madame Gould détourna la tête avec un regard d’horreur.

— Pourquoi ne pas dire tout cela à mon mari ? demanda-t-elle sans tourner la tête vers Decoud, qui cherchait à surprendre l’effet de ses paroles.

— Ah ! c’est que don Carlos est anglais… commença-t-il, mais madame Gould l’interrompit :

— Je vous en prie, don Martin ! Il est aussi costaguanien, beaucoup plus costaguanien que vous !

— C’est un sentimental, un sentimental ! murmura Decoud d’un ton de déférence polie et caressante. Un sentimental à la façon singulière des gens de votre race. J’observe le Roi de Sulaco depuis que j’ai été amené ici par une mission imbécile, et poussé, peut-être aussi par une traîtrise du destin, toujours aux aguets aux tournants de la vie. Mais moi, je n’ai aucune importance, moi je ne suis pas un sentimental, et je ne saurais orner mes désirs personnels d’une parure brillante de soie et de bijoux. La vie n’est pas pour moi un roman moral, tiré des jolis contes de fées traditionnels. Non, madame, je suis pratique, je n’ai pas peur de mes motifs… Mais, pardonnez-moi, je me laisse emporter. Ce que je voulais vous dire, c’est que j’ai observé… Je ne vous dirai pas ce que j’ai découvert… !

— Non, c’est inutile, murmura madame Gould en détournant à nouveau les yeux.

— C’est inutile, en effet, en dehors de ceci, que votre mari ne m’aime pas. Fait insignifiant qui, en l’espèce, prend pourtant une importance parfaitement ridicule. Ridicule et énorme, car, évidemment, mon plan exige de l’argent. Il réfléchit un instant, puis ajouta d’un ton significatif : Et nous avons affaire à deux sentimentaux !

— Je ne crois pas vous comprendre, don Martin, dit froidement madame Gould, toujours à voix basse ; mais, à supposer que je vous comprenne, quelle est la seconde personne à qui vous faites allusion ?

— Le grand Holroyd de San Francisco, naturellement, murmura Decoud. J’imagine, d’ailleurs, que vous me comprenez parfaitement. Les femmes sont idéalistes, mais elles ont tant de perspicacité !

Quelle que fût la raison de cette remarque à la fois flatteuse et désobligeante, madame Gould ne parut point y attacher d’importance. Le nom de Holroyd avait donné un nouveau cours à ses inquiétudes.

— Et l’escorte des lingots qui doit descendre au port demain matin, s’écria-t-elle avec angoisse. Le travail de six mois, don Martin !

— Eh bien ! laissez-la descendre, fit gravement Decoud, presque à son oreille.

— Mais si les nouvelles venaient à courir dans la ville, et surtout si elles se trouvaient être fondées, n’y aurait-il pas à craindre des émeutes ? objecta madame Gould.

Decoud admit que c’était chose possible. Si les hommes du Campo avaient fait preuve de grandes qualités, on pouvait tenir leurs frères de la ville pour des pillards sournois, vindicatifs et sanguinaires. Mais il y avait aussi cet autre sentimental, qui attachait aux faits concrets un sens singulièrement idéaliste. Mieux valait donc laisser couler vers le Nord le flot d’argent pour l’en voir revenir sous forme d’un appui financier, fourni par la maison Holroyd.

Là-haut, dans la montagne, dans les coffres de la mine, les lingots d’argent avaient moins de valeur pour le dessein de Decoud que du plomb, dont on aurait au moins pu faire des balles. Il fallait donc laisser le chargement arriver au port, prêt à embarquer. Le prochain vapeur à destination du Nord l’emporterait, pour le salut même de la mine de San-Tomé, d’où étaient sortis déjà tant de trésors.

— D’ailleurs, ajouta-t-il vivement, mais avec conviction, la nouvelle est probablement fausse. Au surplus, madame, conclut Decoud, nous pouvons la cacher pendant plusieurs jours. C’est au milieu de la Plaza Mayor que j’ai causé avec le télégraphiste, et je suis bien sûr que nul ne nous a entendus. Il n’y avait pas un oiseau en l’air, près de nous. Et puis, laissez-moi vous dire encore quelque chose. Je me suis lié avec ce Nostromo, le Capataz. Nous avons eu une longue conversation ce soir même. Je marchais à côté de son cheval, qui l’emmenait doucement hors de la ville. Il m’a promis qu’en cas d’émeute, quelle qu’en fût la raison — même la plus politique des raisons, vous me comprenez ? — ses Cargadores, une partie importante de la populace, vous l’admettrez, se rangeraient aux côtés des Européens.

— Il vous a promis cela ? demanda madame Gould avec intérêt. Qu’est-ce qui a pu l’amener à vous faire une telle promesse ?

— Je n’en sais rien, ma parole ! déclara Decoud sur un ton légèrement surpris. Il me l’a faite, voilà ce qui est sûr, mais maintenant que vous me demandez pourquoi, je ne saurais certainement vous dire ses raisons. Il parlait avec son insouciance coutumière, que chez tout autre qu’un simple matelot, je taxerais de pose ou d’affectation.

Decoud s’interrompit pour regarder madame Gould avec curiosité.

— En somme, reprit-il, je suppose qu’il attend quelque avantage. N’oubliez pas que son extraordinaire ascendant sur les basses classes ne va pas sans risques personnels, ni sans grosses dépenses. Un avantage aussi substantiel que le prestige individuel se paye toujours d’une façon ou d’une autre. Nous avons fraternisé dans la salle de bal d’une auberge que tient, près du mur de la ville, un Mexicain, et le Capataz m’a dit être venu dans ce pays pour y chercher fortune. Sans doute considère-t-il son prestige comme une sorte de placement.

— Peut-être y trouve-t-il simplement son plaisir, fit madame Gould comme pour repousser une calomnie imméritée. Viola le Garibaldien, chez qui il a vécu quelques années, l’appelle l’incorruptible.

— Ah ! il fait partie de votre groupe de protégés de là-bas, près du port, madame ? Très bien ! Et le capitaine Mitchell le traite d’homme merveilleux. Que d’histoires j’ai entendu conter sur sa force, son audace, sa fidélité. Des louanges sans fin ! Hum ! Incorruptible ! C’est vraiment un titre d’honneur pour le Capataz des Cargadores de Sulaco. Incorruptible ! C’est beau, mais vague. Je ne l’en crois pas moins homme raisonnable, et c’est cette présomption saine et pratique qui m’a amené à lui parler.

— Je préfère le croire désintéressé, et par conséquent loyal, répliqua madame Gould, avec autant de sécheresse qu’elle pouvait en mettre dans ses paroles.

— Eh bien, s’il en est ainsi, l’argent sera encore mieux en sûreté. Laissons-le descendre, madame, laissons-le descendre, pour qu’il puisse filer vers le Nord et nous en revenir sous forme de crédit.

Madame Gould jeta à travers le corridor un regard sur la porte de son mari. Decoud, qui l’examinait comme si elle eût tenu son sort entre les mains, lui vit faire un signe d’assentiment presque imperceptible. Il s’inclina avec un sourire et, portant la main à la poche de devant de son habit, en tira un éventail de plumes légères montées sur des branches peintes de bois de santal.

— Je l’avais mis dans ma poche, murmura-t-il d’un ton de triomphe, pour pouvoir arguer d’un prétexte plausible. Il s’inclina de nouveau.

« Bonne nuit, Señora ! »

Madame Gould suivit le corridor en tournant le dos à la chambre de son mari. Le sort de la mine de San-Tomé pesait lourdement sur son cœur. Elle en était, depuis longtemps, épouvantée. Cette mine, tout d’abord idéal généreux, elle l’avait vue avec appréhension se transformer en fétiche, et le fétiche maintenant était devenu un fardeau monstrueux et écrasant.

On aurait dit que l’enthousiasme généreux de leurs premières années avait fui de son cœur et qu’un mur de lingots d’argent, silencieusement construit par les génies du mal, s’était élevé entre elle et son mari.

Il semblait habiter seul, dans une enceinte faite du précieux métal, et la laisser en dehors, avec son école, son hôpital, ses mères malades et ses vieillards infirmes, vestiges insignifiants de leur générosité primitive.

— Les pauvres gens ! murmura-t-elle.

La voix de Martin Decoud retentit dans le patio.

— J’ai retrouvé l’éventail de doña Antonia, Basilio, le voici !




Chapitre VII

Le matérialisme que Decoud qualifiait de raisonnable l’empêchait de croire à toute possibilité d’amitié entre un homme et une femme. La seule exception qu’il reconnût à cette règle la confirmait pleinement, à son sens. Il admettait que l’amitié fût possible entre frère et sœur, si l’on entend par amitié l’expression sans réserve des pensées et des sentiments. Sa sœur favorite, le bel ange un peu ferme et autoritaire qui menait, au premier étage d’une très élégante maison parisienne, les destinées de la famille Decoud, recevait de Martin des confidences sur ses pensées, ses actions, ses projets, ses doutes et même ses échecs.

« Prépare, lui écrivait-il, notre petit cercle de Paris, à l’éclosion d’une nouvelle République sud-américaine. Une de plus ou de moins, qu’importe ? Elles viennent au monde comme des fleurs empoisonnées, sur un terrain d’institutions pourries, mais la graine de celle-ci aura germé dans le cerveau de ton frère, et cela suffira pour que tu la regardes avec faveur. Je t’écris ces pages à la lueur d’une pauvre chandelle, dans une sorte d’auberge située près du port et tenue par un Italien nommé Viola, un protégé de madame Gould. Toute la maison, bâtie voici quelque trois cents ans peut-être, par un Conquistador fermier de la pêche des perles, est parfaitement silencieuse. Même silence dans la plaine entre la ville et le port, mais il y fait moins sombre qu’ici, grâce aux feux allumés tout le long de la voie par les piquets d’ouvriers italiens qui gardent le chemin de fer. Tout cela n’était pas aussi paisible hier. Nous avons subi une émeute terrible, un soulèvement brutal de la populace, qui n’a pu être réprimé que ce soir. Le mobile en était, sans aucun doute, le pillage. La foule a été mise à la raison, comme a pu vous l’apprendre déjà le câblogramme lancé hier soir, via San Francisco et New York, avant la fermeture des bureaux. Il vous aura dit que l’énergie des Européens du chemin de fer avait sauvé la ville de la destruction, et vous pouvez ajouter foi à ces nouvelles ; c’est moi-même qui ai rédigé la dépêche, car nous n’avons pas ici de correspondant de l’agence Reuter. J’ai aussi tiré sur la foule, par les fenêtres du club, avec quelques autres jeunes gens de bonne famille. Notre but était de laisser la rue de la Constitution ouverte à l’exode des femmes et des enfants qui allaient chercher un refuge à bord de deux bateaux de commerce à l’ancre en ce moment dans le port. Cela se passait hier.

« Vous avez dû apprendre par le câble que le président Ribiera, disparu après la bataille de Santa Marta, était, par une coïncidence étrange et presque incroyable, arrivé à Sulaco, sur une mule boiteuse, au plus fort d’une bataille de rue. Il avait dû fuir à travers les montagnes, en compagnie d’un muletier appelé Bonifacio et n’avait échappé aux menaces de Montero que pour tomber dans les bras d’une foule exaspérée.

« Le Capataz des Cargadores, ce marin italien dont je t’ai déjà parlé, l’a sauvé d’une mort abominable. Cet homme-là semble avoir un talent tout particulier pour arriver toujours à point, à l’endroit précis où il y a quelque chose d’intéressant à faire. Il se trouvait avec moi, à quatre heures du matin dans les bureaux du Porvenir ; il était venu, dès la première heure, m’avertir du danger imminent et m’affirmer, en même temps, qu’il saurait maintenir ses Cargadores du côté de l’ordre. Le jour, en se levant, nous a découvert une masse de piétons et de cavaliers qui s’agitaient sur la Plaza et lançaient des pierres dans les fenêtres de l’Intendancia. Nostromo, c’est ainsi qu’on l’appelle ici, me désigna ses Cargadores dispersés dans la foule. Le soleil se lève tard à Sulaco, car il lui faut d’abord franchir la barrière des montagnes. Dans la claire lumière du matin, plus limpide que celle du crépuscule, Nostromo aperçoit, au bout de la rue, de l’autre côté de la Plaza et passé la cathédrale, un cavalier qui paraissait aux prises avec un groupe de coquins forcenés. — « C’est un étranger, me dit-il tout de suite, que lui veulent-ils donc ? » Alors, il tire le sifflet d’argent dont il se sert d’habitude sur le port (on dirait que cet homme ne daigne pas user d’un métal moins précieux que l’argent) et siffle à deux reprises, signal évidemment convenu avec ses Cargadores. Il sort aussitôt, et tous ses hommes se rallient autour de lui. Je suis sorti aussi, mais trop tard pour les joindre et les aider à dégager le cavalier dont la bête s’était abattue. Aussitôt reconnu comme odieux aristocrate, je n’ai été que trop heureux de pouvoir entrer dans le club, où don Jaime Berges (tu dois te souvenir de la visite qu’il nous fit à Paris, voici quelque trois ans) me mit dans les mains un fusil de chasse. On tirait déjà des fenêtres. Il y avait de petits tas de cartouches sur les tables de jeu déployées. Je vois encore deux chaises renversées et des bouteilles roulant sur le plancher, au milieu des cartes jetées à terre ; les Caballeros avaient interrompu leur partie pour se mettre à tirer sur la foule. La plupart des jeunes gens avaient passé la nuit au club, dans l’attente du soulèvement. Les bougies de deux candélabres se consumaient jusqu’aux bobèches sur les consoles. Au moment où j’entrais, un gros écrou de fer, volé sans doute dans les magasins de la gare, était lancé de la rue et brisait une des grandes glaces encastrées dans le mur. J’ai aperçu aussi l’un des domestiques du club jeté dans un coin, les pieds et les poings liés avec un cordon de rideaux. Je crois me souvenir qu’au dire de don Jaime on aurait surpris le misérable en train de mettre du poison dans les plats du souper. Je me rappelle nettement, en tout cas, qu’il criait merci sans trêve, mais l’on accordait si peu d’attention à ses gémissements que personne ne se donnait même la peine de le bâillonner. Ses cris étaient si déplaisants que j’ai eu quelque velléité de le faire moi-même ; mais il n’y avait pas de temps à perdre à de telles vétilles, et je me suis approché d’une des fenêtres pour commencer à tirer.

« C’est plus tard seulement, dans l’après-midi, que j’ai su le nom de l’homme arraché à ces brutes ivres par Nostromo, avec l’aide de deux Cargadores et de quelques ouvriers italiens. Ce garçon-là possède un talent particulier pour faire des choses remarquables. Je lui en fis la remarque, plus tard, quand nous nous rencontrâmes dans la ville à demi pacifiée, et sa réponse me surprit un peu : Quel profit m’en voyez-vous tirer, Señor ? me demanda-t-il d’un ton morose. Et il m’est venu le soupçon que la vanité de cet homme était peut-être blasée de l’adulation populaire et de la confiance de ses supérieurs. »

Decoud s’interrompit pour allumer une cigarette, et souffla sur sa lettre une bouffée, qui parut rebondir contre le papier. Il reprit son crayon.

« Cette conversation avait lieu hier soir, sur la Plaza. Nostromo était assis sur les degrés de la cathédrale, tenant entre ses genoux la bride de sa fameuse jument gris d’argent. Il avait magnifiquement mené, toute la journée, sa bande de Cargadores, et paraissait las. J’ignore la mine que je pouvais avoir. Je devais être très sale. Mais j’avais probablement l’air satisfait. Depuis que le président fugitif a été embarqué sur la Minerve, les choses ont paru tourner mal pour la populace. On l’a refoulée du port et des rues principales de la ville, dans son dédale de ruines et ses taudis. Il faut bien comprendre que cette émeute, dont le but primitif était, sans aucun doute, l’enlèvement du trésor de la San-Tomé, emmagasiné dans le rez-de-chaussée de la Douane, et le pillage général des maisons des riches, a pris une allure politique par l’intervention de deux membres de l’Assemblée Provinciale. Les Señores Gamacho et Fuentès, députés de Bolson, se sont mis à la tête du mouvement, assez tard dans l’après-midi, à l’heure où, déçue dans ses espoirs de rapine, la foule résistait dans les petites rues aux cris de : « Vive la Liberté ! À bas la Féodalité ! (Comment peuvent-ils se figurer la Féodalité ? ) À bas les Goths et les Paralytiques ! »

« MM. Gamacho et Fuentès doivent agir en connaissance de cause, car ce sont des citoyens prudents. À l’Assemblée, ils prenaient l’étiquette de modérés et s’opposaient, au nom d’une philanthropie rêveuse, à toute mesure énergique. Mais, aux premiers bruits de la victoire montériste, leur attitude de philosophes s’est singulièrement modifiée, et ils se sont mis à injurier don Juste Lopez, à sa tribune présidentielle, avec une effronterie effarante ; le pauvre homme, éperdu, ne savait leur répondre qu’en lissant sa barbe soyeuse et en agitant sa sonnette. Puis, lorsque fut confirmé, sans aucun doute possible, l’effondrement de la cause ribiériste, ils se sont mués de concert, comme des frères siamois, en libéraux convaincus et ont fini, en somme, par prendre la direction de l’émeute, au nom des principes montéristes. Leur dernière initiative fut de constituer, hier soir, à huit heures, un comité montériste. Ce comité siège, à ce que l’on m’a dit, dans l’auberge d’un ancien matador mexicain, grand politicien dont j’ai oublié le nom. C’est de là qu’ils ont envoyé au club Amarilla (siège de notre propre comité) un message aux Goths et aux Paralytiques que nous sommes, pour nous proposer une entente provisoire ; nous conclurions une trêve, pour que la noble « cause de la Liberté », comme ils ont le front de dire, ne soit pas souillée par les excès de l’égoïsme conservateur !

« Quand je suis venu m’asseoir près de Nostromo, sur les degrés de la cathédrale, le club discutait sa réponse dans son grand salon jonché de cartouches brûlées, d’éclats de verre, de taches de sang, de chandeliers et de débris de toute sorte. Tout cela est stupide. En somme, personne ici ne détient le pouvoir, que les ingénieurs du chemin de fer, dont les ouvriers occupent les maisons en ruine, achetées par la Compagnie, sur un des côtés de la place, pour construire sa gare de ville, et Nostromo, dont les Cargadores dorment sous les arcades, le long des magasins d’Anzani. Sur la place, un tas de meubles pillés dans les salons de l’intendance, et dorés pour la plupart, brûlaient avec une haute flamme qui menaçait la statue de Charles IV. Sur les marches du piédestal gisait le cadavre d’un homme, les bras grands ouverts et le visage recouvert de son sombrero, par l’attention suprême de quelque ami sans doute. La lueur du feu dorait les premiers arbres de l’Alameda, et illuminait l’extrémité d’une rue latérale, bloquée par un fouillis de charrettes et de bœufs abattus. Assis sur une des carcasses, un lepero fumait une cigarette, drapé dans son manteau. C’était une trêve, tu le vois. Le seul être vivant, en dehors de nous, sur la place, était un Cargador qui faisait les cent pas devant les arcades, un long couteau nu à la main et veillait sur le sommeil de ses amis. Et seules, dans toute la ville sombre, brillaient, en face du feu, les fenêtres du club, au coin de la rue de la Constitution. »

Las de tant de pages écrites, don Martin Decoud, l’exotique dandy du boulevard parisien, se leva pour traverser le café au sol sablé, installé à l’extrémité de l’Albergo d’Italia Una par Giorgio Viola, le vieux compagnon de Garibaldi. La lithographie criarde du Loyal Héros semblait regarder vaguement, à la lueur de l’unique chandelle, le sceptique sans foi qui croyait à la seule sincérité de ses sensations.

Decoud jeta un regard par la fenêtre, mais ne vit qu’une impénétrable obscurité, où il ne pouvait distinguer ni les montagnes ni la ville, ni même les bâtiments du port ; nul son ne lui parvenait non plus, comme si la nuit formidable du Golfe Placide avait envahi la terre après les eaux pour la rendre muette autant qu’aveugle.

Soudain, le jeune homme sentit trembler légèrement le sol, et perçut un lointain bruit de ferraille. Une lumière brillante émergea du fond de l’ombre pour grandir rapidement, dans un vacarme de tonnerre. On ramenait, pour plus de sécurité, à l’entrepôt de la gare, le matériel roulant, rangé d’ordinaire sur des voies de garage, près de Rincon.

Dans un frisson de l’ombre mystérieuse, que perçait la lanterne de la locomotive, le train passa au bout de la maison, avec un bruit sourd qui fit trembler tout l’édifice. Et rien n’apparaissait de distinct sauf, debout à l’arrière de la dernière plate-forme, nu jusqu’à la ceinture de son pantalon blanc, un Noir dont le bras balançait sans interruption, d’un mouvement circulaire, une lanterne brillante.

Decoud ne fit pas un mouvement.

