Nostromo/Deuxième partie/Chapitre IV

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Deuxième partie
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Peut-être était-ce l’exercice de cette profession qui l’avait conduit sur le port pour assister au départ des troupes : le Porvenir du surlendemain ne pouvait manquer de relater l’événement. Pourtant son rédacteur, appuyé contre le landau, ne semblait rien regarder. Devant l’entrée de la jetée, une compagnie d’infanterie était disposée sur trois rangs, et quand la foule les serrait de trop près, les soldats abaissaient brutalement, et avec grand vacarme, la pointe de leurs baïonnettes ; ce mouvement faisait reculer en masse les spectateurs, jusque sous le nez des grandes mules blanches. Malgré le déploiement de foule, on n’entendait qu’un murmure étouffé et confus. La poussière formait un nuage brun, où paraissaient çà et là, émergeant depuis les hanches au-dessus de la foule, des cavaliers dont les yeux regardaient tous du même côté. Chacun d’eux, ou presque, avait pris en croupe un camarade qui s’accrochait des deux mains à ses épaules pour se tenir en équilibre, et les bords confondus de leurs deux chapeaux formaient un disque unique, surmontant un double visage et coiffé d’un double cône pointu. Un mozo lançait, d’une voix enrouée, quelques paroles à un ami, reconnu parmi les soldats, et une femme jetait tout à coup le mot : « Adios !  », suivi d’un nom de baptême.

Le général Barrios, vêtu d’une vieille tunique bleue et de pantalons blancs serrés à la cheville qui tombaient sur d’étranges bottines rouges, gardait la tête nue ; légèrement voûté, il s’appuyait sur un gros bâton.

— Non ! il avait conquis assez de gloire militaire pour rassasier le plus exigeant des hommes, répétait-il avec insistance à madame Gould, en s’efforçant de mettre, dans son attitude, un certain air de galanterie. De rares poils noirs tombaient de sa lèvre supérieure ; il avait un nez proéminent, une mâchoire osseuse et longue ; un carré de taffetas noir recouvrait l’un de ses yeux, tandis que l’autre brillait, petit et profondément enfoncé, et se tournait, avec une amabilité vague, dans toutes les directions.

Les quelques Européens, tous hommes, qui s’étaient instinctivement groupés autour de l’équipage de madame Gould, trahissaient, par l’expression solennelle de leurs visages, leur conviction que le général avait bu trop de punch au club Amarilla. C’était du punch suédois, importé en bouteille par Anzani, que le général avait absorbé avec son état-major, avant de partir pour le port en un galop furieux. Mais madame Gould se penchait vers lui, très calme, en affirmant sa certitude d’une nouvelle moisson de gloire qui attendait le général, dans un avenir très proche.

— Mais, Señora, protestait-il sur un ton de conviction profonde, quelle gloire voulez-vous qu’il y ait, pour un homme comme moi, à triompher de cet embustero chauve, à la moustache teinte ?

Pablo Ignacio Barrios, fils d’un alcade de village, général de division et commandant en chef du District Militaire Occidental, ne se montrait guère dans la haute société de la ville. Il préférait les petites réunions d’hommes, où il pouvait, sans façon, raconter ses histoires de chasses au jaguar, et se vanter de sa force au lasso, avec lequel il accomplissait des prouesses remarquables, de celles « que ne tenterait aucun homme marié », selon l’expression des llaneros ; il abondait en récits d’étranges chevauchées nocturnes, de rencontres avec des buffles sauvages, de combats contre des crocodiles, d’aventures dans les forêts profondes, de traversées de torrents impétueux. Et ce n’était pas un simple désir de vantardise qui poussait le général à raconter ses souvenirs, mais un amour sincère de cette vie sauvage qu’il avait menée au temps de sa jeunesse, avant de tourner pour toujours le dos au toit de chaume de la tolderia paternelle, perdue au milieu des bois. Il était allé jusqu’au Mexique, et s’était battu « aux côtés de Juarez » (comme il le disait), contre les Français. Il était le seul officier du Costaguana qui eût jamais combattu des troupes européennes, et cette considération jetait sur son nom un grand lustre, qu’avait seule pu éclipser la jeune étoile de Montero. Il avait, toute sa vie, été joueur effréné. Il ne craignait pas de faire allusion à une histoire bien connue : au cours d’une campagne où il commandait une brigade, il avait passé la nuit précédant une bataille à jouer au monte avec ses colonels. Perdant successivement ses chevaux, ses pistolets, son harnachement et jusqu’à ses épaulettes, il avait fini par envoyer sous escorte, dans une ville de l’arrière, son épée (une épée d’honneur à poignée d’or, objet d’une souscription), pour l’engager moyennant cinq cents pesetas, chez une boutiquière endormie et terrorisée. Au petit jour, il ne lui restait plus un sou de cette somme, et il s’était contenté de dire, en se levant tranquillement :

— Et maintenant, allons nous battre à mort !

De ce jour, il s’était aperçu qu’un général peut très bien mener ses troupes au combat avec une simple canne à la main.