Derrière lui, sur le dos de la chaise qu’il venait de quitter, pendait son élégant pardessus parisien, à doublure de soie gris perle. Mais lorsqu’il se retourna pour regagner la table, la lumière de la chandelle éclaira son visage sali et écorché. Ses lèvres roses étaient noircies par la chaleur et par la fumée de la poudre ; la poussière et la sueur avaient terni l’éclat de sa barbe courte. Son col et ses manchettes étaient froissés ; sa cravate de soie bleue pendait comme un chiffon sur sa poitrine ; son front était souillé d’une trace graisseuse.

Depuis quarante heures, il n’avait pas ôté ses vêtements et n’avait usé d’eau que pour en avaler goulûment une gorgée. La terrible inquiétude qui s’était emparée de lui avait laissé sur son visage les traces d’un furieux combat, et, dans ses yeux, un regard vague et fiévreux. Il murmura d’une voix rauque : Je me demande s’il y a du pain ici ? chercha confusément autour de lui, puis retomba sur sa chaise et reprit son crayon. Il se rendait compte qu’il n’avait rien mangé depuis longtemps.

Il sentait que personne ne saurait le comprendre aussi bien que sa sœur. Ainsi se glisse dans le cœur du plus sceptique, à l’heure où la vie est en jeu, le besoin de laisser une juste impression des mobiles qui l’ont guidé, lumière qui éclairera les sentiments profonds d’un être humain, une fois qu’il sera parti, qu’il sera allé là où nulle lumière ne peut atteindre la vérité que chacun emporte avec soi, en quittant la vie. C’est ce besoin qui poussait Decoud, au lieu de chercher quelque chose à manger, à remplir les feuillets d’un vaste carnet à l’intention de sa sœur.

L’intimité de cette causerie ne lui permettait point de rejeter sa fatigue, sa douloureuse lassitude, ses sensations de détresse physique. Il reprit sa causerie et c’est presque avec l’illusion de la présence réelle de sa sœur qu’il lui écrivit ces mots : « J’ai grand’faim. »

« J’éprouve une sensation poignante de solitude, poursuivait-il. C’est peut-être parce que, dans l’effondrement général de toute résolution, de tout projet et de tout espoir, je suis ici le seul homme qui conserve une idée claire en tête. Mais cette solitude est aussi très réelle. Tous les ingénieurs sont partis depuis deux jours, pour veiller sur le matériel du Grand Chemin de fer National, cette belle entreprise du Costaguana, qui doit remplir les poches des Anglais, des Français, des Américains, des Allemands, de Dieu sait qui encore.

« Autour de moi, le silence est impressionnant. Il y a, dans l’aile centrale de ce bâtiment, une sorte de premier étage, avec des fenêtres étroites comme des meurtrières. Sans doute les perça-t-on, jadis, pour faciliter la défense de la maison contre les sauvages, au temps où la constante barbarie de notre pays natal ne revêtait pas l’habit noir du politicien, mais se traduisait en cris forcenés d’hommes à demi nus, armés d’arcs et de flèches. Derrière ces fenêtres, la propriétaire de l’hôtel est en train de mourir, seule avec son vieux mari. Il y a, pour conduire à sa chambre, un escalier étroit, un de ces escaliers qu’un seul homme pourrait facilement défendre contre toute une foule, et je viens d’entendre, à travers l’épaisseur du mur, le vieux bonhomme descendre à la cuisine pour chercher quelque chose. On aurait cru le bruit d’une souris derrière le plâtre d’un mur. Tous les domestiques ont pris la fuite hier et ne sont pas encore rentrés ; peut-être ne reviendront-ils jamais. À part le vieux et sa femme, il n’y a ici que deux enfants, deux fillettes que leur père a fait descendre et qui se sont glissées dans ce café, sans doute parce que je m’y trouve moi-même. Elles se blottissent dans un coin, étroitement embrassées ; je viens de les y apercevoir, voici quelques minutes, et je me sens plus seul que jamais. »

Decoud se tourna à demi sur sa chaise pour demander : — Y a-t-il du pain, ici ?

Linda secoua négativement sa tête brune, au-dessus de la tête blonde de sa sœur, blottie contre sa poitrine.

— Tu ne pourrais pas me procurer du pain ? insista Decoud.

Mais la fillette ne bougea pas et il vit ses grands yeux noirs le regarder dans l’ombre.

— Tu n’as pas peur de moi ? fit-il.

— Non ! répondit Linda, nous n’avons pas peur de vous ! Vous êtes venu ici avec Gian’Battista.

— Nostromo, tu veux dire ?

— C’est le nom que les Anglais lui donnent, mais ce n’est pas un nom pour un homme ni pour une bête, répondit l’enfant, en passant doucement la main sur la tête de sa sœur.

— Il se laisse pourtant appeler ainsi, remarqua Decoud.

— Pas ici, riposta la fillette.

— Ah ! Eh bien ! alors, je l’appellerai le Capataz.

Et Decoud, sans prolonger la discussion, se remit à écrire avec application ; puis, se tournant de nouveau :

— Quand crois-tu qu’il doive revenir ? demanda-t-il.

— Après vous avoir amené ici, il est parti chercher à la ville le docteur pour notre mère. Il sera bientôt de retour.

— Il a bien des chances d’essuyer un coup de fusil en chemin, murmura Decoud à mi-voix ; mais Linda s’écria, d’un ton aigu :

— Personne n’oserait tirer sur Gian’Battista.

— Ah ! tu crois cela ? demanda Decoud. Tu le crois vraiment ?

— Je le sais ! répliqua l’enfant avec conviction. Il n’y a personne assez brave ici pour s’attaquer à Gian’Battista.

— Il n’y a pas besoin de grand courage pour presser une détente derrière un buisson, murmura Decoud entre ses dents. Heureusement, la nuit est sombre, sans quoi il y aurait bien peu de chances de sauver l’argent de la mine.

Il revint à son carnet, parcourut les pages qu’il venait de rédiger, et laissa de nouveau son crayon courir sur le papier.

« Telle était la situation hier, après que la Minerve fut sortie du port avec le Président fugitif, et que les émeutiers eurent été repoussés dans les bas quartiers de la ville. J’étais assis, près de Nostromo, sur les marches de la cathédrale, après avoir expédié mon câblogramme, pour l’édification d’un monde plus ou moins attentif. Bien que les bureaux de la compagnie télégraphique soient situés dans le même bâtiment que notre Porvenir, la foule, qui a jeté nos presses par la fenêtre et semé les caractères sur toute la Plaza, s’est abstenue, par un hasard assez singulier, d’aller détruire les instruments, de l’autre côté de la cour.

« Comme j’étais assis, et causais avec Nostromo, Bernhard, le télégraphiste, émergeait de l’ombre des arcades un papier à la main. Le petit homme s’était attaché à un énorme sabre et bardé de tous côtés de revolvers. Il est parfaitement ridicule, mais c’est le plus brave des Allemands de sa taille qui ait jamais tapé sur la clef d’un appareil Morse. Il venait de recevoir de Cayta un message annonçant l’arrivée dans le port de l’armée de Barrios, et se terminant par ces mots : “Le plus grand enthousiasme règne ici !”

« J’ai été boire un peu d’eau à la fontaine, et un individu, caché derrière un arbre de l’Alameda, en a profité pour me tirer un coup de fusil. Mais j’ai bu sans y faire attention. Avec Barrios à Cayta, et la Grande Cordillère entre nous et l’armée victorieuse de Montero, j’avais l’impression, malgré MM. Gamacho et Fuentès, de tenir dans le creux de la main mon nouvel État. Je voulais aller me coucher mais, en passant devant l’hôtel Gould, j’ai vu le patio plein de blessés couchés sur de la paille. Des lumières brûlaient et, dans la nuit chaude, une faible odeur de chloroforme et de sang flottait sur la cour close. D’un côté, le docteur Monygham, le médecin de la mine, pansait les blessés, tandis que, de l’autre, au pied de l’escalier, le Père Corbelàn, à genoux, écoutait la confession d’un Cargador mourant.

« Madame Gould passait au milieu de cette boucherie, une grosse bouteille dans une main, et un paquet d’ouate dans l’autre. Elle m’a aperçu, mais ne m’a pas fait le moindre signe. Sa camériste la suivait, tenant aussi une bouteille et sanglotant tout doucement.

« Je me suis quelque temps employé à apporter de l’eau de la citerne pour les blessés. Puis je suis monté et j’ai trouvé, dans les salons, quelques-unes des grandes dames de Sulaco, plus pâles que je ne les avais jamais vues, des pansements dans les mains. Elles ne se sont pas toutes enfuies sur les bateaux, et plusieurs sont venues chercher refuge, pour un jour, à la casa Gould. Sur le palier, une jeune fille était agenouillée contre le mur, les cheveux à demi dénoués, sous la niche de la Madone à robe blanche et à couronne dorée. Je crois que c’était l’aînée des demoiselles Lopez, mais je n’ai pu voir son visage, et je gardais l’œil rivé sur le haut talon de son petit soulier à la française. Elle ne faisait pas le moindre bruit, ne bougeait pas, ne sanglotait pas ; elle restait parfaitement immobile, toute noire contre le mur blanc, effigie silencieuse de piété fervente. Elle n’était pas plus effrayée, j’en suis sûr, que les autres dames toutes pâles que j’avais vues porter des pansements. L’une d’elles, la jeune femme d’un homme âgé et très riche, était assise sur la dernière marche de l’escalier et déchirait hâtivement en bandes une pièce de linge. Elle s’est interrompue pour répondre à mon salut, d’un signe de main, comme si elle avait été dans sa voiture, sur l’Alameda. On est fier de contempler, pendant une révolution, les femmes de notre pays. Le rouge et la poudre leur tombent de la face, en même temps que cette attitude passive, à l’usage du monde extérieur, que l’éducation, la traditionnelle coutume, semblent leur avoir imposée dès la première enfance. J’ai pensé à ton visage, où de tout temps brilla l’intelligence, en face de ce masque de patience et de résignation, apparu à l’heure où une commotion politique arrache le voile des cosmétiques et des usages mondains.

« Dans le grand salon du premier étage siégeait une sorte de Junte des Notables, vestige de l’Assemblée Provinciale dispersée. Don Juste Lopez avait eu la moitié de la barbe roussie par le feu d’un tromblon tiré à bout portant et dont les chevrotines l’avaient épargné, grâce à Dieu. Et, à le voir tourner la tête à droite et à gauche, on aurait dit qu’il y avait deux hommes dans sa redingote, l’un digne et encadré de nobles favoris, l’autre ahuri et négligé.

« En me voyant entrer, tous les assistants ont poussé des cris : “Decoud, don Martin !” et je leur ai demandé : “Quel est l’objet de vos délibérations, messieurs ?” Il ne semblait pas y avoir de président, bien que don José Avellanos fût assis au bout de la table, et ils m’ont répondu, tous en même temps : “La protection de nos vies et de nos propriétés.” “Jusqu’à l’arrivée des nouveaux fonctionnaires”, m’a expliqué don Juste, en me présentant le côté solennel de son visage. C’était une douche sur mon brillant espoir de nouvel État. J’ai eu conscience d’une sorte de sifflement devant les oreilles, et tout s’est brouillé devant mes yeux, comme si la pièce s’était brusquement emplie de vapeurs.

« J’ai marché furieusement vers la table, comme un homme ivre ! “Vous discutez votre reddition”, ai-je crié.

« Ils restaient tous muets, le nez sur la feuille de papier que chacun d’eux avait devant lui, Dieu sait pourquoi ! Seul, don José a gémi, en se cachant le visage dans les mains : “Jamais ! Jamais !”

« Mais il me semblait, en le regardant, que j’aurais pu le renverser d’un souffle, tant il paraissait faible, frêle et usé. Quoi qu’il advienne, c’en est fait de lui ; la déception est trop cruelle pour un homme de son âge ; il a pu voir les feuilles de ses Cinquante Ans de Désordre, que nous venions de commencer à tirer sur les presses du Porvenir, joncher le sol de la Plaza, flotter sur le ruisseau, bourrer les tromblons chargés de nos caractères, voler dans le vent, piétinées dans la boue. J’en ai vu jusque sur l’eau du port. Peut-on raisonnablement demander de le voir survivre ? Ce serait de la cruauté !

« Savez-vous, me suis-je écrié, ce qu’une reddition implique pour vos femmes, pour vos enfants, pour vos domaines ?

« J’ai péroré pendant cinq minutes sans reprendre haleine. J’insistais sur nos seules chances de salut et sur la fureur de Montero ; j’en faisais une brute aussi féroce qu’il voudrait certainement l’être, s’il avait assez d’intelligence pour concevoir un règne de terreur systématique. Après quoi, pendant cinq minutes ou plus encore, j’ai lancé un appel passionné à leur courage et à leur virilité ; j’étais emporté par toute l’ardeur de mon amour pour Antonia, car ce qui donne de l’éloquence, c’est un sentiment égoïste, colère contre un ennemi, défense personnelle, plaidoyer pour ce que l’on a de plus cher que la vie.

« Je fulminais contre eux, ma chère amie. On aurait dit que ma voix allait faire écrouler les murs et, quand je me suis tu, j’ai vu tous ces gens fixer sur moi le regard méfiant de leurs yeux ahuris.

« Voilà tout l’effet que j’avais obtenu ! Seulement, la tête de don José était de plus en plus penchée sur sa poitrine et, en approchant mon oreille de ses lèvres sèches, j’en ai entendu sortir un murmure confus, où j’ai cru distinguer ces mots : “Alors, pour l’amour de Dieu, Martin, mon fils…” Je ne sais pas exactement, je puis seulement affirmer avoir entendu le nom de Dieu. Il me semble avoir recueilli son dernier souffle sur ses lèvres, le dernier souffle de l’âme qui s’évadait.

« Il vit encore, c’est vrai ; je l’ai revu depuis, mais ce n’est plus qu’un corps sénile, gisant sur le dos, couvert jusqu’au menton, les yeux ouverts, et si parfaitement immobile que l’on dirait qu’il ne respire plus. C’est ainsi que je l’ai laissé, avec Antonia agenouillée à son chevet, avant de gagner cette auberge italienne où rôde la mort partout présente.

« Mais je sais qu’en réalité don José est mort dans l’hôtel Gould, en laissant échapper ce murmure qui m’incitait à tenter un projet dont, sans doute, avait horreur son âme, tout imprégnée de la sainteté des traités diplomatiques et des déclarations solennelles.

« Je venais de crier très fort : “Il n’y a jamais de Dieu pour aider un pays où les hommes ne veulent pas s’aider eux-mêmes !”

« Cependant don Juste avait commencé un discours pompeux, dont l’effet solennel était compromis par l’état déplorable et ridicule de sa barbe. Je n’en ai pas attendu la fin. Il voulait nous prouver qu’en somme les intentions de Montero n’étaient probablement pas si mauvaises. Il l’appelait le Général et poursuivait en affirmant que “cet homme distingué” (la semaine dernière, il le traitait de gran bestia) s’était sans doute fourvoyé dans le choix de ses moyens.

« Comme tu peux l’imaginer, je ne suis pas resté pour en entendre davantage. Je connais les intentions de Pedrito le guérillero, frère du général, que j’ai démasqué à Paris, voici quelques années, dans un café fréquenté par les étudiants sud-américains, où il voulait se faire passer pour secrétaire de légation. Il y venait bavarder pendant des heures, en tortillant son feutre dans ses mains velues, et son ambition semblait être de devenir le duc de Morny d’une espèce de Napoléon.

« Déjà, à cette époque, il parlait de son frère en termes enthousiastes. Il se croyait bien à l’abri de toute indiscrétion, car les étudiants qu’il rencontrait, tous de familles blanco, ne fréquentaient pas à la légation, comme tu peux l’imaginer. Il fallait Decoud pour aller là quelquefois, Decoud, cet homme sans foi et sans principes, selon leur expression, qui s’offrait le plaisir d’aller, de temps en temps, voir cette assemblée de singes dressés. Je connais ses intentions. Je l’ai vu passer les assiettes à table. Peut-être en laissera-t-il d’autres vivre dans la terreur, mais pour moi, je suis condamné.

« Non, je ne suis pas resté jusqu’au bout pour entendre don Juste Lopez tenter, en paroles sentencieuses, de se convaincre de la clémence, de la justice, de l’honnêteté et de la pureté des frères Montero. Je suis sorti brusquement pour chercher Antonia. Je l’ai trouvée dans la galerie, et elle a tendu vers moi ses mains jointes, en me voyant ouvrir la porte.

« — Que font-ils là-dedans ? m’a-t-elle demandé.

« — Ils bavardent ! ai-je répondu en regardant droit dans ses yeux.

« — Oui, oui, mais…

« — Paroles oiseuses !… ai-je interrompu. Ils dissimulent leurs terreurs sous d’ineptes espoirs. Ce sont tous de grands parlementaires sur le modèle anglais, vous le savez ! » La colère m’empêchait presque de parler. Elle a fait un geste de désespoir.

« À travers la porte que je tenais entrouverte derrière moi, nous parvenaient, l’une après l’autre, les périodes monotones et mesurées de don Juste ; c’était une sorte de folie redoutable et solennelle.

« — Après tout, les revendications démocratiques peuvent être légitimes. Les voies du progrès humain sont mystérieuses, et si le sort du pays est dans les mains de Montero, c’est notre devoir… »

« Sur quoi, j’ai claqué la porte. C’en était assez ! C’en était trop ! Jamais beau visage n’exprima plus d’horreur et de désespoir que celui d’Antonia. La vue m’en devint intolérable et je lui saisis les mains.

« — Ils ont donc tué mon père, là-dedans ? » demanda-t-elle.

« Ses yeux flambaient d’indignation, mais comme je les regardais, fasciné, leur lueur s’éteignit.

« — C’est une capitulation, me suis-je écrié en secouant ses poignets que je tenais chacun dans une de mes mains. C’est plus que du bavardage. Mais votre père m’a dit, au nom de Dieu, de poursuivre mes efforts. »

« Ma chère amie, il y a chez Antonia quelque chose qui me ferait croire à la possibilité de réussir dans n’importe quelle tentative. Un coup d’œil sur son visage suffit à me mettre le cerveau en effervescence.

« Et pourtant, je l’aime, comme l’aimerait tout autre homme, avec mon cœur et avec mon cœur seulement. Elle représente plus pour moi que son Église pour le Père Corbelàn (le Grand Vicaire a disparu, hier soir, peut-être pour rejoindre la bande d’Hernandez), plus que sa précieuse mine pour ce sentimental d’Anglais. Je ne parle pas de sa femme, qui fut peut-être sentimentale aussi, naguère, car dorénavant, la mine s’interpose entre ces deux êtres.

« — C’est votre père lui-même, Antonia, ai-je répété, votre père, comprenez-vous, qui m’a dit de persévérer. »

« Elle a détourné le visage, et d’une voix douloureuse :

« — Vraiment ? s’est-elle écriée ; alors, en effet, je crains qu’il ne parle plus jamais ! »

« Et, m’arrachant ses mains, elle s’est mise à pleurer dans son mouchoir. Moi, sans m’arrêter à sa douleur, j’ai insisté ; j’aime mieux la voir malheureuse que de ne plus la voir du tout, plus jamais ! Et il n’y aurait plus de réunion à envisager pour nous, si je devais fuir, ou rester ici pour mourir. Je n’avais donc pas à m’apitoyer sur un chagrin passager ; je l’ai renvoyée tout en larmes chercher doña Emilia et don Carlos aussi. Leur sentimentalisme était nécessaire à la vie même de mon projet, ce sentimentalisme de gens qui ne feront pas un pas vers leur plus ardent désir, s’ils ne le voient drapé dans une noble parure d’idéal. Très avant dans la nuit, nous formâmes, dans le boudoir bleu et blanc de madame Gould, une petite « junte » de quatre personnes : les deux dames, don Carlos et moi. Le Roi de Sulaco se croit sans doute un honnête homme et l’on partagerait cette opinion, si l’on pouvait percer sa taciturnité. Peut-être attribue-t-il à cette réserve même la conservation de sa probité. Ces Anglais s’appuient sur des illusions qui finissent par leur donner une prise solide sur les réalités de la vie. Lorsque don Carlos ouvre la bouche, c’est pour dire un “oui” ou un “non” qui paraissent aussi impersonnels que des paroles d’oracle.

« Mais son mutisme et sa froideur ne m’en imposent pas. Je sais ce qui lui tient au cœur : c’est sa mine ! Et sa femme, elle ne tient à rien qu’à la précieuse personne de son mari, que celui-ci identifie avec la Concession Gould. Le tout est un poids enchaîné au cou de cette petite femme. Peu importe ! mon but c’était de l’amener à présenter les choses à Holroyd (le roi de l’acier et de l’argent), de façon à nous assurer son concours financier. À cette heure même, la nuit dernière, nous croyions l’argent de la mine en sûreté sous les voûtes de la Douane, jusqu’à l’arrivée du premier vapeur pour les États-Unis. Et tant que les trésors arriveront là-haut, en un flot ininterrompu, l’archisentimental Holroyd ne renoncera pas à son projet, et s’efforcera de doter notre pays arriéré de justice, d’industrie et de paix, en même temps que de l’objet de son rêve favori, une forme plus pure de christianisme. Un peu plus tard, le véritable maître des Européens de Sulaco, l’ingénieur en chef du chemin de fer, est arrivé du port à cheval, par la rue de la Constitution et s’est joint à notre petit groupe. Cependant, la Junte des notables poursuivait sa délibération dans le grand salon ; seulement, l’un de ces messieurs est sorti dans le corridor, pour demander à un domestique si l’on ne pourrait pas leur envoyer quelque chose à manger.

« Les premiers mots de l’ingénieur, en pénétrant dans le boudoir, furent :

« — Que fait-on donc de votre maison, chère madame Gould ? Un hôpital de guerre en bas, et un restaurant au premier étage ! Je vois porter dans le grand salon des plateaux chargés de bonnes choses ! » « — Et ici, dans ce boudoir, ai-je dit, vous voyez le cabinet de la future République Occidentale. »

« Mais il était si préoccupé que mes paroles ne l’ont pas fait sourire, et n’ont même pas paru le surprendre.

« Il nous raconta qu’il prenait des dispositions pour la défense des biens de la Compagnie, lorsqu’on était venu le prier de passer au bureau du télégraphe.

« Le conducteur des travaux avancés le demandait au bout du fil du pied de la montagne. L’ingénieur en chef était seul dans le bureau avec l’opérateur du télégraphe qui lisait les signes à voix haute, à mesure que se déroulait sur le sol le long ruban de papier. Et le sens de cette communication, nerveusement lancée d’une hutte de bois perdue au cœur des forêts, était que le président Ribiera avait été ou était poursuivi.

« C’était là, en effet, une surprise pour nous, à Sulaco, car Ribiera lui-même, une fois délivré, ranimé et calmé par nos soins, s’était montré enclin à penser qu’on ne lui avait pas donné la chasse. Cédant aux sollicitations pressantes de ses amis, le Président avait quitté seul le quartier général de son armée en déroute, sous la conduite du muletier Bonifacio, qui avait consenti à encourir cette responsabilité et ce risque.

« Il était parti à l’aube du troisième jour, après avoir vu, pendant la nuit, se débander ses dernières troupes. Une rude étape à cheval les avait amenés, Bonifacio et lui, au pied de la Cordillère, où ils avaient pu trouver des mules pour s’engager dans les passes et traverser le Paramo d’Ivie, juste avant une tempête de glace qui avait balayé le plateau rocailleux et englouti, sous un amas de neige, la petite hutte de pierre qui leur avait servi de refuge pendant la nuit.

« Plus tard, le pauvre Ribiera, après bien des aventures, s’était trouvé séparé de son guide, avait perdu sa monture et avait dû gagner la plaine à pied. Il aurait péri bien loin de Sulaco sans la générosité d’un ranchero auquel il s’était fié. Ce brave homme, qui l’avait tout de suite reconnu, lui avait procuré une nouvelle mule, que le fugitif, lourd et mauvais cavalier, avait crevée sous lui.

« Mais en somme, le Président avait été bel et bien poursuivi par une troupe ennemie sous les ordres de Pedro Montero en personne, le frère du général. Le vent froid du Paramo avait, par bonheur, surpris les poursuivants au sommet de la passe, et de son souffle glacé avait fait périr quelques hommes et tous les animaux.

« Pourtant, si les traînards avaient succombé, le gros de la troupe tenait bon. Ils trouvèrent le pauvre Bonifacio à demi-mort au bas d’une pente neigeuse et lui passèrent leurs baïonnettes dans le corps, selon l’habitude des guerres civiles. Ils auraient aussi rejoint Ribiera, si une erreur quelconque ne leur avait fait perdre la trace du Chemin Royal et ne les avait égarés dans les forêts qui revêtent les derniers contreforts montagneux. C’est ainsi qu’ils avaient fini par tomber à l’improviste sur le camp de construction. L’ingénieur télégraphiait à son chef que, dans son bureau même, Pedro Montero écoutait le cliquetis de l’appareil. Il se disposait à prendre possession de Sulaco, au nom de la Démocratie, et se montrait plein d’arrogance. Ses hommes, après avoir abattu, sans autorisation, quelques-unes des bêtes de la Compagnie, s’employaient à faire cuire leur viande sur des braises. Pedrito s’était enquis, à diverses reprises, de la mine d’argent, et de ce qu’avait pu devenir le produit des six derniers mois de travail. Il avait donné cet ordre péremptoire : “Demandez-le à votre chef, au bout du fil. Il doit le savoir. Dites-lui bien que Pedro Montero, commandant de l’armée en campagne et ministre de l’intérieur du nouveau gouvernement, entend être correctement informé.”

« Il avait les pieds entourés de chiffons sanglants, le visage amaigri et hagard, les cheveux et la barbe en broussaille ; il était entré en boitant dans la chambre, appuyé sur une branche d’arbre tordue. Ses soldats étaient peut-être en plus triste condition encore, mais ils n’avaient pas jeté leurs armes et conservaient quelques munitions. Leurs visages hâves obstruaient la porte et les fenêtres de la cabane qui, en même temps que de bureau télégraphique, servait de chambre à l’ingénieur du camp.

« Montero s’était jeté en frissonnant sur les couvertures propres, et dictait des ordres de réquisition, à transmettre par fil à Sulaco. Il demandait qu’on lui envoyât, sans tarder, une rame de wagons, pour transporter ses troupes.

« — À quoi j’ai répondu, nous raconta l’ingénieur en chef, que je n’osais pas risquer le matériel roulant à l’intérieur du pays, en raison des nombreux attentats qui s’étaient produits tout le long de la ligne. C’est pour vous que j’ai fait cela, Gould. »

« La réponse m’est arrivée, transmise par mon subordonné, en ces termes : « L’infecte brute vautrée sur mon lit m’a dit : — Et si je vous faisais fusiller ? » À quoi il a répondu, tout en continuant sa transmission : « Cela ne fera pas arriver les wagons ! » Et l’autre de déclarer en bâillant : « Peu importe ! Il ne manque pas de chevaux dans la plaine. »

« Là-dessus, il s’est retourné sur le lit de Harris et s’est endormi. »

« Voilà, ma chère amie, pourquoi je suis, ce soir, un fugitif. Le dernier télégramme venu du camp nous a informés que Pedro Montero et ses hommes étaient partis à l’aube, après s’être bourrés toute la nuit de bœuf boucané. Ils ont pris tous les chevaux et en trouveront d’autres en route ; ils seront ici dans moins de trente heures, et Sulaco ne constitue plus pour moi ni pour le gros stock d’argent de la Concession Gould, un lieu de sûreté.

« Mais il y a pis encore. La garnison d’Esmeralda s’est ralliée au parti victorieux. La nouvelle nous en a été apportée, à la première heure, à l’hôtel Gould, par le télégraphiste de la Compagnie du Câble. Le jour n’était pas encore levé sur Sulaco. Son collègue d’Esmeralda l’avait appelé pour lui dire que les soldats de la garnison, après avoir fusillé quelques-uns de leurs officiers, s’étaient emparés d’un vapeur du gouvernement ancré dans le port. Voilà un coup très rude pour moi ; je croyais pouvoir compter sur tous les citoyens de la Province, et c’était une erreur. Il y a eu, à Esmeralda, une révolution montériste, comme celle qui a été étouffée ici, mais celle de là-bas a réussi. Le télégraphiste a continué son message, jusqu’à ces derniers mots, recueillis par Bernhard : “Ils enfoncent la porte et envahissent le bureau. Vous êtes coupés. Impossible de faire plus.”

« Il faut croire pourtant qu’il s’est arrangé, d’une façon ou de l’autre, à tromper la vigilance de ses gardiens, qui voulaient interrompre toute communication avec le monde extérieur. Comment y a-t-il réussi ? Je ne saurais le dire, mais, quelques heures plus tard, il rappelait Sulaco, pour nous avertir :

« — L’armée des insurgés s’est emparée du transport du gouvernement, et le remplit de troupes qu’elle veut débarquer à Sulaco. Faites donc attention ; ils seront prêts à partir dans quelques heures, et peuvent vous surprendre avant le lever du jour. »

« C’est tout ce qu’il a pu dire. On l’a chassé de son bureau, de façon définitive cette fois, car, depuis, Bernhard a sonné Esmeralda à diverses reprises, sans pouvoir obtenir de réponse. »

En achevant d’écrire, sur son carnet, ces lignes à l’adresse de sa sœur, Decoud leva la tête pour écouter. Mais il n’entendit, dans la pièce et dans la maison, nul autre bruit que celui de l’eau du filtre, qui s’égouttait dans une vaste jarre de terre, placée sous la console de bois.

Au-dehors régnait le grand silence. Decoud pencha de nouveau la tête sur son carnet.

« Je ne fuis pas, comprends-tu, écrivait-il ; je pars simplement en emportant cet énorme trésor d’argent qu’il faut sauver à tout prix. Pedro Montero, par la plaine, et la garnison révoltée d’Esmeralda, par mer, vont arriver ici pour s’en emparer.

« C’est un hasard qui l’a fait apporter au port et, mis, pour ainsi dire, à leur disposition. Leur véritable objectif, tu peux bien le comprendre, c’est la mine elle-même. Sans elle, on aurait laissé la Province Occidentale en paix pendant des semaines, pour la voir tomber dans les bras du parti victorieux. Don Carlos aura assez à faire pour sauver sa mine, avec son organisation et ses ouvriers, cet État dans l’État, cette usine de richesses, au développement de laquelle son sentimentalisme attache une étrange idée de justice.

« Il y tient comme certains hommes tiennent à une pensée d’amour ou de vengeance. Ou je me trompe fort, ou il préférera la détruire de sa propre main, à la voir violée par des étrangers. Une passion s’est insinuée dans son existence de froid idéaliste, une passion que je ne puis concevoir qu’avec ma tête, qui ne ressemble en rien à nos passions à nous, hommes d’un autre sang, mais qui est aussi redoutable qu’aucune des nôtres. Sa femme a compris cela aussi, et c’est ce qui en fait pour moi une alliée si précieuse. Elle répond à toutes mes idées, avec l’impression qu’elles pourront, en définitive, contribuer au salut de la Concession Gould. Et don Carlos s’en rapporte à elle, par confiance peut-être, mais plus encore, me semble-t-il, par manière d’amende honorable pour un tort subtil, pour l’infidélité sentimentale qui lui fait sacrifier la vie et le bonheur de sa femme à la séduction d’une idée.

« Cette petite femme s’est aperçue que son mari vivait pour sa mine plus que pour elle. Mais cela les regarde ; chacun sa destinée, modelée par ses passions ou ses sentiments. Le principal, c’est qu’elle s’est rangée à mon avis d’emporter le trésor sans retard, loin de la ville et du pays, à tout prix et en dépit de tous les dangers. La mission de don Carlos, c’est de garder intacte la pure gloire de sa mine ; celle de madame Gould, c’est de préserver son mari des effets de cette passion froide et impérieuse qu’elle redoute plus qu’un amour pour une autre femme. La mission de Nostromo, c’est de sauver le trésor. Nous allons le charger dans la plus vaste des gabares de la Compagnie et lui faire traverser le golfe à destination d’un petit port, en dehors du territoire du Costaguana, sur l’autre flanc de l’Azuera, où on lui fera prendre le premier bateau pour le Nord.

« Les eaux sont paisibles, et nous filerons dans l’ombre du golfe avant l’arrivée des rebelles d’Esmeralda. Lorsque le jour se lèvera sur l’Océan, nous serons hors de vue, cachés par l’Azuera, qui n’apparaît, elle-même, du port de Sulaco, que sous la forme d’un léger nuage bleu, au ras de l’horizon.

« L’incorruptible Capataz des Cargadores est tout désigné pour cette besogne, et moi, l’homme sans mission, mais poussé par une passion, je pars avec lui, pour revenir ensuite jouer jusqu’au bout mon rôle dans cette comédie, et en cas de succès, chercher la récompense qu’Antonia peut seule m’accorder.

« Je ne la reverrai pas avant mon départ. Je l’ai laissée, comme je te l’ai dit, au chevet de don José. Les rues étaient sombres et les fenêtres closes, lorsque j’ai quitté la ville. On n’avait pas allumé un seul réverbère depuis deux jours, et dans l’obscurité, la porte voûtée formait une masse sombre confuse, en forme de tour. J’ai entendu, en passant, des gémissements sourds et lugubres qui paraissaient répondre au murmure d’une voix d’homme. J’ai reconnu, à son ton d’insouciance nonchalante, le matelot génois que le hasard a, comme moi, conduit ici pour l’associer à des événements que notre commun scepticisme nous fait regarder avec une indifférence méprisante. La seule chose qui paraisse l’intéresser, à ma connaissance, c’est le bien que l’on peut dire de lui. C’est l’ambition des nobles esprits, mais elle peut servir singulièrement aussi un coquin doué de moyens exceptionnels. Oui, ce sont ses propres paroles :

« — Que l’on dise du bien de moi ! Si, señor ! » Il ne semble faire aucune distinction entre parler et penser. Est-ce parfaite naïveté ou sens pratique très sûr ? Je ne saurais le dire. Les caractères exceptionnels m’intéressent toujours parce qu’ils sont conformes à la formule générale qui exprime l’état moral de l’humanité.

« J’ai passé sans m’arrêter devant ce couple, sous la voûte sombre, mais le Capataz m’a bientôt rejoint sur la route du port. C’était une pauvre femme à qui il parlait. Je ne lui disais rien, par discrétion, tandis qu’il marchait à mes côtés, mais, au bout d’un instant, il s’est mis, de lui-même, à m’expliquer les choses. Ce n’était pas ce que je croyais ; il s’agissait d’une vieille femme, d’une vieille dentellière, à la recherche de son fils, balayeur au service de la municipalité. Des amis étaient venus, la veille, à l’aube, à la porte de leur cabane, pour l’appeler. Il était parti avec eux, et n’était pas rentré depuis ; aussi, laissant à demi cuit, sur le foyer éteint, le plat qu’elle préparait, s’était-elle glissée jusqu’au port, où elle avait entendu dire que quelques mozos de la ville avaient été tués le matin de l’émeute.

« L’un des Cargadores en sentinelle devant la Douane avait apporté une lanterne et l’avait aidée à examiner quelques cadavres, qui gisaient çà et là. Et maintenant, elle regagnait son logis, sans avoir trouvé celui qu’elle cherchait, et s’était assise sur le banc de pierre de la voûte, en gémissant de fatigue.

Le Capataz l’avait interrogée et, après avoir entendu son récit entrecoupé de pleurs, lui avait conseillé de poursuivre ses recherches parmi les blessés de l’hôtel Gould. Il lui avait aussi donné un quart de dollar, ajoutait-il d’un ton négligent.

« — Et pourquoi cela ? lui ai-je demandé ; vous la connaissez ? »

« — Non, Señor, je ne crois pas l’avoir jamais rencontrée avant ce soir ; c’eût été difficile, d’ailleurs, car elle n’a pas dû sortir de chez elle depuis des années. C’est une de ces vieilles comme on en voit dans les chaumières de campagne, accroupies devant le feu, un bâton à terre à côté d’elles, et si faibles qu’elles peuvent à peine écarter de leur marmite les chiens errants. Caramba ! on s’aperçoit, au son de sa voix, que la mort l’a oubliée. Mais, jeunes ou vieilles, ces femmes-là adorent l’argent et disent du bien de l’homme qui leur en donne ! » Il eut un rire bref. “J’aurais voulu, Señor, que vous sentiez ses griffes quand je lui ai posé ma pièce dans la main. Ma dernière pièce, encore !” a-t-il ajouté après un silence.

« Je n’ai risqué aucun commentaire. Il est connu pour sa libéralité autant que pour sa malchance au monte, qui lui a valu de rester pauvre comme au jour de son arrivée.

« — Je suppose, don Martin, m’a-t-il dit d’un ton rêveur et détaché, que l’administrateur de la San-Tomé saura reconnaître un jour mes services, si je sauve son trésor ? »

« Je lui ai répondu que la chose ne souffrait aucun doute, et il a continué à marcher, en grommelant :

« — Non ! Non ! aucun doute ! aucun doute ! Voyez ce que c’est, don Martin, que d’avoir une bonne réputation ! On n’aurait jamais songé à confier une mission pareille à un autre homme. Et elle me vaudra un jour une récompense magnifique. Que ce jour-là vienne bientôt ! a-t-il ajouté entre ses dents. Le temps passe aussi vite dans ce pays que partout ailleurs. »

« Tel est mon compagnon, sœur chérie, dans l’escapade que je tente pour la grande cause. Il est plus naïf qu’astucieux, plus hautain que rusé, plus généreux de sa personne que ne le sont, de leur argent, ceux qui l’emploient. Ainsi, du moins, en juge-t-il lui-même avec plus d’orgueil que de sentiment. Je suis heureux de m’être lié avec lui. Compagnon de ma fortune, il prend une importance qu’il n’aurait jamais acquise par ses petits talents, non plus qu’en sa qualité originelle de matelot italien admis par le rédacteur en chef du Porvenir à venir bavarder au bureau de ce journal, aux premières heures du jour, pendant que se faisait le tirage. Et je trouve intéressant d’avoir rencontré un homme pour qui la vie semble n’avoir d’autre valeur que le prestige personnel.

« Je l’attends ici, en ce moment. En arrivant à la posada Viola, nous avons trouvé les fillettes seules, au rez-de-chaussée, et le vieux Génois a crié à son compatriote d’aller chercher le docteur. Sans cela, nous aurions poussé jusqu’au port, où le capitaine Mitchell s’occupe, paraît-il, avec quelques volontaires européens et quelques Cargadores à charger sur une gabare cet argent qu’il faut arracher aux griffes de Montero pour assurer sa défaite.

« Nostromo est parti vers la ville au galop furieux de son cheval. Il y a longtemps de cela, et c’est ce retard qui m’a permis de causer avec toi. Quand ce carnet te parviendra, il se sera passé bien des événements. Pour l’instant, j’attends, sous l’aile de la mort qui plane, dans cette maison silencieuse baignée par la nuit noire, près de cette mourante et de ces deux fillettes terrifiées, près de ce vieillard dont j’entends les pas feutrés, de l’autre côté du mur, comme un frôlement de souris. Et moi, le seul être en dehors de ceux-là, je ne sais vraiment s’il faut me compter au nombre des vivants ou des morts. Quien sabe ? comme aiment répondre à toutes les questions les gens d’ici. Mais non ! mon affection pour toi n’est certainement pas morte, et tout cela : cette maison, cette nuit sombre, cette chambre obscure, ces fillettes silencieuses, ma présence même, c’est de la vie, cela doit être de la vie, pour ressembler tant à un rêve ! »

En écrivant ces dernières lignes, Decoud eut un moment d’absence soudaine et totale. Il s’affala sur la table comme un homme frappé d’une balle. Mais un instant après, il se redressait avec l’impression confuse d’avoir entendu son crayon rouler à terre.

Large ouverte, éclairée par la lueur d’une torche, la porte basse du café encadrait l’arrière-train d’un cheval, qui battait de la queue la jambe d’un cavalier et son talon nu chaussé d’un long éperon. Les deux fillettes avaient disparu et, debout au milieu de la pièce, Nostromo regardait Decoud par-dessous le bord du sombrero tiré bas sur son front.

— J’ai ramené cet Anglais à figure de vinaigre dans la voiture de madame Gould, fit-il. Je doute que toute sa science puisse cette fois-ci sauver la Padrona. On a envoyé chercher les enfants ; mauvais signe !

Il s’assit à l’extrémité du banc :

— Elle veut leur donner sa bénédiction, sans doute, ajouta-t-il.

Tout étourdi encore, Decoud remarqua qu’il avait dû tomber dans un profond sommeil, et Nostromo lui répondit avec un léger sourire qu’en regardant par la fenêtre, il l’avait vu couché sur la table, parfaitement immobile et la tête dans les bras. La dame anglaise, venue aussi dans la voiture, était montée tout de suite avec le docteur, en lui recommandant de ne pas éveiller encore don Martin. Mais, en entendant appeler les enfants, il était entré dans le café.

La croupe du cheval, avec sa moitié visible de cavalier, tournait devant la porte ; la torche d’étoupe et de résine, fixée au bout d’un bâton, à l’arçon de la selle, dans son panier de fer, jeta dans la pièce un éclat furtif, et madame Gould entra d’un pas rapide, le visage tiré et très pâle. Le capuchon de son manteau bleu sombre était retombé. Les deux hommes se levèrent.

— Teresa veut vous voir, Nostromo, dit-elle.

Le Capataz ne fit pas un mouvement. Decoud, le dos à la table, boutonnait son manteau.

— L’argent, madame Gould, l’argent ! murmura-t-il en anglais. N’oubliez pas que les insurgés d’Esmeralda possèdent un vapeur ; nous pouvons les voir arriver d’un moment à l’autre, à l’entrée du port.

— Le docteur affirme qu’il n’y a plus d’espoir, fit rapidement madame Gould, en anglais aussi. Je vous mènerai jusqu’à la jetée dans ma voiture et reviendrai ensuite chercher les enfants.

Puis s’adressant à Nostromo, en espagnol :

— Pourquoi perdre du temps ? La femme du vieux Giorgio veut vous voir.

— Je vais la trouver, Señora, murmura le Capataz.

Le docteur Monygham entrait à ce moment avec les fillettes. Il répondit d’un signe de tête au regard interrogateur de madame Gould, et ressortit tout de suite suivi de Nostromo.

Immobile, le cheval du porteur de torche laissait pendre sa tête, et son cavalier avait lâché les rênes pour allumer une cigarette. La flamme de la torche éclairait la façade de la maison et jouait sur la ligne des grandes lettres noires de l’inscription, dont seul le mot Italia se détachait en pleine lumière. La lueur dansante atteignait la voiture de madame Gould, garée au bord de la route, avec le majestueux Ignacio dont les yeux se fermaient sur le siège, dans son visage jauni.

Près de lui, noir et osseux, une carabine Winchester aux genoux, Basilio jetait dans la nuit des regards apeurés. Nostromo toucha doucement l’épaule du docteur.

— Est-elle vraiment mourante, docteur ?

— Oui, répondit Monygham avec un frémissement singulier de sa joue balafrée, et je ne puis imaginer pourquoi elle veut vous voir.

— Elle a déjà été comme cela, hasarda Nostromo, le regard au loin.

— Eh bien, Capataz, je puis vous affirmer qu’elle ne sera jamais plus “comme cela”, ricana le docteur Monygham. Vous pouvez aller la trouver ou rester ici. Et il n’y a pas grand intérêt à causer avec les moribonds. Mais elle a dit à doña Emilia, en ma présence, qu’elle avait été une mère pour vous, depuis que vous avez mis les pieds dans le pays.

— C’est vrai ! Et pourtant, elle n’a jamais dit à personne un mot de louange en ma faveur. On dirait qu’elle n’a pas pu me pardonner de vivre et d’être l’homme qu’elle aurait voulu voir dans la personne de son fils !

— C’est possible ! s’écria près d’eux une voix profonde et attristée. Les femmes ont des façons à elles de se torturer.

Le vieux Giorgio Viola était sorti de la maison ; sa grande ombre noire dansait devant la torche, dont la lumière tombait sur son large visage et sur la toison blanche de sa tête broussailleuse. Il fit au Capataz un signe de la main et le poussa dans la maison.

Le docteur Monygham alla fouiller dans la petite boîte à médicaments, de bois poli, placée sur le siège du landau, puis revint vers le vieux Giorgio, pour mettre dans sa grosse main tremblante une fiole à bouchon de verre qu’il avait prise dans la caisse.

— Donnez-lui une cuillerée de cette drogue, de temps en temps, dans un peu d’eau, dit-il ; cela la soulagera.

— Et il n’y a rien d’autre à faire ? demanda doucement le vieillard.

— Non, rien ; du moins en ce monde, reprit le docteur, le dos tourné pour refermer la serrure de sa caisse.

Nostromo traversa lentement la grande cuisine obscure. Seules brillaient dans l’ombre quelques braises allumées dans le fourneau, sous le lourd manteau de la cheminée ; de l’eau bouillait dans un pot de fer avec un gros bruit de bulles crevées. Entre les deux murs d’un étroit escalier, ruisselait une nappe de lumière sortie de la chambre du premier ; elle éclairait le magnifique Capataz des Cargadores qui, avec sa démarche silencieuse, ses sandales de cuir souple, ses favoris touffus, son cou musclé et sa poitrine bronzée apparue sous la chemise ouverte, avait l’air d’un marin de la Méditerranée fraîchement débarqué d’une felouque chargée de vin ou de fruits.

Il fit halte au sommet de l’escalier ; les épaules larges, les hanches étroites, il regardait le grand lit, pareil, avec sa profusion de linge d’une blancheur de neige, à une couche de parade, où la Padrona était assise, inclinant sur sa poitrine son beau visage aux noirs sourcils. Une masse de cheveux noirs de jais, parsemés seulement de quelques fils d’argent, couvrait ses épaules ; une mèche épaisse s’en était échappée et masquait à demi sa joue. Complètement immobile, dans cette position qui trahissait l’angoisse et la souffrance, elle tourna seulement les yeux vers Nostromo.

Le Capataz portait une ceinture rouge roulée plusieurs fois autour de sa taille et un lourd anneau d’argent à l’index de la main, qu’il leva pour donner un pli à sa moustache.

— Ces révolutions ! Ces révolutions ! haleta Teresa. Vois, Gian’Battista, elles ont fini par me tuer !

Nostromo ne répondit pas, mais la malade, les yeux levés, insistait :

— Tu vois, celle-ci m’a tuée, pendant que tu te battais au loin pour des affaires qui ne te regardent pas, grand fou !

— Pourquoi parler ainsi ? grommela entre ses dents Nostromo. Ne voudrez-vous jamais croire à mon bon sens ? Ce qui me regarde, c’est de rester ce que je me suis fait et toujours semblable à moi-même.

— En effet, tu ne changes jamais, fit-elle amèrement. Tu ne penses qu’à toi-même, et tu te laisses payer de mots par des gens qui ne se soucient pas de toi.

Il y avait entre ces deux êtres un lien d’antagonisme, aussi étroit à sa façon que peut l’être un lien d’entente ou d’affection. Le marin n’avait pas suivi la voie où Teresa rêvait de le voir s’engager. C’est elle qui l’avait encouragé à quitter son navire, avec l’espoir de trouver en lui un ami et un protecteur pour ses filles. Sensible à son état de santé précaire, la femme du vieux Giorgio était hantée par la crainte de laisser son vieux mari dans la solitude et ses fillettes sans appui. Elle avait cherché à s’attirer l’affection de ce jeune homme, qui paraissait tranquille et sérieux, docile et aimant ; il était orphelin depuis son plus jeune âge, et lui avait dit n’avoir en Italie, pour toute famille, qu’un oncle, propriétaire et patron d’une felouque, dont les mauvais traitements l’avaient fait fuir avant sa quatorzième année. Il s’était montré courageux, dur au travail, décidé à faire son chemin dans le monde. La reconnaissance et les liens de l’habitude en feraient un fils pour elle et le vieux Giorgio, et puis, qui sait ?… Quand Linda serait grande… Dix ans de différence entre mari et femme, ce n’est pas énorme. Son grand homme à elle avait plus de vingt ans qu’elle-même. D’ailleurs, Gian’Battista était un garçon séduisant qui plaisait également aux hommes, aux femmes et aux enfants, grâce à la placidité profonde de sa nature, qui faisait penser à un beau soir d’été et ajoutait un élément de séduction à la confiance qu’inspiraient son aspect de vigueur et son caractère résolu.

Profondément ignorant des idées et des espoirs de sa femme, le vieux Giorgio n’en tenait pas moins en grande estime son jeune compatriote.

— Il ne convient pas qu’un homme soit trop sage, disait-il à sa femme selon le proverbe espagnol, pour défendre le splendide Capataz. Mais Teresa était jalouse de ses succès et craignait de le voir échapper à son influence. Son esprit pratique lui faisait tenir pour absurde la façon dont le jeune homme prodiguait ses qualités précieuses, et en faisait follement largesses à tout le monde, sans en tirer profit lui-même. Il ne savait pas mettre un sou de côté. Elle le raillait de sa pauvreté, de son héroïsme, de ses aventures, de ses amours et de son prestige ; mais, au fond du cœur, elle n’avait jamais désespéré de lui, non plus que s’il eût été réellement son fils.

Et même à l’heure actuelle, malade comme elle l’était, malade au point de sentir le frisson, le souffle froid de la mort prochaine, elle avait voulu le voir. On aurait dit qu’elle tendait sa main engourdie pour reprendre possession de lui. Mais elle avait trop présumé de ses forces. Elle ne pouvait plus ordonner ses pensées, qui se faisaient confuses, comme sa vue. Les paroles hésitaient sur ses lèvres et seuls semblaient survivre en elle, trop forts pour mourir, le souverain désir et la suprême angoisse de sa vie.

— Je vous ai entendue répéter cela bien des fois ! fit le Capataz. Vous êtes injuste ; je ne m’en fâche pas. Mais vous paraissez maintenant n’avoir plus beaucoup de force pour parler, et je n’ai que peu de temps à vous consacrer. On m’attend pour une affaire de très haute importance.

Teresa fit un effort pour lui demander s’il était exact qu’il eût pris le temps d’aller chercher un médecin. Nostromo fit un signe de tête affirmatif, et elle en parut heureuse ; la pensée qu’il eût consenti à faire un effort pour ceux qui avaient tant besoin de son aide, adoucissait ses souffrances ; c’était une preuve d’amitié. Sa voix se fit plus forte.

— J’ai plutôt besoin d’un prêtre que d’un médecin, fit-elle d’un ton pénétré, sans bouger la tête mais en tournant les yeux vers le Capataz, qui se tenait debout au pied du lit. Veux-tu aller me chercher un prêtre, maintenant ? Songes-y : c’est le dernier vœu d’une mourante !

Nostromo secoua la tête d’un air résolu. Il ne croyait pas aux prêtres, ni à la vertu de leur sacerdoce. Un médecin avait son utilité, mais un prêtre, en tant que prêtre, n’était bon à rien, en bien comme en mal. Nostromo ne partageait pas l’horreur du vieux Giorgio pour les prêtres, mais la totale inutilité du dérangement qu’on voulait lui imposer lui déplaisait fort.

— Padrona, fit-il, vous avez été bien des fois aussi malade, et vous vous remettez vite. Je vous ai déjà consacré mes derniers moments de liberté. Demandez à madame Gould de vous en envoyer un.

L’impiété de ce refus le gênait un peu. La Padrona croyait aux prêtres et se confessait ; mais toutes les femmes en faisaient autant, et la chose ne pouvait guère avoir de conséquences. Pourtant, il se sentit un instant le cœur serré, à la pensée de l’importance que prenait pour elle l’absolution, si elle y croyait seulement un peu. Mais tant pis ! Il était trop vrai qu’il lui avait déjà consacré les dernières minutes dont il pût disposer.

— Tu refuses d’y aller ? fit-elle en haletant. Ah ! tu es bien toujours le même.

— Écoutez le langage de la raison, Padrona, fit-il. On a besoin de moi pour sauver l’argent de la mine, un trésor plus gros, comprenez-vous, que celui que l’on dit gardé par les fantômes et les démons de l’Azuera. C’est vrai. Et je suis décidé à faire de cette aventure la plus hardie de celles où j’ai été mêlé dans ma vie.

La malade éprouvait un désespoir mêlé d’indignation. L’épreuve suprême avait mal répondu à son attente. Nostromo, debout, ne pouvait voir ses traits convulsés par un paroxysme de douleur et de colère. Mais elle se mit à trembler de tout son corps ; sa tête inclinée et ses larges épaules étaient agitées de mouvements convulsifs.

— Alors Dieu voudra bien, peut-être, me faire miséricorde. Mais fais attention, mon fils, et tâche de trouver un profit dans cette aventure, pour compenser les remords que tu y trouveras un jour.

Elle fit entendre un rire affaibli.

— Amasse, cette fois au moins, des richesses pour le prodigieux Gian’Battista, qui fait moins de cas de la paix d’une mourante que des éloges de gens qui lui ont donné un nom stupide — sans rien de plus — en échange de son âme et de son corps.

Le Capataz des Cargadores mâchonna un juron entre ses dents.

— Laissez mon âme tranquille, Padrona, et je saurai bien me charger de mon corps. Quel mal voyez-vous à ce que l’on ait besoin de moi ? Vous ai-je pris quelque chose à vous ou à vos enfants, que vous puissiez me le reprocher ? Ces gens que vous me jetez à la tête ont plus fait pour le vieux Giorgio qu’ils n’ont jamais songé à faire pour moi. Il se frappa la poitrine de sa main ouverte : sa voix était restée basse, malgré l’énergie de son accent. Il caressa, l’une après l’autre, ses moustaches, et laissa ses yeux errer par la chambre. Est-ce ma faute si je suis le seul homme dont ils puissent faire état ? Votre colère vous inspire des pensées absurdes, mère. Aimeriez-vous mieux me voir timide et niais, vendeur de melons d’eau sur le marché, ou rameur sur un bateau du port, comme un pauvre Napolitain sans courage et sans prestige ? Voudriez-vous qu’un jeune homme mène une vie de moine ? Je ne le crois pas ; est-ce donc un moine qu’il vous faut pour votre fille aînée ? Que craignez-vous donc ? Vous vous êtes irritée de tout ce que j’ai fait, depuis des années, depuis le jour où vous m’avez parlé en secret, à l’insu du vieux Giorgio, de votre Linda. Mari de l’une et frère de l’autre, m’avez-vous dit ? Eh bien, pourquoi pas ? J’aime les petites, et il faut bien qu’un homme finisse par se marier. Mais, depuis ce temps-là, vous m’avez dénigré partout. Pourquoi cela ? Pensiez-vous m’imposer un collier et une chaîne, comme à l’un des chiens de garde qui veillent là-bas sur les chantiers de chemin de fer ? Écoutez, Padrona ; je suis encore le même homme qui descendit un soir à terre et vint s’asseoir sous le chaume de la ferme que vous occupiez, pour vous raconter toute ma vie ; vous n’étiez pas injuste pour moi, à cette époque-là. Qu’est-il arrivé, depuis ? Je ne suis plus un jeune homme insignifiant. Un beau renom vaut un trésor, comme dit Giorgio.

— Ils t’ont tourné la tête avec leurs éloges, haleta la malade. Tu t’es laissé payer de mots, mais ta folie te conduira à la pauvreté et à la misère, et tu mourras de privations. Les vagabonds eux-mêmes se gausseront de toi, grand Capataz !

Nostromo resta, un instant, muet de stupeur. La Padrona ne levait pas les yeux. Un sourire de dédain passa, furtif et sans chaleur, sur les lèvres du jeune homme, puis il quitta la chambre, et sa silhouette s’effaça dans l’ombre de l’escalier sans que la malade parût s’en apercevoir. Il redescendit l’escalier avec le sentiment d’avoir été, une fois encore, frustré, par le dédain qu’affichait cette femme, de la réputation qu’il avait fini par acquérir et désirait tant conserver.

En bas, dans la vaste cuisine, brûlait une bougie noyée dans l’ombre des murs et du plafond, mais au vide de la porte d’entrée, aucune lueur rouge de torche ne tremblait plus. La voiture, précédée par son porteur de torche, avait emporté à la jetée madame Gould et don Martin. Le docteur Monygham, resté dans la maison, était assis près du chandelier, sur un coin de la table de bois ; son visage couturé et rasé se penchait de côté ; il gardait les bras croisés sur la poitrine, les lèvres serrées, et ses yeux saillants restaient obstinément fixés sur le sol de terre noire. Près du manteau en surplomb de la cheminée, où le pot d’eau bouillait toujours avec violence, le vieux Giorgio se tenait le menton dans la main ; il avait un pied en avant comme s’il se fût trouvé arrêté dans sa marche par une pensée subite.

— Adios, viejo, fit Nostromo en cherchant dans sa ceinture la crosse de son revolver et en s’assurant du jeu de son couteau dans la gaine. Il prit sur la table une cape bleue doublée de rouge et la passa sur sa tête. Adieu ! Si l’on n’entend plus parler de moi, vous chercherez mes affaires dans ma chambre et vous donnerez ma malle à Paquita. Elle ne contient pas grand-chose de valeur, en dehors de mon nouveau serape mexicain et de quelques boutons d’argent, sur ma veste neuve. Mais qu’importe ! Tout cela fera bon effet sur le premier amoureux qu’elle prendra, et celui-là n’aura pas à craindre que je m’attarde sur terre après ma mort, comme les étrangers qui hantent l’Azuera.

Le vieux Giorgio fit un signe de tête presque imperceptible et quitta la pièce sans mot dire, tandis qu’un sourire amer tordait les lèvres du docteur Monygham.

— Comment, Capataz ? Je croyais qu’aucune de vos entreprises n’échouait jamais ?

Nostromo lança sur le docteur un regard de dédain et se dirigea vers la porte en roulant une cigarette ; il frotta une allumette et la tint au-dessus de sa tête, jusqu’au moment où la flamme vint effleurer ses doigts.

— Pas de vent ! grommela-t-il entre ses dents. Dites-moi, Señor, comprenez-vous ce que représente une aventure de ce genre ?

Le docteur Monygham fit, d’un air bourru, un signe de tête affirmatif.

— Elle équivaut à attirer sur ma tête une malédiction, Señor docteur. Sur cette côte, l’homme en possession d’un trésor est sûr de voir sa poitrine menacée de tous les couteaux du pays. Concevez-vous cela, docteur ? Je vais naviguer avec cette menace suspendue sur la tête, jusqu’à l’heure où je pourrai rencontrer, quelque part, un bateau se dirigeant vers le Nord ; mais alors, on pourra parler, d’un bout à l’autre de l’Amérique, du Capataz des Cargadores de Sulaco !

Le docteur Monygham fit entendre son rire bref et guttural. Nostromo, qui franchissait la porte, se retourna. « D’ailleurs, si Votre Excellence veut trouver un autre homme désireux d’entreprendre l’aventure, et de taille à la mener à bien, je me retirerai. Je ne suis pas tout à fait las de la vie, malgré la pauvreté qui me permet d’emporter, sur le dos de mon cheval, tout ce que je possède.

— Vous jouez trop, Capataz, et vous ne savez jamais dire non à une jolie fille, riposta avec malice le docteur Monygham. Ce n’est pas le moyen de faire fortune. Mais personne, à ma connaissance, ne vous a jamais cru pauvre. J’espère que vous vous êtes assuré d’une solide récompense, pour le cas où vous vous tireriez sain et sauf de cette affaire ?

— Quelle récompense Votre Excellence aurait-elle exigée ? demanda Nostromo, en chassant de ses lèvres un nuage de fumée.

Le docteur Monygham tendit l’oreille vers l’escalier. Puis, avec un nouveau rire bref et saccadé :

— Illustre Capataz, pour endosser une malédiction mortelle, comme vous le dites, il ne m’aurait pas fallu moins de tout le trésor.

Sur cette réponse railleuse, Nostromo, avec un grognement d’humeur, quitta la pièce. Le docteur Monygham l’entendit s’éloigner au galop. Il poussait furieusement son cheval dans la nuit. On voyait, près du quai, des lumières aux fenêtres de la Compagnie O.S.N., mais, avant d’y arriver, Nostromo rencontra la voiture de madame Gould.

Le cavalier la précédait, avec sa torche dont la lumière guidait le trot des mules blanches et faisait voir le majestueux Ignacio qui conduisait, tandis que Basilio, assis à côté de lui, tenait une carabine armée.

La voix de madame Gould sortit de l’obscurité du landau :

— On vous attend, Capataz !

Frémissante et glacée, elle revenait du port, avec le carnet de Decoud à la main. Il le lui avait confié pour l’envoyer à sa sœur. Ce seront peut-être les dernières lignes qu’elle aura de moi, avait-il dit, en serrant la main de madame Gould.

Le Capataz ne modérait pas son allure ; à l’entrée du môle, de vagues silhouettes, armées de fusils, se précipitèrent à la tête de son cheval ; d’autres ombres l’entourèrent ; c’étaient des Cargadores de la Compagnie, postés là pour signaler son arrivée.

Un mot de sa bouche fit reconnaître sa voix, et ils reculèrent, avec un murmure de soumission. À l’autre bout de la jetée, près d’une grue, Nostromo aperçut un groupe sombre, où rougeoyaient des lueurs de cigares, et entendit prononcer son nom sur un ton de soulagement.

Presque tous les Européens de Sulaco étaient venus là, autour de Charles Gould, comme si l’argent de la mine eût été l’emblème de la cause commune, le symbole de l’importance suprême des intérêts matériels. Ils en avaient, de leurs propres mains, chargé la gabare. Nostromo reconnut don Carlos, qui se tenait un peu à l’écart, long, mince et silencieux. Près de lui, un autre individu, très grand aussi (c’était l’ingénieur en chef), disait à haute voix : — Si cet argent doit être perdu, mieux vaut mille fois qu’il soit englouti dans la mer.

La voix de Decoud se fit entendre de la gabare…

— Au revoir, Messieurs, jusqu’au jour où nous joindrons nos mains sur le sol de la jeune République Occidentale !

Un murmure assourdi répondit à cet adieu, lancé d’une voix claire et sonore, et il parut au jeune homme que l’embarcadère s’enfonçait dans la nuit. Nostromo venait de pousser le bateau en appuyant l’un des lourds avirons contre une des piles de la jetée.

Decoud ne fit pas un mouvement ; il se serait cru lancé dans l’espace. Il y eut, à deux ou trois reprises, un bruit d’eau éclaboussée, puis l’on n’entendit plus que les pas sourds de Nostromo sur le fond de la barque.

Il hissait la grand-voile ; un souffle de vent passa sur la joue de Decoud. Tout avait sombré dans la nuit, où brillait seule la lumière de la lanterne que le capitaine Mitchell avait fixée sur un poteau, au bout de la jetée, pour permettre à Nostromo de sortir du port.

Les deux hommes, qui ne pouvaient se voir, restaient silencieux. La gabare, poussée par une brise capricieuse, glissa entre deux promontoires presque invisibles, pour entrer dans la nuit plus opaque encore du golfe. Ils distinguèrent pendant quelques minutes la lanterne piquée au bout de la jetée. La brise s’apaisait, puis se remettait à souffler, mais restait si faible que la grande barque à demi pontée glissait sans faire plus de bruit que si elle avait été suspendue en l’air.

— Nous voici dans le golfe, maintenant, fit la voix calme de Nostromo, qui ajouta après un instant : Señor Mitchell a amené sa lanterne.

— Oui, répondit Decoud. Personne ne pourra nous trouver dorénavant.

Une obscurité plus dense noya le bateau. La mer était aussi noire que les nuages du ciel. Nostromo, après avoir consulté, à la lueur d’une couple d’allumettes, la boussole qu’il avait apportée, gouverna d’après le vent qui caressait sa joue.

C’était une impression nouvelle pour Decoud, que ce mystère des grandes eaux si étrangement calmes. Leur éternelle agitation semblait étouffée sous le poids de cette nuit lourde. Le golfe placide donnait profondément sous son poncho noir.

Il fallait maintenant, pour réussir, s’éloigner de la côte et gagner le milieu du golfe avant le jour. Les Isabelles devaient se trouver tout près : — À main gauche, Señor, en regardant devant vous, fit tout à coup Nostromo.

Lorsque sa voix se tut, l’énorme silence, vide de lumière et de sons, parut agir comme un narcotique puissant sur les sens de Decoud. Il ne savait même plus, par moments, s’il était endormi ou éveillé. Comme un homme perdu dans le sommeil, il n’entendait plus et ne voyait plus rien. Sa main même, tenue devant son visage, n’existait plus pour ses yeux. Ce passage de l’agitation, des passions, des dangers, des spectacles et des bruits de la terre à la nuit absolue, était si brusque, que le silence lui aurait paru celui de la mort sans la survivance de ses pensées. Elles flottaient dans ce silence, avant-goût de la paix éternelle, nettes et précises comme des rêves lucides qui viendraient, dans un autre monde, rappeler les choses de la terre aux âmes affranchies par la mort d’une atmosphère brumeuse de regrets et d’espoirs. Decoud se secoua, frissonna légèrement, malgré la tiédeur de la brise qui soufflait autour de lui. Il avait l’étrange impression que son âme venait, pour réintégrer son corps, de sortir de cette obscurité ambiante, où terre, mer, rochers, ciel et montagnes semblaient autant de choses inexistantes.

La voix de Nostromo se fit entendre à la barre, où sa présence semblait également irréelle :

— Est-ce que vous dormiez, don Martin ? Caramba ! si c’était possible, je croirais, moi aussi, m’être assoupi. J’ai pourtant l’étrange impression d’avoir entendu en rêve une sorte de gémissement, le bruit que pourrait faire, près de notre barque, un homme en pleurant… C’était un bruit qui tenait du soupir et du sanglot.

— Étrange, murmura Decoud, allongé sur un des prélarts qui couvraient les caisses du trésor. Y aurait-il près de nous un autre bateau dans le golfe ? Vous comprenez que nous ne pourrions pas l’apercevoir.

L’absurdité d’une telle supposition fit rire Nostromo, et ils n’insistèrent pas. La solitude était presque palpable, et lorsque la brise tombait, la nuit semblait peser comme une pierre sur Decoud.

— Cela devient écrasant, murmura-t-il. Est-ce que nous avançons, Capataz ?

— Pas aussi vite qu’un scarabée empêtré dans les herbes ! répondit Nostromo, dont la voix paraissait assourdie par le voile épais de l’ombre tiède et désespérante. Il restait de longues minutes sans faire le moindre bruit, et Decoud ne l’entendait ni ne le voyait plus que s’il fût mystérieusement sorti de la barque.

Dans la nuit sans repères, Nostromo n’était même plus sûr de sa direction, depuis que la brise était complètement tombée. Il cherchait les îlots sans en voir plus de traces que s’ils avaient sombré au fond du golfe. Il finit par s’allonger à côté de Decoud et lui murmura dans l’oreille que si l’aube les surprenait près du port de Sulaco, par suite du manque de vent, ils pourraient conduire la barque derrière la Grande Isabelle, dont la falaise les dissimulerait aux regards.

Decoud fut surpris de l’accent renfrogné et de l’anxiété de son compagnon ; pour lui, l’enlèvement du trésor n’était qu’une manœuvre politique ; il fallait, pour de multiples raisons, l’empêcher de tomber aux mains de Montero ; mais Nostromo paraissait considérer l’aventure sous un tout autre jour.

Les caballeros de la ville ne semblaient pas avoir la moindre notion de la tâche qu’ils lui avaient confiée. Le Capataz était nerveux et mécontent de cette ignorance, comme si la morne ambiance eût déteint sur lui. Decoud s’étonna. Le marin, indifférent aux dangers qui semblaient trop manifestes à son compagnon, trouvait une cause d’exaspération dédaigneuse dans la nature mortelle de la mission que lui avait, sans discussion, imposée la confiance générale, mission plus périlleuse, ricana-t-il en jurant, que celle d’aller chercher le trésor gardé, selon la superstition populaire, par des démons et des fantômes, au fond des failles de l’Azuera. — Señor, dit-il, il faut que nous accostions le vapeur au large, que nous le cherchions jusqu’à l’épuisement de toutes nos provisions. Et si, par malheur, nous venions à le manquer, il nous faudrait rester loin de la terre, jusqu’à ce que nous sentions venir la faiblesse, la folie ou la mort peut-être, jusqu’à ce que notre barque s’en aille à la dérive avec nos deux cadavres, jusqu’à ce que l’un des vapeurs de la Compagnie rencontre la gabare et les restes des deux sauveteurs du trésor. C’est pour l’argent la seule chance de salut, car, pour nous, tenter d’aborder avec ce trésor sur un point quelconque de la côte, à cent milles d’ici, ce serait nous lancer, poitrine nue, contre une pointe de poignard.

« On m’a infusé une maladie mortelle, avec ce trésor ; qu’il soit découvert, et c’en est fait de moi ; de vous aussi, Señor, puisque vous avez voulu m’accompagner. Il y a là assez d’argent pour enrichir toute une province et, à plus forte raison, une côte infestée de bandits et de vagabonds. Ils verraient, dans ces richesses tombées entre leurs mains, un présent du ciel, et nous couperaient la gorge sans vergogne. Je ne me fierais pas aux plus belles paroles du plus honnête des hommes, sur cette côte du golfe. Songez que même si nous livrions le trésor à la première sommation, cela ne nous sauverait pas la vie. Comprenez-vous cela, ou voulez-vous que je vous en dise plus long ?

— Inutile, fit Decoud, un peu distraitement. Je comprends comme vous que la possession d’un tel trésor est une maladie mortelle, pour des hommes dans notre position. Mais il fallait l’emporter de Sulaco et vous étiez l’homme désigné pour une telle besogne.

— D’accord, répondit Nostromo, mais je ne puis croire que sa perte eût beaucoup appauvri don Carlos Gould. Il reste bien des richesses dans la montagne. Par les nuits calmes où j’allais, une fois fini mon travail du port, rejoindre à Rincon certaine jeune fille, j’ai entendu les minerais couler dans les rigoles. Pendant des années, la mine a dégorgé, avec un bruit de tonnerre, la fortune de ses roches, et la montagne, au dire des mineurs, en recèle assez dans ses flancs pour faire retentir les échos pendant des années encore. Ce qui n’empêche pas qu’avant-hier, nous nous sommes battus pour disputer ces lingots à la foule, et que ce soir on m’envoie en leur nom, sans la moindre brise pour nous pousser, comme si c’était, sur terre, le dernier argent qui restât pour donner du pain aux affamés. Ah ! ah ! Eh bien ! avec ou sans vent, ce sera l’aventure la plus fameuse et la plus folle de ma vie. On en parlera encore, lorsque les petits enfants seront devenus des hommes, et les hommes des vieillards. Ah ! il paraît que les Montéristes ne doivent pas s’emparer de ce trésor, quoi qu’il puisse advenir de Nostromo ! Eh bien ! ils ne l’auront pas, je vous l’affirme, puisque pour le sauver on l’a attaché au cou de Nostromo !

— Je comprends, murmura Decoud, et il comprenait en effet, que son compagnon considérait l’entreprise sous un jour tout particulier.

Nostromo interrompit ses réflexions sur la façon dont on fait usage des qualités d’un homme, sans connaître à fond sa nature, pour proposer à Decoud de mettre les rames à l’eau et de pousser la gabare dans la direction des Isabelles. Il ne fallait pas que l’on pût voir, au jour levant, le trésor sur la mer, à un mille à peine de l’entrée du port. En général, plus l’obscurité était profonde et plus fraîches soufflaient les bouffées de vent sur lesquelles il avait compté pour pousser l’embarcation ; mais, cette nuit, le golfe restait sans haleine, sous son manteau de nuages, comme s’il avait été mort, plutôt qu’endormi.

Les mains délicates de Martin souffrirent cruellement à manier le manche épais de l’énorme aviron. Mais il s’employait énergiquement, les dents serrées. Lui aussi, il se sentait pris dans les rêts d’une aventure exaltante, et cette étrange besogne de rameur lui semblait faire partie intégrante d’un nouvel état de choses, et emprunter un sens symbolique à son amour pour Antonia. Cependant, leurs efforts conjugués faisaient à peine bouger la gabare lourdement chargée. Dans l’éclaboussement régulier des coups d’aviron, Nostromo jurait entre ses dents.

— Nous louvoyons, murmura-t-il. Je voudrais bien voir les îles.

Par manque d’habitude, Martin se surmenait. De temps en temps, il sentait une sorte de frisson nerveux partir de ses doigts douloureux pour courir par toutes les fibres de son corps et faire place à une bouffée chaude. Pendant quarante-huit heures, il avait, sans répit, combattu, parlé, souffert moralement et physiquement ; il s’était, sans compter, dépensé de corps et d’esprit. Il n’avait pris aucun repos et très peu de nourriture ; il n’avait connu aucun arrêt dans le tourbillon de pensées et de sensations qui l’emportait. Son amour même pour Antonia, d’où il tirait sa force et son courage, était entré, au cours de leur hâtive entrevue au chevet de don José, dans une phase violente et tragique.

Et voici qu’il se trouvait tout à coup échappé au tumulte et perdu sur ce golfe sombre, dont le morne silence et la paix immobile ajoutaient une épreuve nouvelle au supplice de l’effort physique. Il éprouvait un frisson de volupté singulière à se figurer que la barque allait disparaître dans les flots.

— Je vais avoir le délire, songea-t-il.

Il fit un dernier effort pour maîtriser le tremblement de ses membres et de sa poitrine, le tremblement intérieur de tout son corps vidé de force nerveuse.

— Si nous nous reposions, Capataz, proposa-t-il d’un ton détaché. Nous avons encore plusieurs heures de nuit devant nous.

— C’est vrai. Nous ne devons plus guère nous trouver qu’à un mille des îlots. Reposez vos bras, Señor, si c’est ce que vous voulez dire. Voilà le seul repos que vous puissiez encore goûter, je vous l’affirme, puisque vous avez laissé lier votre sort à celui de cet argent, dont la perte n’appauvrirait personne. Non, Señor, il n’y aura plus de repos pour nous jusqu’à ce que nous ayons rencontré un vapeur en route vers le Nord, ou qu’un bateau quelconque trouve notre barque à la dérive, avec nos deux cadavres étendus sur le trésor de l’Anglais. Ou plutôt, non, por Dios ! Je briserai le bordage à coups de hache, jusqu’à la ligne d’eau, avant que la faim et la soif ne m’aient épuisé. Par tous les saints et les diables, je donnerai le trésor à la mer, avant de le livrer à aucun étranger. Puisque le bon plaisir des Caballeros fut de me confier une telle mission, je leur montrerai que je suis bien l’homme sur lequel ils comptaient !

Decoud se coucha, haletant, sur les coffres. Sentiments et impressions lui apparaissaient, d’aussi loin qu’il pût se les remémorer, comme autant de rêves insensés. Son attachement passionné pour Antonia, cet amour même qui l’avait arraché à son scepticisme foncier, avait perdu toute réalité. Il se sentit, pendant un instant, en proie à une indifférence languissante et non sans charme.

— Je suis sûr que l’on ne croyait pas vous voir considérer la chose sous un jour aussi désespéré, hasarda-t-il.

— Non ? Et comment ? Comme une plaisanterie ? ricana l’homme inscrit, en face du chiffre de son salaire, sur le registre de paye de la Compagnie O.S.N., comme « Contremaître du quai ». Est-ce par plaisanterie qu’on m’a tiré de mon sommeil, après deux jours de combat dans les rues, pour me faire jouer ma vie sur une mauvaise carte ? On sait bien pourtant que je ne suis pas heureux au jeu.

— Oui, tout le monde connaît vos succès auprès des femmes, Capataz, fit Decoud, d’un ton conciliant et las.

— Écoutez, Señor, poursuivit Nostromo. Je n’ai pas élevé la moindre objection contre cette affaire. Dès que j’ai su ce que l’on attendait de moi, j’ai compris que ce serait une aventure folle et j’ai résolu de la mener à bien. Chaque minute était précieuse. Mais il a fallu, pour commencer, que je vous attende. Puis, en m’entendant arriver à l’Italia Una, le vieux Giorgio m’a crié d’aller chercher le docteur anglais. Après quoi, c’est la pauvre mourante qui a demandé à me voir, comme vous le savez. Je ne voulais pas monter. Je sentais déjà s’alourdir sur mes épaules le poids de cet argent maudit et je craignais que, se sentant mourir, elle ne me priât de retourner en ville pour y chercher un prêtre. Le Père Corbelàn, qui est intrépide, serait venu au premier appel mais le Père Corbelàn est bien loin, en paix au milieu de la troupe d’Hernandez, et la populace, qui aurait voulu le déchirer en morceaux, est exaspérée contre les prêtres. Il n’y a pas un de ces gros padres qui eût consenti, ce soir, à sortir la tête de sa cachette, pour sauver une âme chrétienne, sauf peut-être sous ma protection. Et j’avais bien prévu son désir : j’ai fait mine de ne pas croire à sa mort prochaine. J’ai refusé d’aller chercher un prêtre pour une mourante !

Il entendit Decoud faire un mouvement.

— Vous avez fait cela, Capataz ? s’écria-t-il d’un ton altéré. Eh bien ! vous savez, c’était du courage !

— Vous ne croyez pas aux prêtres, Don Martin ? Moi non plus. À quoi bon perdre son temps ? Mais la Padrona y croit, elle ! Et ce refus me pèse sur le cœur. Peut-être est-elle morte déjà, et nous voici en panne, sans le moindre vent. Maudites soient toutes les superstitions ! Elle a dû mourir en pensant que je l’empêchais d’aller au paradis. Ah ! ce sera bien la plus abominable aventure de ma vie !

Decoud restait perdu dans ses réflexions ; il tentait d’analyser les impressions éveillées en lui par les paroles du Capataz, dont la voix s’éleva à nouveau :

— Allons, don Martin, reprenons nos rames, et tâchons de trouver les Isabelles. Cela, ou le sabordage du bateau, nous n’avons pas d’autre choix, si le jour nous surprend. N’oublions pas que le vapeur peut arriver d’un moment à l’autre, avec la garnison d’Esmeralda. J’ai trouvé un bout de chandelle et nous allons nous risquer à l’allumer, pour nous diriger à la boussole. Il n’y a pas assez de vent pour la souffler. Que la malédiction du Ciel tombe sur ce golfe noir !

Une petite flamme brilla ; elle s’élevait toute droite, éclairant une partie des fortes membrures et du bordage de la gabare dans sa moitié non pontée et vide. Decoud voyait Nostromo tirer, debout, son aviron. Il le voyait jusqu’à la ceinture rouge qui serrait sa taille et où brillaient la crosse blanche d’un revolver et le long manche de bois d’un poignard, qui pointait sur son flanc gauche. Decoud tendit ses muscles pour ramer ; il n’y avait, en effet, pas assez de vent pour souffler la chandelle, mais le mouvement lent de la lourde barque faisait légèrement incliner la flamme. La gabare était si pesante que tous leurs efforts ne pouvaient guère la faire avancer de plus d’un mille à l’heure, mais c’était assez pour les amener, bien avant l’aube, au groupe des Isabelles. Ils avaient encore six heures de nuit devant eux et la distance du port à la Grande Isabelle ne dépassait pas deux milles. Decoud s’évertuait à sa tâche pour répondre à l’impatience du Capataz. De temps en temps, ils s’arrêtaient, et tous deux tendaient l’oreille pour entendre le bateau d’Esmeralda ; au milieu d’un tel silence, on devait percevoir, de très loin, le bruit d’une machine à vapeur. Quant à voir quelque chose, il n’en pouvait être question. La voile même de la barque, toujours déployée, restait invisible. Les deux hommes se reposaient fréquemment.

— Caramba ! fit tout à coup Nostromo, pendant un de ces temps d’arrêt où ils s’appuyaient contre le manche massif des avirons. Qu’y a-t-il ? Est-ce que vous pleurez, don Martin ?

Decoud se défendit d’avoir la moindre envie de pleurer et, après un instant de parfaite immobilité, Nostromo souffla à voix basse à son compagnon, de venir à l’arrière.

Les lèvres à l’oreille de Decoud, il lui affirma qu’il y avait, en dehors d’eux, quelqu’un dans la barque. Il venait d’entendre, à deux reprises, un bruit de sanglots étouffés.

— Señor, murmura-t-il d’un ton de stupeur et de crainte, je suis sûr d’entendre pleurer un homme sur ce bateau.

Decoud, qui n’avait rien entendu, exprima son incrédulité ; il était facile, en tout cas, de s’assurer de la chose.

— C’est stupéfiant ! murmura Nostromo. Un homme se serait donc caché à bord, en profitant du moment où la barque était amarrée au quai ?

— Vous me dites que c’était un bruit de sanglot ? demanda Decoud, en baissant aussi la voix. Si cet être, quel qu’il soit, pleure, il ne saurait être bien dangereux.

Les deux hommes escaladèrent la pile précieuse du trésor, et se penchèrent en avant du mât pour fouiller le demi-pont. Leurs mains, dirigées à tâtons, rencontrèrent tout à l’avant, dans l’extrémité rétrécie de la barque, les membres d’un homme qui restait muet comme un mort. Trop surpris eux-mêmes pour faire le moindre bruit, ils le tirèrent par un bras et par le col de son vêtement. L’homme se laissait faire, comme un cadavre.

La lueur de la chandelle tomba sur un visage rond, au nez crochu, aux moustaches noires et aux favoris courts. Il était extrêmement sale, et une barbe grasse commençait à pointer sur les parties glabres de ses joues. Ses lèvres épaisses étaient entrouvertes, mais les yeux restaient fermés.

À son intense surprise, Decoud reconnut Señor Hirsch, le marchand de peaux d’Esmeralda. Nostromo, lui aussi, l’avait reconnu.

Et ils se regardaient, par-dessus l’homme allongé, dont les pieds nus se dressaient plus haut que la tête, et qui s’obstinait, puérilement, à feindre le sommeil, l’évanouissement ou la mort.




Chapitre VIII

Cette extraordinaire découverte leur fit, pendant un instant, oublier leurs soucis et leurs misères. Les pensées de Señor Hirsch, toujours étendu à leurs pieds, paraissaient empreintes d’une abjecte terreur. Il refusa longtemps de donner le moindre signe de vie, et n’obéit qu’après bien des hésitations aux objurgations de Decoud, ou plutôt à la menace impatiente de Nostromo qui proposait, puisqu’il semblait mort, de le jeter à l’eau.

Il souleva d’abord une paupière, puis la seconde.

Il n’avait pu trouver, pour quitter Sulaco, aucune occasion propice. Il logeait chez Anzani, le propriétaire du bazar de la Plaza Mayor, mais au premier bruit de l’émeute, il avait fui, avant le jour, la maison de son hôte, oubliant, dans sa précipitation, de mettre ses souliers. Les pieds dans des chaussettes et le chapeau à la main, il s’était précipité, à l’aveugle, dans le jardin d’Anzani.

La terreur lui avait donné assez d’agilité pour escalader divers petits murs, et il avait fini par tomber dans la végétation exubérante d’un cloître en ruine, reste du couvent désaffecté des franciscains, situé dans une rue écartée. Il s’était frayé un chemin entre des buissons touffus, avec l’insouciance du désespoir, ce qui expliquait les écorchures de son visage et l’état de ses vêtements. Il était resté blotti là tout le jour, la langue collée au palais par une soif intense, fruit de la chaleur et de l’épouvante. Il n’expliquait pas très clairement ce qui l’avait décidé à quitter le cloître, mais il avait fini par s’esquiver et par sortir sans encombre de la ville, en suivant les ruelles désertes. Il avait erré dans la nuit, près du chemin de fer, si affolé de terreur qu’il n’osait même pas s’approcher des feux des piquets d’ouvriers italiens commis à la garde de la voie. Il avait évidemment l’idée vague de chercher un refuge dans les chantiers du port, mais les chiens s’étaient jetés sur lui en aboyant, les employés s’étaient mis à crier, et l’un d’eux avait, au jugé, tiré un coup de feu.

Il s’était enfui loin des barrières et le hasard l’avait conduit dans la direction des bureaux de la Compagnie O.S.N. Deux fois, il buta contre les cadavres d’hommes tués dans la journée, mais il n’avait d’effroi que des êtres vivants. Il s’était blotti et glissé, il avait rampé ou bondi, guidé par une sorte d’instinct animal qui lui faisait fuir toute lumière et tout bruit de voix. Son idée était de se jeter aux pieds du capitaine Mitchell et d’implorer de lui un asile dans les bureaux de la Compagnie.

Il faisait nuit sombre quand il arriva près des bâtiments, en se traînant sur les pieds et les mains, mais le cri brusque d’une sentinelle : « Qui vive ? » l’arrêta net. Il y avait encore des cadavres gisant tout alentour, et il s’aplatit aussitôt à côté d’un corps tout froid.

— Voilà encore une de ces canailles de blessés qui s’agite, dit une voix ; faut-il l’achever ?

Mais une autre voix fit observer qu’il n’était pas prudent de s’éloigner sans lanterne pour une telle besogne. Peut-être n’était-ce qu’un Libéral noir cherchant l’occasion de planter son couteau dans le ventre d’un honnête homme. Hirsch ne s’attarda pas à en entendre plus long, mais se glissant jusqu’à l’entrée du quai, il se tapit derrière un tas de tonneaux vides.

Il vit arriver, après un certain temps, des gens qui causaient en fumant des cigarettes. Sans même se demander s’ils pouvaient avoir à son endroit quelque intention mauvaise, il courut le long de la jetée et se précipita dans une barque qu’il avait vue amarrée au bout du quai. Dans son frénétique désir de trouver un abri, il se glissa sous le demi-pont, et y resta, plus mort que vif, souffrant une agonie de faim et de soif. Il faillit s’évanouir de terreur, en entendant les voix et les pas des Européens qui escortaient en groupe le trésor, poussé sur les rails, dans un wagonnet, par une poignée de portefaix. Les paroles surprises lui firent comprendre ce dont il s’agissait, mais il se garda bien de bouger, dans la crainte qu’on ne lui interdît de rester sur le bateau. La pensée unique qui le possédait et le torturait, à ce moment-là, c’était de quitter le terrible Sulaco. Mais, maintenant, il déplorait fort sa folie. Il avait entendu la conversation de Nostromo et de Decoud et aurait bien voulu se trouver à terre. Il ne souhaitait nullement se voir mêlé à une aventure redoutable, et dans une situation sans issue. Les gémissements involontaires de son âme torturée avaient révélé sa présence à l’oreille fine de Nostromo.

Les deux hommes le redressèrent à demi, et le calèrent contre un des côtés de la barque ; l’homme poursuivait le récit larmoyant de ses aventures, lorsque sa voix se brisa et sa tête retomba en avant.

— De l’eau, soupira-t-il avec peine.

Decoud lui mit sa gourde aux lèvres. Il revint à la vie avec une rapidité singulière et bondit comme un fou sur ses pieds. Nostromo lui ordonna, d’une voix menaçante et rageuse, de passer à l’avant. Hirsch était de ces hommes que la terreur cingle comme un fouet, et il devait se faire une idée redoutable de la férocité du Capataz. Il fit preuve d’une agilité surprenante, pour disparaître dans l’ombre de l’avant ; on l’entendit grimper sur le tas de prélarts, puis il y eut un bruit sourd de chute et un soupir déchirant. Après quoi, tout redevint tranquille à l’avant de la barque, comme si l’homme se fût tué en tombant sur la tête. Nostromo lança d’une voix menaçante :

— Restez couché, et ne bougez pas un membre. Si je vous entends seulement pousser un soupir trop fort, j’irai vous loger une balle dans le crâne.

La seule présence d’un poltron, même parfaitement passif, apporte dans une aventure périlleuse un nouvel élément d’insécurité traîtresse. L’impatience nerveuse de Nostromo fit place à une morne rêverie. Decoud lui fit observer à mi-voix, comme s’il s’était parlé à lui-même, qu’après tout ce bizarre événement ne modifiait guère la situation. Il ne voyait pas le mal que l’homme aurait pu faire. Tout au plus pouvait-il se montrer gênant, comme un objet inutile et inerte, comme un morceau de bois, par exemple.

— Je regarderais à deux fois à me débarrasser d’un morceau de bois, fit Nostromo avec calme. Un incident imprévu pourrait lui donner de l’utilité. Mais, dans une affaire comme la nôtre, il faudrait jeter par-dessus bord un homme de ce genre. Fût-il même brave comme un lion, nous n’en aurions que faire. Nous ne fuyons pas pour sauver nos vies. Je ne vois pas de honte, Señor, pour un brave, à chercher le salut avec franchise et courage, mais vous avez entendu son histoire, don Martin. C’est un miracle de terreur qui l’a conduit ici…

Nostromo se tut, pour grommeler entre ses dents, un instant après :

— Il n’y a pas de place pour la peur dans notre gabare.

Decoud ne trouva rien à riposter. On ne pouvait évidemment, dans une telle situation, faire montre de scrupule ou de sentimentalité, et un homme affolé par la peur pouvait, de mille façons, se montrer dangereux. Il ne fallait, manifestement, pas songer à parler à Hirsch, à lui faire entendre raison, ou à le persuader d’adopter une ligne de conduite sensée ; l’histoire même de sa fuite en était une preuve péremptoire, et Decoud regrettait cent fois que le pauvre diable ne fût pas mort de terreur. La nature, qui l’avait fait ce qu’il était, semblait avoir malignement calculé la somme d’angoisse qu’il pourrait supporter sans mourir. Une pareille épouvante méritait quelque compassion, et Decoud possédait assez d’imagination pour plaindre le malheureux. Il décida pourtant de ne s’opposer en rien aux décisions de Nostromo ; mais celui-ci ne bougeait pas, et le sort de Señor Hirsch restait suspendu, dans la nuit du golfe, à la merci d’événements que l’on ne pouvait prévoir.

Le Capataz étendit brusquement le bras pour éteindre la chandelle. Il parut à Decoud que le geste de son compagnon venait de détruire le monde d’affaires, de tendresse et de révolutions dont sa supériorité indulgente analysait sans hypocrisie les passions et les mobiles, à commencer par les siens propres.

Il se sentit un peu oppressé ; il était affecté par l’étrangeté de sa situation et, confiant d’ordinaire dans son intelligence, souffrait de se sentir privé de la seule arme dont il pût se servir avec efficacité. Aucune intelligence n’aurait pu percer la nuit du Golfe Placide.

Une seule chose lui paraissait certaine. C’était la vanité présomptueuse de son compagnon. Vanité simple, absolue, naïve et pratique. Decoud, pour se servir de l’homme, s’était efforcé de le bien comprendre, et il avait découvert le mobile invariable qui déterminait les manifestations diverses d’un caractère constant, et faisait, en somme, du Capataz, un être singulièrement simple, mû par une suffisance jalouse et prodigieuse. Mais voici que se présentait une complication : Nostromo était certainement irrité de se voir chargé d’une tâche qui comportait tant de chances d’insuccès.

— Je me demande ce qu’il ferait si je n’étais pas là ? pensait Decoud. Il entendit Nostromo grommeler encore :

— Non ! il n’y a pas de place pour la peur dans cette gabare. Le courage même n’y suffit pas. J’ai l’œil vif et la main ferme, et nul homme ne peut se vanter de m’avoir vu fatigué ou indécis, mais por Dios ! don Martin, à quoi bon une main ferme, un œil vif ou un jugement solide dans une nuit sombre et une affaire de ce genre ?

Puis, dévidant à mi-voix un chapelet de jurons en italien et en espagnol :

— Il n’y a que le désespoir qui puisse nous tirer de là !

Ces paroles contrastaient étrangement avec la paix ambiante et le silence presque palpable du golfe. Une ondée soudaine tomba autour de la barque avec un bruit léger et Decoud ôta son chapeau pour se laisser mouiller la tête. Il se sentit bien rafraîchi, et presque au même moment, une brise furtive lui caressa la joue. La barque se mit en mouvement, mais l’averse la dépassa ; les gouttes cessèrent de tomber sur la tête et les mains du jeune homme, et le bruit s’éteignit dans le lointain.

Nostromo poussa un grognement de satisfaction et, saisissant la barre, il louvoya doucement, comme font les marins, pour donner meilleure prise au vent. Jamais, depuis trois jours, Decoud n’avait moins éprouvé le besoin de ce que le Capataz appelait « désespoir ».

— Il me semble entendre une nouvelle averse, fit-il avec un accent de satisfaction paisible. J’espère qu’elle va nous rejoindre.

Nostromo cessa de gouverner.

— Une nouvelle averse ? fit-il d’un air de doute.

L’obscurité semblait s’être faite moins dense, et Decoud distinguait confusément la silhouette de son compagnon ; la voile elle-même sortait de la nuit comme un bloc carré de neige tassée.

Le bruit que Decoud avait perçu glissait maintenant de plus en plus nettement à la surface de l’eau, et Nostromo reconnut le son, strident, et soyeux à la fois, que fait un vapeur en s’avançant par une nuit calme sur des eaux immobiles. Ce ne pouvait être que le transport capturé, avec les troupes d’Esmeralda. Il ne portait aucun feu, et le bruit de sa machine, plus fort de minute en minute, s’arrêtait parfois complètement, pour reprendre ensuite tout à coup ; il paraissait alors singulièrement plus proche, comme si le vaisseau invisible, dont rien ne pouvait faire nettement préciser la position, s’était dirigé tout droit sur la gabare.

Celle-ci, cependant, cheminait sans bruit, lentement poussée par une brise si faible que c’est seulement en se penchant sur le bordage, et en sentant l’eau glisser entre ses doigts, que Decoud pouvait se rendre compte de son mouvement. La joie de sentir la barque avancer avait dissipé sa somnolence. Au sortir du profond silence, le bruit du vapeur lui paraissait tumultueux et incongru, et il éprouvait une impression troublante à ne pas pouvoir l’apercevoir. Tout à coup, la nuit redevint muette ; le vaisseau s’était arrêté, mais si près d’eux qu’ils sentaient, juste au-dessus de leur tête, les vibrations d’un échappement de vapeur.

— Ils cherchent à reconnaître leur route, souffla Decoud, en se penchant de nouveau pour plonger les doigts dans l’eau. Nous marchons très bien, murmura-t-il à Nostromo.

— On dirait que nous passons par leur travers, fit le Capataz à voix basse. Nous jouons en ce moment une partie où nous risquons notre vie, et il ne nous sert à rien d’avancer. Il ne faut surtout pas que l’on nous voie ou que l’on nous entende. — La tension d’esprit rendait sa voix rauque ; on ne voyait de son visage que la tache blanche des deux yeux, et ses doigts s’enfonçaient dans l’épaule de Decoud. — C’est notre seule chance de voir le trésor échapper à la bande de soldats qui remplit ce bateau. Un autre bâtiment porterait des feux, et vous voyez que celui-là n’a pas le moindre fanal pour montrer sa position.

Decoud restait à demi paralysé ; seule, la pensée vivait frénétiquement en lui. Il revit, en une seconde, le regard désolé d’Antonia, lorsqu’il l’avait laissée au chevet de son père, dans la triste maison Avellanos, où tous les volets étaient clos et toutes les portes ouvertes, et d’où s’étaient enfuis les domestiques, à l’exception d’un vieux portier nègre. Il se rappelait sa dernière visite à l’hôtel Gould, ses instances auprès de l’administrateur, l’attitude impénétrable de Charles Gould, et le visage de madame Gould si pâli par l’anxiété et la fatigue que ses yeux semblaient avoir changé de couleur et paraissaient presque noirs. Dans son esprit passaient des phrases entières de la proclamation qu’il voulait faire lancer par Barrios, dès son arrivée au quartier général de Cayta : c’était le germe du nouvel État, la proclamation séparatiste qu’il avait tenu, avant de partir, à lire hâtivement à don José, étendu sur son lit, sous le regard fixe de sa fille. Le vieux diplomate avait-il compris ? Dieu seul le savait ! Incapable de parler, il avait pourtant soulevé le bras au-dessus de la couverture : sa main s’était agitée comme pour tracer en l’air un signe de croix, geste de bénédiction ou d’assentiment. Decoud gardait encore en poche son brouillon écrit au crayon sur des feuilles volantes qui portaient cet en-tête, en grosses lettres : « Administration de la Mine d’Argent de San-Tomé, Sulaco, République du Costaguana. » Il l’avait rédigé fébrilement, prenant feuille après feuille sur le bureau de Charles Gould. Madame Gould avait plusieurs fois lu ses lignes par-dessus son épaule, mais l’Administrateur, debout, les jambes écartées, n’avait pas même voulu connaître la proclamation, une fois la rédaction terminée. Il avait eu un geste décidé de recul, geste de dédain sans doute, et non de prudence, puisqu’il ne s’était nullement opposé à laisser composer, sur le papier de l’administration, un document aussi compromettant. C’était une preuve nouvelle de son mépris, de ce mépris si anglais, pour toute prudence banale, comme si rien de ce qui sortait du domaine habituel de ses pensées et de ses sentiments n’eût mérité d’être pris en considération. Une ou deux secondes suffirent pour allumer dans le cœur de Decoud une haine furieuse contre Charles Gould, et une colère même contre madame Gould, aux soins de qui, pourtant, il avait tacitement confié son Antonia.

— Plutôt mille fois périr que de devoir son salut à de telles gens, s’écria-t-il en lui-même.

Les doigts de Nostromo, cruellement serrés sur son épaule, le rappelèrent à la réalité.

— L’obscurité nous favorise, murmurait le Capataz à son oreille. Je vais amener la voile et m’en remettre de notre salut à l’ombre du golfe. Nul regard ne nous apercevra, si nous restons immobiles, avec notre mât nu. Je vais le faire tout de suite avant que leur bateau ne soit trop près de nous. Un cri de poulie nous trahirait et ferait tomber le trésor de la San-Tomé aux mains de ces bandits.

Il s’éloigna avec une souplesse de chat, et Decoud n’entendit pas le moindre bruit ; c’est seulement en ne voyant plus la tache blême dans la nuit qu’il comprit que le marin avait baissé la voile avec autant de précautions que si elle eût été de verre. Un instant après, il entendit à son côté le souffle égal du Capataz.

— Ne bougez pas d’une ligne de votre place, don Martin, lui conseilla Nostromo avec autorité. Vous pourriez trébucher, déplacer un objet et faire du bruit. Les rames et les gaffes sont dans le fond du bateau. Sur votre vie, ne faites pas un mouvement. Por Dios, don Martin, poursuivit-il d’un accent résolu mais amical, je me vois dans une telle situation que, si je ne connaissais pas Votre Excellence pour un homme de cœur, capable de faire le mort quoi qu’il arrive, je lui plongerais mon couteau dans la poitrine.

Un silence de tombe enveloppait la gabare. On avait peine à croire qu’il pût y avoir, si près, un vaisseau chargé d’hommes et tant d’yeux qui, du pont, interrogeaient l’ombre, pour y chercher une trace de la terre. La vapeur ne sifflait plus, et le navire était sans doute trop éloigné encore pour qu’aucun autre son parvînt à la barque.

— Je vous crois, Capataz, chuchota Decoud. Mais il n’y a pas lieu de vous inquiéter. J’ai, pour garder le cœur ferme, des raisons plus sérieuses que la crainte de votre couteau. Seulement, avez-vous oublié ?…

— Je vous ai parlé franchement, comme à un homme aussi mal en point que moi-même, expliqua Nostromo. Il faut empêcher les Montéristes de trouver le trésor. J’ai répété trois fois au capitaine Mitchell que je préférais partir seul ; je l’ai dit aussi, à l’hôtel Gould, à don Carlos lui-même. On m’avait envoyé chercher ; les dames étaient là et, lorsque j’ai voulu expliquer pourquoi je ne désirais pas vous emmener, elles m’ont toutes deux promis, pour votre salut, de merveilleuses récompenses. Étrange façon de parler à l’homme que l’on envoie à une mort presque certaine. Ces gens du monde ne semblent même pas capables de comprendre la tâche qu’ils vous demandent d’entreprendre ! Je leur ai dit, pourtant, que je ne pouvais rien pour vous ; vous auriez été plus en sûreté avec le bandit Hernandez ; vous auriez pu quitter la ville sans autre risque que celui d’un coup de feu tiré au hasard dans la nuit. Mais on aurait cru que ces dames étaient sourdes. J’ai dû leur promettre de vous attendre à l’entrée du port, et je vous ai attendu. Et maintenant, grâce à votre courage, vous êtes en sûreté comme le trésor. Ni plus ni moins.

À ce moment même comme pour ajouter un commentaire aux paroles de Nostromo, le vapeur invisible reprit sa route ; il devait marcher à petite allure, à en juger par les battements ralentis de l’hélice. Le bruit indiquait sa position, et il ne paraissait pas se rapprocher, mais s’éloigner plutôt, en avant de la barque. Puis il fit une nouvelle halte.

— Ils cherchent les Isabelles, chuchota Nostromo, pour se diriger en droite ligne sur le port et s’emparer de la Douane, où ils espèrent trouver le trésor. Avez-vous jamais vu Sotillo, le commandant d’Esmeralda ? C’est un bel homme, à la voix douce. Aux premiers temps de mon séjour à Sulaco, je le voyais passer dans la rue, ou s’arrêter devant les fenêtres pour parler aux demoiselles en montrant ses dents blanches. Mais un de mes Cargadores, ancien soldat, m’a dit l’avoir vu faire écorcher vif un paysan, au fond de la plaine, pendant une campagne de recrutement dans les estancias. Il ne s’imaginait pas que la Compagnie pût avoir un homme de taille à déjouer ses projets.

La prolixité du Capataz troublait Decoud. Il y voyait un signe de faiblesse, sans se rendre compte qu’un flot de paroles peut, au même titre qu’un silence morose, être l’indice d’une ferme résolution.

— Sotillo est joué pour le moment, dit-il. Mais avez-vous oublié cet ahuri que nous avons là-bas, à l’avant ?

Nostromo n’avait pas oublié Señor Hirsch et se reprochait amèrement de n’avoir pas soigneusement fouillé la barque avant de quitter le port. Il s’en voulait de ne l’avoir pas, en le découvrant, poignardé et jeté par-dessus bord, sans même regarder son visage. Un tel acte eût convenu au caractère désespéré de l’aventure.

D’ailleurs, en tout état de cause, Sotillo était déjà battu. Car même, à supposer que le misérable Hirsch, pour l’instant muet comme un mort, vînt à trahir, par un bruit quelconque, la présence de la gabare, Sotillo — si c’était bien lui qui commandait les troupes du transport — n’en serait pas moins déçu dans son espoir de rapine.

— J’ai sous la main, gronda rageusement Nostromo, une hache dont trois coups suffiraient à briser, jusqu’à la ligne de flottaison le fond de cette barque. D’ailleurs, elle possède, comme tous les bateaux de ce genre, une trappe dans le plancher ; je sais où la trouver, car je la sens sous la plante de mes pieds.

Decoud discerna, dans ces paroles nerveuses, un accent de résolution sincère qui disait la colère vengeresse du fameux Capataz.

Avant que le vapeur, guidé par un ou deux cris (car l’homme n’en pousserait guère plus, affirmait Nostromo avec un grincement de dents) eût le temps de découvrir la gabare, le Capataz aurait coulé, au fond de l’eau, le trésor qu’on lui avait pendu au cou.

Il avait sifflé ces paroles dans l’oreille de Decoud ; le jeune homme ne répondit rien ; il était parfaitement convaincu. Le calme caractéristique de Nostromo l’avait abandonné. Dans la situation telle qu’il la concevait, la placidité n’était point de mise, et Decoud voyait paraître chez lui une attitude plus sincère et encore inconnue.

Avec d’infinies précautions, le jeune homme ôta son manteau et ses chaussures. Il ne se croyait pas tenu d’honneur à sombrer avec le trésor. Son but, comme le savait le Capataz, était d’aller rejoindre Barrios à Cayta, et il voulait, lui aussi, consacrer à cette aventure toute l’énergie dont il était capable.

— Oui ! oui ! murmura Nostromo. Vous êtes un politicien, Señor. Rejoignez l’armée pour recommencer une nouvelle révolution. Il ajouta que la gabare, comme toutes les embarcations de ce genre, possédait un petit canot de secours qui pouvait contenir deux ou trois hommes. Le leur était à la remorque.

Decoud ignorait ce fait, et la nuit trop dense l’empêchait de voir le canot. Mais lorsque Nostromo lui eut posé la main sur la corde fixée à un taquet du bordage, il se sentit pleinement soulagé. La perspective de se trouver dans l’eau, de nager au hasard dans la nuit, et en cercle sans doute, et de finir par sombrer d’épuisement, lui paraissait révoltante. L’imbécillité cruelle et brutale d’une telle fin ébranlait son insouciante affectation de pessimisme. À côté d’un tel sort, la chance de se voir exposé à la faim et à la soif dans un canot, l’idée même d’une arrestation, d’un emprisonnement et d’une exécution, devenaient autant de dangers anodins dont il valait la peine de courir le risque, même au détriment de son amour-propre. Il n’accepta pas pourtant l’offre de Nostromo, qui l’invitait à passer tout de suite dans le canot.

— Il peut nous arriver quelque chose d’un moment à l’autre, remarqua le Capataz, avec la promesse sincère de détacher la remorque dès que la nécessité s’en imposerait.

Mais Decoud lui déclara, d’un ton léger, qu’il ne voulait monter dans le canot qu’à la dernière minute, et qu’il entendait voir son compagnon y prendre place avec lui. Les ténèbres du golfe n’étaient plus pour lui la fin de toutes choses. Elles faisaient partie du monde vivant, puisque l’on y pouvait sentir poser sur soi la menace d’un échec et de la mort. Mais c’était aussi une protection et Decoud était ravi de leur épaisseur.

— C’est un mur, un véritable mur, constatait-il à voix basse.

Son seul sujet d’inquiétude était la présence de Señor Hirsch. Pourquoi ne l’avoir pas garrotté et bâillonné ? C’était le comble de l’imprudence. Le misérable constituerait, tant qu’il pourrait pousser un cri, une menace perpétuelle. Son abjecte terreur le rendait muet pour l’instant, mais pouvait-on savoir si, pour une raison ou l’autre, il n’allait pas, tout à coup, se mettre à pousser des cris ?

L’excès même de cette épouvante que Decoud et Nostromo avaient reconnue dans ses yeux hagards, et dans l’agitation continuelle et convulsive de sa bouche, protégea Hirsch contre les nécessités cruelles de la situation. Le moment était passé de lui imposer à jamais le silence ; il était trop tard ! remarqua Nostromo. On ne pouvait le faire sans bruit, surtout dans l’ignorance de l’endroit exact où l’homme se cachait. Il était bien risqué d’aller le chercher dans le refuge où il devait être blotti. Il se mettait d’abord à hurler pour demander grâce. Mieux valait le laisser en paix, puisqu’il se tenait si tranquille. Mais la sensation de se trouver à la merci d’un cri du malheureux pesait de plus en plus lourdement sur l’esprit de Decoud.

— J’aurais bien voulu que vous ne laissiez pas passer le moment opportun, Capataz, murmura-t-il.

— Comment cela ? Vous auriez voulu que je le fasse taire à jamais ? J’ai jugé utile de savoir d’abord comment il avait pu arriver ici. C’était si étrange ! Pouvait-on croire que le hasard seul l’eût amené dans notre barque ? Et après, lorsque je vous ai vu lui donner de l’eau à boire, je n’ai plus eu le cœur de faire le nécessaire. Non ! pas après que vous aviez porté la gourde à ses lèvres, comme à votre frère ! Quand on veut se résoudre à des nécessités de ce genre, Señor, il ne faut pas réfléchir trop longtemps. Ce n’eût été d’ailleurs qu’à demi cruel de l’arracher à cette vie de misère. Ce n’est, pour lui, que perpétuelle terreur ! Mais votre compassion l’a sauvé tout à l’heure, don Martin, et maintenant il est trop tard. Non ! nous ne pourrions pas faire la chose sans vacarme.

Un profond silence régnait à bord du vapeur, et la paix était si parfaite que le plus léger bruit eût paru à Decoud devoir se propager sans obstacle, jusqu’au bout du monde. Et si Hirsch venait à tousser ou à éternuer ? L’idée que sa vie pouvait dépendre d’un incident aussi absurde était trop exaspérante pour s’envisager avec ironie. Nostromo, d’ailleurs, semblait s’énerver lui aussi. Il se demandait si le vapeur, jugeant la nuit décidément trop sombre, n’allait pas jeter l’ancre jusqu’à l’aube. Ce risque commençait à lui apparaître comme trop réel. Il avait peur que l’obscurité, jusqu’ici protectrice, ne finît, en fin de compte, par causer sa perte.

C’était bien Sotillo, comme l’avait conjecturé Nostromo, qui commandait à bord du transport. Il ne savait rien des événements survenus à Sulaco au cours des dernières quarante-huit heures, et ignorait aussi que le télégraphiste d’Esmeralda eût pu avertir son collègue. Comme nombre d’officiers de la province, Sotillo avait été gagné à la cause ribiériste par l’idée que les immenses richesses de la Concession Gould devaient être réservées à ce parti. On le comptait au nombre des visiteurs de l’hôtel Gould, où il étalait devant don José ses convictions de Blanco et son désir de réformes, tout en lançant vers madame Gould et Antonia des regards d’honnête franchise. On le connaissait pour fils d’une bonne famille, persécutée et ruinée sous la tyrannie de Guzman Bento, et les opinions qu’il affichait étaient parfaitement conformes à sa naissance et à ses antécédents. Du reste, il était sincère, et c’est avec une absolue bonne foi qu’il exprimait des sentiments généreux, alors que seule régnait sur son esprit cette idée qui lui paraissait pratique et bien fondée que le mari d’Antonia Avellanos ne pouvait manquer d’être traité en ami par la Concession Gould. Il avait même fait miroiter cette perspective aux yeux d’Anzani, pour négocier son sixième ou septième emprunt, dans l’appartement sombre et humide, à barreaux de fer énormes, qu’occupait le commerçant derrière son magasin des Arcades. Il avait fait entendre à Anzani qu’il était dans les meilleurs termes avec cette demoiselle émancipée qui était presque une sœur pour l’Anglaise. Un pied en avant, les poings sur les hanches, il prenait un air avantageux devant Anzani, et le regardait d’un air supérieur.

— Regarde, misérable boutiquier, semblait-il dire, est-ce qu’un homme comme moi pourrait échouer auprès d’une femme quelconque, quand bien même ce ne serait pas une jeune émancipée qui vit dans une liberté scandaleuse ?

À l’hôtel Gould, il adoptait, bien entendu, une attitude toute différente. Il ne montrait plus aucune forfanterie, mais prenait, au contraire, une mine mélancolique. Il se laissait, comme la plupart de ses compatriotes, griser par les belles paroles, surtout par celles qui sortaient de sa propre bouche. Il n’avait d’autre conviction que celle de l’irrésistible puissance de ses avantages personnels, mais cette conviction-là était si bien ancrée en lui que l’arrivée même de Decoud à Sulaco, et son intimité avec les Gould et les Avellanos n’avaient pu l’inquiéter. Il avait, au contraire, tenté de se lier avec ce riche Costaguanien revenu d’Europe, dans l’espoir de lui emprunter bientôt une somme rondelette. Il ne semblait pas avoir, dans la vie, d’autre mobile que la recherche de sommes destinées à satisfaire des goûts dispendieux, auxquels il sacrifiait sans scrupules et sans retenue. Il se croyait passé maître dans l’art de l’intrigue, mais sa corruption avait l’ingénuité d’un instinct. Il avait, par moments aussi, des accès de férocité, soit dans la solitude, soit en certaines occasions particulières, lorsque, par exemple, il se trouvait dans le bureau d’Anzani pour y solliciter un nouvel emprunt.

Il avait fini, à force de hâbleries, par se faire affecter au commandement de la garnison d’Esmeralda. Ce petit port avait son importance, comme point d’arrivée du câble sous-marin, qui mettait la Province Occidentale en rapport avec le monde extérieur et y rejoignait le câble de Sulaco.

Don José avait proposé Sotillo à Barrios, qui répondit avec un gros rire d’ironie brutale :

— Oh ! laissons-le aller là-bas. C’est bien l’homme qu’il faut pour veiller sur le câble, et les dames d’Esmeralda doivent bien avoir leur tour.

Barrios, dont la bravoure était incontestable, ne professait pour Sotillo qu’une médiocre estime.

C’est par le seul câble d’Esmeralda que la mine de San-Tomé pouvait se tenir en rapports constants avec le grand financier dont l’approbation tacite faisait la force du parti ribiériste. Ce parti comptait des adversaires, à Esmeralda même, mais Sotillo avait gouverné la ville avec sévérité et réprimé toutes les manifestations, jusqu’à l’heure où le cours funeste des événements sur le théâtre lointain de la guerre avait imposé à ses pensées une direction nouvelle. Il s’était dit, qu’en somme, la grande mine d’argent était destinée à tomber entre les mains des vainqueurs, mais qu’il fallait se montrer prudent !

Il avait, à cet effet, commencé par adopter une attitude énigmatique et morose à l’endroit de la municipalité ribiériste d’Esmeralda. Peu après, le bruit se répandait — on ne sait comment — que le commandant de la place présidait, au milieu de la nuit, des réunions d’officiers. Cette nouvelle amenait les conseillers à négliger totalement leurs devoirs civiques, et à s’enfermer dans leur logis. Un beau jour enfin, on avait vu une file de soldats emporter, au grand jour, sans vergogne et sans excuses, tout le courrier de Sulaco, arrivé par la route. Ils le portaient à la Place, où Sotillo venait d’apprendre, par Cayta, la défaite définitive de Ribiera.

Tel fut le premier signe manifeste de son changement d’attitude. Bientôt, on put voir des démocrates notoires, qui avaient vécu jusque-là dans la crainte constante de se voir arrêtés, mis aux fers, ou même passés par les verges, entrer et sortir par la grande porte de la Commandancia, où dorment sous leurs lourdes selles les chevaux des ordonnances, tandis que les soldats paressent sur un banc, avec leur uniforme en loques et leur chapeau de paille pointu, et allongent leurs pieds nus au-dehors de la raie d’ombre. Au sommet de l’escalier, une sentinelle toute glorieuse de sa vareuse de serge rouge, trouée aux coudes, toisait d’un air hautain les petites gens qui se découvraient devant lui.

Les projets de Sotillo n’avaient trait qu’à sa sécurité personnelle et à la chance d’un pillage possible de la ville soumise à ses ordres, mais il craignait qu’une adhésion un peu trop tardive ne lui valût, de la part des vainqueurs, qu’une gratitude médiocre. Il avait cru un peu trop longtemps à la puissance de la mine de San-Tomé. La correspondance saisie confirmait ses informations préalables sur la présence d’un gros stock de lingots à la Douane de Sulaco. La possession d’un tel dépôt équivaudrait à une profession de foi montériste, et un service de ce genre ne pourrait manquer d’obtenir sa récompense. Le trésor entre ses mains, il pourrait stipuler des conditions pour ses soldats et pour lui-même. Il n’avait rien su des émeutes de Sulaco, non plus que de l’arrivée du Président, ni de la chaude poursuite menée par Pedrito, le guérillero. Il semblait avoir tous les atouts en main. Aussi commença-t-il par envahir les bureaux du câble sous-marin, et par se saisir du transport gouvernemental, ancré dans l’anse étroite qui forme le port d’Esmeralda. Cet exploit fut facilement accompli par une colonne de soldats qui, d’un seul élan, bondit par les sabords dans le vapeur amarré au quai.

Le lieutenant chargé de l’arrestation du télégraphiste s’arrêta en route devant le seul café d’Esmeralda, pour y faire une distribution d’eau-de-vie à ses hommes et se rafraîchir lui-même aux dépens du propriétaire, ribiériste notoire. Après quoi, les soldats, complètement ivres, se remirent en route, en vociférant et en tirant au hasard des coups de feu dans les fenêtres. Cette petite fête, qui aurait pu avoir des conséquences fâcheuses pour la vie du télégraphiste, finit pourtant par lui permettre d’envoyer son message à Sulaco. Le lieutenant grimpa l’escalier en titubant, sabre en main, pour embrasser un instant après l’opérateur sur les deux joues, avec une de ces brusques sautes d’humeur qui sont l’apanage de l’ivresse. Les deux bras serrés autour de son cou et le visage baigné de larmes d’allégresse, il lui affirmait que tous les officiers de la garnison allaient être nommés colonels. Aussi, un peu plus tard, le major de la garnison trouva-t-il toute la bande ronflant dans les escaliers et les couloirs de la maison, tandis que le télégraphiste, qui avait négligé cette chance de fuite, s’acharnait sur la clef de son manipulateur. Le major l’emmena tête nue, les mains liées derrière le dos, mais n’en cacha pas moins la vérité à Sotillo, qui resta ainsi dans l’ignorance du message passé à Sulaco.

Le colonel n’était pas homme à se laisser arrêter par la nuit la plus sombre. Il était absolument certain de mener à bien le coup de surprise qu’il méditait, et son cœur s’était attaché à sa réalisation avec une impatience effrénée et puérile. Depuis que le vapeur avait doublé la Punta Mala pour pénétrer dans l’ombre plus épaisse du golfe, il restait sur le pont, au milieu d’un groupe d’officiers aussi agités que lui-même. Affolé par les cajoleries et les menaces de Sotillo et de son état-major, le malheureux capitaine du transport apportait à la direction de son navire autant de prudence qu’on le lui permettait, mais chez tous ces officiers, dont certains avaient sans doute bu trop d’eau-de-vie, la perspective de mettre la main sur de prodigieuses richesses suscitait une folle témérité, en même temps qu’une anxiété suprême. Le major du bataillon, vieillard stupide et soupçonneux, qui n’avait jamais mis le pied sur un bateau, crut faire un coup de génie en soufflant tout à coup la lampe de l’habitacle, seule lumière autorisée à bord, comme nécessaire à la direction du navire. Il ne pouvait concevoir qu’elle servît au timonier à trouver sa route. Il répondit aux protestations véhémentes du capitaine en frappant du pied, et en saisissant la poignée de son sabre :

— Ah ! Ah ! je vous ai démasqué, criait-il avec un accent de triomphe. Ma perspicacité vous fait arracher les cheveux de désespoir. Me prenez-vous pour un enfant à qui l’on fait croire qu’une lumière dans une boîte indique le chemin du port ? Je suis un vieux soldat, moi, et je sens les traîtres à une lieue de distance. Vous vouliez que cette lueur trahisse notre approche aux yeux de votre ami l’Anglais. Une affaire comme cela, indiquer le chemin ! Quel mensonge misérable ! que picardia ! Vous autres, gens de Sulaco, vous êtes tous à la solde de ces étrangers. Vous mériteriez que je vous passe mon sabre à travers le corps.

Les autres officiers, pressés autour de lui, tentaient de calmer son indignation avec des paroles conciliantes :

— Non, non ! major, il n’y a point là de traîtrise ! C’est bien un instrument de marine.

Le capitaine du transport se jeta sur le pont, à plat ventre, et refusa de se relever :

— Finissez-en tout de suite avec moi, répétait-il d’une voix éteinte.

Sotillo dut intervenir, mais le vacarme et la confusion étaient devenus tels sur le pont que le timonier lâcha sa barre. Il courut se réfugier dans la chambre des machines et sema l’alarme parmi les mécaniciens. Ceux-ci, sourds aux menaces des soldats commis à leur surveillance, arrêtèrent les machines, en déclarant qu’ils préféraient le risque d’être fusillés tout de suite à celui d’un naufrage et à la noyade.

Telle était la cause du premier arrêt du vapeur entendu par Decoud et Nostromo. Une fois l’ordre rétabli et rallumée la lampe de l’habitacle, le transport se remit en route à la recherche des Isabelles et passa loin de la barque. Mais on ne pouvait reconnaître les îlots et, devant les supplications du malheureux capitaine, Sotillo consentit à laisser à nouveau arrêter les machines pour attendre une de ces éclaircies relatives qu’amenait, de temps en temps, au-dessus du golfe, l’allègement du lourd dais de nuages.

Sur le pont, Sotillo s’adressait parfois d’un ton de menace au capitaine. Humble et rampant, celui-ci s’excusait et suppliait le colonel de vouloir bien reconnaître que l’obscurité d’une telle nuit imposait des limites aux facultés humaines. Sotillo bouillait de rage et d’impatience, en sentant que sa vie se jouait en cet instant.

— Si vos yeux ne vous servent pas mieux que cela, je les ferai arracher, hurlait-il.

Le capitaine ne répondit pas, car à ce moment même, la masse de la Grande Isabelle s’estompait confusément, un instant découverte par la fuite d’un nuage ; elle s’effaça aussitôt, comme balayée par une vague d’obscurité plus dense, annonciatrice d’une nouvelle averse.

Mais cette vision brève suffisait ; le capitaine parut revenir à la vie et déclara d’une voix affermie au colonel que, dans une heure, son bateau serait amarré au quai ; il le fit mettre en pleine vitesse et un grand brouhaha s’éleva sur le pont, parmi les soldats, pour les préparatifs du débarquement.

Decoud et Nostromo perçurent nettement ce bruit, dont le Capataz comprit la signification : le transport avait trouvé les Isabelles et se dirigeait maintenant tout droit vers Sulaco. Il allait sans doute passer près d’eux, mais en restant tout à fait immobiles, avec la voile baissée, ils avaient des chances de n’être pas aperçus.

— Non, même pas s’ils se frottaient contre nous, chuchota Nostromo.

La pluie se remit à tomber, simple brume d’abord, dont les gouttes peu à peu alourdies finirent par former une grosse averse ; elle tombait perpendiculairement, mais n’empêchait pas d’entendre, de plus en plus proches, les sifflements de la vapeur et les coups sourds des pistons. Les yeux pleins d’eau et la tête baissée, Decoud se demandait si le navire n’allait pas bientôt les dépasser lorsqu’il sentit, tout à coup, la gabare faire une embardée terrible. Il y eut un craquement de bois et un choc effroyable, tandis qu’une vague d’écume bondissait par-dessus l’arrière. Decoud eut l’impression qu’une main furieuse s’appesantissant sur l’embarcation l’entraînait à l’abîme. Renversé par le choc, il roula au fond du bateau avec un paquet d’eau salée. Il entendit, près de lui, un vacarme violent ; une voix étrange lança dans la nuit, au-dessus de sa tête, des exclamations de stupeur, Hirsch appelait à l’aide, à cris perçants. Il garda cependant les dents résolument serrées.

C’était une collision !

Le vapeur avait frappé obliquement la gabare qui, sous le choc, avait donné de la bande au point de presque chavirer. Il lui avait arraché un morceau de bordage, et l’avait redressée parallèlement à sa propre direction. La secousse fut à peine ressentie à bord du vapeur ; toute la violence du choc, comme d’habitude, avait été pour le plus petit des deux bateaux. Nostromo lui-même crut que sa terrible aventure allait se terminer là. Il avait été également arraché à la barre qui avait cédé sous le choc. Le vapeur aurait, d’ailleurs, filé tout droit, en laissant, après l’avoir ainsi jetée hors de sa route, la gabare flotter ou sombrer à son gré ; il ne se serait même pas douté de sa présence, si le poids des marchandises et le nombre des passagers qui l’alourdissaient n’avaient fait tomber son ancre assez bas pour accrocher au passage un des haubans métalliques qui fixaient le mât de l’embarcation. Le filin tout neuf soutint l’effort brutal pendant quelques secondes et Decoud eut le temps de haleter deux ou trois fois d’angoisse, en sentant la barque entraînée vers la destruction par une force irrésistible. Il ne pouvait, bien entendu, s’expliquer la cause de ce mystère ; tout se passa d’ailleurs si rapidement qu’il n’eut pas le temps d’y réfléchir. Ses sensations n’en restaient pas moins singulièrement précises, et il gardait un empire total sur lui-même ; il constatait même avec satisfaction son calme parfait devant la perspective d’être précipité, tête la première, par-dessus bord, et de se voir dans l’obligation de se sauver à la nage. Au moment où il essayait de se remettre debout, toujours avec cette impression d’être entraîné à travers les ténèbres par une force inconnue, il avait entendu les cris de Señor Hirsch, mais lui-même n’avait pas laissé échapper un mot, ni une exclamation.

Il n’eut le temps de se rendre compte de rien. Les hurlements de désespoir et les objurgations de Hirsch s’étaient à peine élevés que la traction cessait ; ce fut si brusque que Decoud trébucha, les bras en croix et tomba en avant sur la pile des caisses du trésor. Il s’y cramponna instinctivement, dans la crainte vague d’une secousse, et entendit immédiatement une nouvelle série d’appels prolongés et désespérés ; ces cris ne semblaient plus sortir de la barque, mais venaient manifestement d’une certaine distance. Ils s’éloignaient de plus en plus, comme si un esprit de la nuit se fût raillé de la terreur et du désespoir de Señor Hirsch.

Puis tout redevint paisible, paisible comme l’ombre que le dormeur scrute de son lit, au sortir d’un rêve bizarre et agité. La gabare roulait doucement et la pluie tombait toujours. Deux mains derrière lui palpèrent à tâtons les flancs endoloris de Decoud, et la voix du Capataz lui chuchota dans l’oreille :

— Silence ! Sur votre vie, silence ! Le vapeur est arrêté !

Decoud tendit l’oreille : le golfe restait muet. Il sentit l’eau monter presque à ses genoux.

— Est-ce que nous sombrons ? demanda-t-il dans un souffle.

— Je n’en sais rien, répondit de même Nostromo, mais ne faites pas le moindre bruit.

Hirsch, en obtempérant à l’ordre de Nostromo, et en regagnant l’avant de la gabare, n’était pas retourné à sa première cachette. Tombé près du mât, il n’avait pas eu la force de se relever ; d’ailleurs, l’idée de faire un mouvement l’épouvantait. Il se tenait pour mort, mais sans raisonner cette idée qui ne formait en lui qu’une sensation cruelle et terrifiante. Lorsqu’il voulait réfléchir à ce qui pourrait lui arriver, ses dents se mettaient à claquer violemment. Il était trop absorbé par sa terreur abjecte pour faire attention à quoi que ce fût.

Il étouffait sous la voile que Nostromo avait, à son insu, abaissée sur lui, mais il n’avait même pas osé bouger la tête jusqu’au moment de la collision. Ce danger nouveau parut pourtant, comme par miracle, lui rendre toute sa vigueur physique et le fit bondir sur ses pieds, tandis que la trombe lancée par le transport lui descellait les lèvres. Son cri « À moi ! » fut, pour les passagers du vapeur, la première indication précise de l’abordage. L’instant d’après, le hauban se rompit et laissa filer l’ancre qui balaya l’avant de la gabare. Elle vint toucher Hirsch et le malheureux, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, la saisit étroitement et s’agrippa, des pieds et des mains, à sa barre verticale avec une ténacité instinctive et invincible.

La gabare disparut et le vapeur poursuivit sa route emportant Hirsch qui s’accrochait désespérément et appelait à l’aide. Ce ne fut pourtant qu’après un certain temps, et lorsque le transport se fut arrêté, que l’on s’aperçut de sa position. On avait cru d’abord que ses cris forcenés étaient poussés par un homme à la mer. À la fin, deux marins, penchés sur l’avant, le hissèrent à bord et le menèrent à Sotillo, sur la dunette.

Son interrogatoire confirma l’impression de l’équipage, qui pensait avoir éventré et coulé une barque quelconque, mais il ne fallait pas songer, par une nuit si sombre, à chercher les débris flottants d’une épave. Sotillo se sentait plus que jamais désireux de gagner le port sans perdre une minute ; l’idée qu’il eût pu détruire l’objet principal de son expédition lui paraissait trop intolérable pour être admissible, et ce sentiment lui rendait plus incroyable encore l’histoire de Señor Hirsch. Celui-ci fut jeté dans la chambre de garde, après avoir subi une légère bastonnade pour avoir raconté des mensonges.

Légère seulement ! Son récit avait enlevé tout courage aux officiers de l’état-major, bien qu’ils répétassent, en présence de leur chef : — C’est impossible ! Impossible ! Seul, le vieux major triomphait, et d’un ton morose :

— Je vous l’avais dit ! Je vous l’avais dit ! grommelait-il. Je sentais d’une lieue une trahison, une canaillerie quelconque !

Cependant, le vapeur poursuivait sa route vers Sulaco, où seulement l’on pourrait tirer l’affaire au clair. Decoud et Nostromo entendirent s’atténuer puis s’évanouir le battement bruyant de l’hélice. Sans paroles oiseuses, ils s’employèrent aussitôt à gagner les Isabelles.

La dernière averse avait amené une brise douce mais soutenue. Cependant, tout danger n’était pas écarté, et l’on n’avait pas le temps de bavarder. La gabare faisait eau comme une écumoire, et les deux hommes s’éclaboussaient à chaque pas.

Le Capataz plaça entre les mains de Decoud le levier d’une pompe fixée au bordage d’arrière, et aussitôt, sans une observation et sans une question, oublieux de tout désir, sauf de celui de sauver le trésor, le jeune homme se mit à pomper. Nostromo hissait la voile, courait à la barre, halait la toile de toute sa force. L’éclat furtif d’une allumette (que le Capataz bien que tout trempé avait pu garder sèche dans une boîte imperméable) fit apercevoir à Decoud, acharné à sa tâche, le visage ardent de son compagnon, et son regard attentif dirigé sur la boussole. Il savait maintenant où il était et espérait échouer sur le rivage sa barque alourdie. Il la dirigeait vers une petite anse sans fond, formée à l’extrémité de la Grande Isabelle par un ravin abrupt et fourré qui divise en deux parties égales cette rive élevée et taillée à pic.

Decoud pompait sans répit, et Nostromo gouvernait, sans suspendre une seconde l’effort de son regard perçant. Chacun d’eux s’acharnait à sa tâche, comme s’il avait été seul, et ils ne songeaient pas à parler. Il n’y avait plus entre eux de commun que la notion du lent mais inéluctable naufrage de leur embarcation.

Cependant, cette perspective même, suprême épreuve pour leurs rêves, les laissait parfaitement étrangers l’un à l’autre comme si la secousse de la collision avait éclairé leurs esprits, et leur avait montré la signification différente que devait avoir pour chacun d’eux la perte de l’embarcation. Le péril partagé leur faisait nettement apparaître les divergences absolues de leurs buts et de leurs points de vue, les différences de leur caractère et de leur situation.

Il n’y avait entre eux aucun lien de conviction ou de pensée commune. Ils étaient simplement deux aventuriers lancés chacun à la poursuite de son propre rêve, exposés au même péril mortel. Qu’auraient-ils donc trouvé à se dire ? Pourtant ce péril même, cette unique et incontestable certitude qui pesait sur eux deux, semblait leur insuffler une vigueur nouvelle de corps et d’esprit. Il y eut certainement quelque chose de quasi miraculeux dans la façon dont le Capataz sut diriger sa barque vers la crique, sans autre guide que l’ombre confuse de l’îlot et le vague reflet d’une étroite bande de sable. Il échoua la gabare à l’endroit où le ravin s’ouvre entre deux falaises et où un maigre ruisseau émerge des buissons pour se perdre, en serpentant, dans la mer.

Avec une inébranlable et farouche énergie, les deux hommes se mirent à décharger la précieuse cargaison ; ils suivaient le lit du ruisseau et portaient au-delà des massifs de buissons les caisses du trésor, vers une sorte de trou creusé dans le sol, entre les racines d’un gros arbre dont le tronc lisse s’inclinait comme une colonne croulante, par-delà le filet d’eau qui courait entre les pierres déchaussées.

Deux ans auparavant, Nostromo avait consacré tout un dimanche solitaire à l’exploration de l’îlot, ainsi qu’il l’expliqua à Decoud, une fois leur besogne achevée. Les membres rompus, ils s’étaient assis sur la berge, le dos à l’arbre et les jambes pendantes, comme deux aveugles à qui un sixième sens indéfinissable aurait permis de percevoir leur présence réciproque ainsi que les objets qui les entouraient.

— Oui, reprit Nostromo, je n’oublie jamais un endroit, après l’avoir bien vu.

Il parlait lentement, presque paresseusement, comme s’il avait eu devant lui toute une vie de loisir, au lieu de deux pauvres heures avant le lever du jour.

L’existence du trésor, à peine caché, mais que nul ne s’aviserait de chercher en un tel heu, allait imposer une allure de mystère à toutes ses démarches, à tous ses projets, à tous ses plans d’avenir. Il avait conscience du demi-insuccès de la tâche redoutable que lui avait fait confier un prestige chèrement acquis. C’était pourtant aussi un demi-succès dont sa vanité se satisfaisait en partie. Son irritation nerveuse était tombée.

— On ne sait jamais ce qui peut être utile, poursuivait-il avec le calme habituel de sa voix et de ses gestes. J’ai passé tout un malheureux dimanche à explorer cette miette d’îlot.

— C’est une occupation de misanthrope, grommela malignement Decoud. Vous ne deviez pas avoir d’argent à jouer ou à jeter aux filles chez qui vous fréquentez d’ordinaire, Capataz.

E vero ! s’écria Nostromo, ramené par la surprise d’une telle perspicacité à l’usage de sa langue natale. Je n’avais pas le sou et je ne voulais pas me risquer parmi ce peuple de mendiants habitués à ma générosité. C’est une qualité nécessaire chez un Capataz de Cargadores, car les Cargadores sont, pour ainsi dire, les richards et les caballeros du peuple. Les cartes, pour moi, ne sont qu’un passe-temps, et quant à ces filles qui se vantent d’ouvrir leur porte à mon appel, vous savez que je n’en regarderais pas une seule deux fois, sans l’idée de l’opinion publique. Ils sont curieux, les braves gens de Sulaco, et j’ai obtenu bien des informations précieuses rien qu’en écoutant le bavardage des femmes dont on me croyait amoureux. C’est ce que la pauvre Teresa n’a jamais pu comprendre. Le dimanche dont je vous parle, elle avait tant grondé que j’avais quitté la maison, en jurant de n’en jamais franchir à nouveau la porte que pour chercher mon hamac et mon coffre à effets. Il n’y a rien de plus exaspérant pour un homme, Señor, que d’entendre une femme qu’il respecte se gausser de son prestige quand il n’a pas un sou vaillant. J’ai détaché l’un des canots et j’ai ramé jusqu’à cet îlot, sans rien en poche que trois cigares, pour m’aider à tuer le temps. Mais l’eau du ruisseau que vous entendez couler sous vos pieds est fraîche et douce, et m’a paru bonne avant et après mes cigares.

Il ajouta pensivement, après un instant de silence.

— C’était le dimanche qui suivait notre expédition avec le riche Anglais à favoris blancs. Je lui ai fait faire tout le chemin de montagne depuis le Paramo, au bout de la passe de l’Entrada, et dans la voiture, encore. De mémoire d’homme, on n’avait vu voiture monter ou descendre par cette route ; il a fallu que je m’y emploie avec cinquante hommes qui, sous ma direction, maniaient comme un seul homme leurs cordes, leurs pioches et leurs perches. C’était le riche Anglais qui, selon le dire général, paye la construction du chemin de fer. Il s’est montré très content de moi. Mais mon salaire ne tombait qu’à la fin du mois.

Il se laissa tout à coup glisser sur la berge. Decoud entendit le bruit de ses pieds dans le ruisseau et suivit ses pas qui descendaient le ravin. Sa silhouette se perdit dans les buissons, puis réapparut confusément sur la bande de sable qui bordait la falaise. Comme il arrive souvent sur le golfe, lorsque les averses ont été fréquentes et abondantes dans la première moitié de la nuit, l’obscurité se faisait moins opaque aux approches du matin, sans que parût encore, d’ailleurs, aucune trace de jour.

Tirée sur le sable, la gabare, soulagée du poids de sa précieuse cargaison et à demi à flot, roulait doucement. Sur la grève blanche passait obliquement, comme un fil de coton noir, la longue corde du grappin que Nostromo avait tiré de la barque pour le fixer, à l’embouchure même du ravin, aux troncs d’un buisson arborescent.

Decoud n’avait plus qu’à rester sur l’îlot. Nostromo lui donna toutes les provisions que la prévoyance du capitaine Mitchell avait entassées à bord de la gabare. Il les déposa provisoirement dans le canot qu’ils avaient halé sur le rivage en débarquant et caché dans les fourrés. Il le laissait à Decoud, pour qui l’îlot devait être un refuge et non pas une prison, afin qu’il pût aborder le premier navire qu’il verrait passer. Les paquebots de la Compagnie O.S.N. longeaient le groupe des îles pour entrer dans le port de Sulaco, en venant du Nord. Seulement, la Minerve avait, en même temps que l’ex-Président, emporté là-haut la nouvelle des émeutes. Peut-être allait-on interdire au prochain vapeur l’escale de Sulaco, puisque la ville, au dire des officiers de la Minerve était en ce moment aux mains de la canaille. Il pourrait donc se passer tout un mois sans que Decoud vît aucun paquebot postal, mais c’était pour lui une chance à courir ; l’îlot était son seul asile contre la proscription suspendue sur sa tête.

Le Capataz allait naturellement retourner à Sulaco. La gabare, délestée, ne prenait plus trop l’eau et Nostromo espérait la tenir à flot jusqu’au port.

Il tendit à Decoud, debout dans la mer à côté de la barque, et trempé jusqu’aux genoux, l’une des deux pioches qui faisaient partie de l’équipement de chaque gabare et servaient à charger du lest pour les navires. Une masse de terre et de pierres surplombait la cavité où ils avaient caché le trésor. Decoud pourrait, dès qu’il y aurait assez de jour, la faire tomber en maniant son outil avec précaution, et lui donner un air d’éboulis naturel ; ce serait le moyen, non seulement de combler l’orifice, mais encore d’effacer toute trace de leur besogne, marques de pas, pierres déchaussées et buissons écrasés.

— Qui songerait, d’ailleurs, à venir chercher ici le trésor ou vous-même ? poursuivit Nostromo, comme s’il n’avait pu s’arracher à la grève. Il est peu probable que personne aborde jamais sur cette miette de terre : que viendrait y chercher un homme qui peut trouver, sur le continent, de la place pour ses pieds ? Les gens ne sont pas curieux dans ce pays. Il n’y a même pas de pêcheurs qui puissent venir déranger Votre Excellence. Toute la pêche du golfe se fait, là-bas, près de Zapiga. C’est un village de voleurs et d’assassins, qui vous couperaient proprement la gorge, pour s’emparer de votre montre et de votre chaîne d’or. Regardez à deux fois, d’ailleurs, avant de vous fier à qui que ce soit, même aux officiers de la Compagnie, au cas où vous pourriez aborder un de ces vapeurs. L’honnêteté des gens n’est pas une garantie suffisante. Il faut y joindre discrétion et prudence. Souvenez-vous toujours, avant d’ouvrir la bouche pour dire notre secret, que ce trésor peut rester ici, sans aucun risque, pendant des centaines d’années… Il a le temps pour lui, Señor, et l’argent est un métal incorruptible, que l’on peut s’attendre à voir éternellement garder sa valeur… Un métal incorruptible, répéta-t-il, comme si cette idée lui avait causé une joie profonde.

— Incorruptible, comme sont censés l’être certains hommes, prononça Decoud, avec un accent d’indéfinissable ironie, tandis que le Capataz, occupé à vider la gabare avec une écope de bois, jetait l’eau par-dessus bord, à grands coups réguliers.

Dans son incorrigible scepticisme, Decoud se disait, sans amertume, mais à tout prendre avec satisfaction, que ce qui rendait cet homme incorruptible, c’était sa prodigieuse vanité, cette forme parfaite de l’égoïsme qui peut se parer du masque de toutes les vertus.

Nostromo interrompit sa besogne et laissa brusquement tomber son écope au fond du bateau, comme s’il eût été frappé d’une pensée soudaine.

— Voulez-vous me charger de quelque message ? demanda-t-il en baissant la voix. Vous comprenez que l’on va me poser des questions…

— Vous saurez trouver les paroles d’espoir à dire aux gens de la ville. Je m’en remets, pour cela, à votre intelligence et à votre expérience, Capataz. Vous comprenez ?

— Oui, Señor, je verrai ces dames.

— Oui, oui, répliqua nerveusement Decoud. Votre prestige leur fera attacher une grande valeur à vos paroles. Faites donc attention à ce que vous direz. J’espère, poursuivit-il avec cette nuance de dédain pour lui-même qu’il trouvait toujours dans sa nature complexe, j’espère pour ma mission une heureuse et glorieuse issue. Entendez-vous, Capataz ? Souvenez-vous de ces mots-là : heureuse et glorieuse, en vous adressant à la Señorita. Votre mission à vous est accomplie heureusement et glorieusement. Vous avez incontestablement sauvé l’argent de la mine, non pas seulement ce trésor que nous avons là, mais sans doute tout l’argent qui en sortira à l’avenir.

Nostromo perçut l’ironie de ses paroles.

— Je le crois, Señor don Martin, fit-il d’un ton bourru. Il y a bien peu de choses que je ne puisse faire (demandez à ces caballeros étrangers), moi, l’homme du peuple, qui ne sais pas toujours comprendre ce que vous dites. Mais pour ce qui est du trésor que je dois laisser ici, je l’aurais senti bien plus en sûreté, permettez-moi de vous le dire, si vous n’étiez pas venu avec moi.

Decoud laissa échapper une exclamation et il y eut un instant de silence.

— Voulez-vous donc que je retourne avec vous à Sulaco ? demanda-t-il d’un ton irrité.

— Voulez-vous donc que je vous tue ici même d’un coup de couteau ? rétorqua Nostromo avec mépris. Cela vaudrait autant que de vous emmener à Sulaco. Écoutez, Señor. Votre réputation est liée à la politique, comme la mienne est liée au sort de cet argent. Ne vous étonnez donc pas que j’aie pu désirer n’avoir personne pour partager mon secret. Je ne voulais emmener personne, Señor.

— Mais, sans moi, vous n’auriez pu garder la gabare à flot, cria Decoud, et vous auriez sombré avec elle.

— Oui, murmura lentement Nostromo. Tout seul.

« Cet homme-là, se dit Decoud, aurait mieux aimé mourir que de voir ternir l’image rêvée par son parfait égoïsme. C’est un homme sûr. »

Et il aida silencieusement le Capataz à reporter le grappin à bord. D’un seul coup du lourd aviron, Nostromo repoussa la barque qui glissa sur la berge déclive, et Decoud se trouva seul sur la grève comme un homme plongé dans un rêve. Un désir brusque le prit au cœur, d’entendre une fois encore une voix humaine. Déjà la barque se confondait à demi avec l’eau sombre sur laquelle elle flottait.

— Que croyez-vous que soit devenu Hirsch ? cria-t-il.

— Tombé par-dessus bord et noyé, répondit avec conviction Nostromo, déjà perdu dans la masse d’ombre qui confondait, autour de l’îlot, la terre et le ciel. Ne vous écartez pas du ravin, Señor. Je tâcherai de venir vous voir dans un jour ou deux.

Un léger frémissement perçu par Decoud lui indiqua que Nostromo hissait la voile. Elle se gonfla d’un seul coup, avec un bruit sec de tambour. Le jeune homme regagna le ravin.

Nostromo, debout à la barre, tournait de temps en temps la tête vers la masse de la Grande Isabelle qui s’estompait peu à peu, et finit par se fondre dans la nuit uniforme. Ses yeux, une fois encore, ne rencontrèrent plus que l’obscurité totale, comme un mur massif.

Il éprouva alors, lui aussi, le sentiment de lourde solitude qui avait accablé Decoud, à voir la barque s’éloigner du rivage. Mais, chez l’homme de l’îlot, cet accablement se traduisait par un sentiment bizarre d’irréalité qui affectait le sol même où se posaient ses pieds, tandis que l’esprit du Capataz s’attachait avec ardeur aux problèmes du lendemain.

Les facultés de Nostromo, toutes tendues vers le même but, lui permirent de tenir la barre, de se méfier de l’Hermosa, qu’il devait effleurer au passage, et d’imaginer ce qui se passerait le lendemain à Sulaco.

C’est le lendemain, ou plutôt ce jour même, car l’aube était prochaine, que Sotillo apprendrait comment le trésor avait disparu. On avait employé quelques Cargadores pour le charger à la Douane sur un wagon de la Compagnie, et pour pousser le wagon au bout de la jetée. On ferait des arrestations et Sotillo saurait certainement avant midi le mode d’enlèvement de l’argent et le nom de celui qui l’avait emporté.

Nostromo avait eu d’abord l’intention de gagner tout droit le port, mais, à cette pensée, il donna un léger coup de barre pour échapper un peu au vent et modérer l’allure rapide de sa barque. Sa réapparition avec cette gabare risquait de soulever les soupçons, de motiver les conjectures et de mettre Sotillo sur la piste du trésor.

On l’arrêterait, et une fois dans le Calabozo, qui sait les traitements qu’on lui infligerait pour le faire parler ? Il avait confiance en lui-même, mais mieux valait se méfier.

Il regarda autour de lui : tout près de la barque, Hermosa étalait sa surface blanche, plate comme une table au ras de l’eau ; la mer, soulevée par le vent, se brisait brusquement contre ses bords. Il fallait couler la gabare sur place.

Elle était déjà à demi pleine d’eau. Il la laissa dériver, au gré du vent, vers l’entrée du port, lâcha la barre et s’accroupit pour détacher la cheville du fond. Il savait qu’une fois le trou débouché, la gabare s’emplirait très vite, et que le poids de l’eau, ajouté à celui de la ferraille dont elle était lestée, la ferait couler facilement.

Lorsqu’il se redressa, le bruit du ressac s’éteignait dans le lointain, autour de l’Hermosa, et il prouvait distinguer l’ombre de la terre, près de l’entrée du port. L’aventure était redoutable, et il était bon nageur. Un mille de mer ne l’effrayait guère et il connaissait un bon point d’atterrissage, juste au droit des terrassements du vieux port abandonné. L’idée lui vint à l’esprit, avec une singulière insistance, que ce port constituerait un endroit parfait pour y dormir tout le jour, après tant de nuits sans sommeil.

D’un coup violent de la barre, démontée à cet effet, il fit sauter la cheville, mais sans prendre la peine d’abaisser la voile. Il laissa l’eau monter rapidement le long de ses jambes, avant de sauter sur la lisse d’arrière. Là, tout droit et immobile, vêtu seulement de sa chemise et de son pantalon, il attendit. Lorsqu’il sentit la barque s’enfoncer, il bondit très loin, en soulevant bruyamment l’eau autour de lui.

Il tourna aussitôt la tête. L’aube blême et nuageuse tombée des montagnes lui montra, sur l’eau calme, le coin supérieur de la toile, triangle sombre de toile mouillée qui se balançait lentement. Il la vit disparaître comme si elle avait été brusquement tirée sous la mer. Il se dirigea alors vers le rivage.



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