— C’est ce que j’ai toujours fait depuis, ajoutait-il.

Il était éternellement criblé de dettes, et même dans ses périodes de splendeur, lorsqu’au cours de ses divers avatars de général costaguanien, il exerçait de hauts commandements militaires, ses uniformes dorés étaient presque toujours en gage chez quelque commerçant. Si bien qu’à la longue, pour éviter les difficultés incessantes soulevées par l’anxiété de ses créanciers, il avait fini par adopter, au mépris des parures militaires, la mode des vieilles tuniques râpées, qui était devenue chez lui comme une seconde nature. Malgré quoi, le parti auquel se ralliait Barrios n’avait pas à craindre de sa part de trahison politique. Il avait trop l’âme du vrai soldat pour consentir à l’ignoble trafic de ses victoires. Un membre du corps diplomatique étranger de Santa Marta avait, un jour, formulé ce jugement sur son compte :

— « Barrios est un homme de parfaite loyauté ; il est même doué de quelques talents stratégiques ; mais il manque de tenue. »

Après le triomphe des Ribiéristes, c’étaient surtout les démarches de ses créanciers qui lui avaient valu le commandement, réputé très lucratif, de la Province Occidentale. Commerçants de Santa Marta, tous grands politiciens, ils avaient, au nom de l’intérêt public, remué ciel et terre en sa faveur, et, dans le privé, ils avaient assailli de leurs doléances Señor Moraga, l’agent influent de la mine de San-Tomé, se lamentant, avec quelque exagération, sur « leur ruine prochaine », au cas où l’on ne donnerait pas au général le poste voulu. Une mention fortuite mais favorable de son nom, dans l’une des longues lettres de M. Gould à son fils, avait aussi contribué à sa nomination, mais il la devait avant tout, peut-être, à son incontestable honnêteté politique. Personne ne mettait en doute la bravoure personnelle du « Tueur de tigres », comme on l’appelait dans le peuple ; il avait pourtant une réputation de malchance sur les champs de bataille, mais n’était-on pas au début d’une ère de paix ? Les soldats l’aimaient pour son humanité, fleur rare et précieuse, singulièrement poussée dans la fournaise des corruptions révolutionnaires, et quand il passait lentement dans les rues, sur son cheval, au cours de quelque parade militaire, la bonne humeur méprisante de l’œil unique qu’il laissait errer au-dessus de la foule, déchaînait les acclamations de la populace. Les femmes du peuple, surtout, paraissaient positivement fascinées par le long nez tombant, le menton pointu, la lèvre lourde, le bandeau noir qui courait obliquement sur le front, et le carré de taffetas qui recouvrait l’orbite vide.

Sa position lui valait toujours un auditoire de caballeros, attentifs aux récits d’aventures qu’il détaillait d’ailleurs fort bien, avec un plaisir simple et grave. Quant à la société des dames, il la redoutait fort, et n’y trouvait guère de compensation à la contrainte qu’elle lui imposait. Il n’avait, peut-être, pas parlé trois fois en tout à madame Gould, depuis qu’il avait pris possession de son commandement, mais il l’avait souvent vue passer à cheval, aux côtés du Señor Administrador, et il affirmait qu’il y avait plus de sens dans la petite main qui tenait la bride du cheval, que dans toutes les têtes féminines de Sulaco. Il avait obéi à une impulsion soudaine en témoignant sa déférence, au moment de son départ, à une femme qui savait se tenir en selle, et qui se trouvait aussi être l’épouse d’un personnage de haute importance, pour un homme toujours à court d’argent. Il poussa même l’attention jusqu’à prier son aide de camp, un capitaine large et court, à mine de Tartare, de faire avancer près de la voiture un caporal et son escouade, pour empêcher la foule, dans ses brusques reculs, « d’incommoder les mules de la Señora ». Puis, se tournant vers le petit groupe des Européens silencieux qui se tenaient autour du landau, il éleva la voix, et, d’un ton protecteur :

— Señores, fit-il, n’ayez aucune crainte. Continuez tranquillement à faire votre ferro-carril, à construire vos voies, votre télégraphe, votre… Il y a assez de richesses au Costaguana pour payer tout cela… sans quoi vous ne seriez pas ici !… Ha ! ha !… Ne vous tourmentez pas de cette petite fantaisie de mon ami Montero ! Dans quelque temps, vous pourrez contempler ses moustaches teintes à travers les barreaux d’une bonne cage de bois. Si, Señores ! ne craignez rien ! Développez le pays. Travaillez ! Travaillez !…

Le petit groupe des ingénieurs accueillit sans un mot cette exhortation, et le général, après un geste altier de la main à leur intention, s’adressa de nouveau à madame Gould :

— C’est le conseil de don José : être entreprenants ! Travailler ! Devenir riches !… Mon rôle à moi, c’est d’enfermer Montero dans une cage, mais quand cette petite affaire sera liquidée, nous pourrons complaire aux vœux de don José, et nous enrichir, du premier au dernier, comme les Anglais. L’argent, c’est le salut d’un pays, et…

Un jeune officier à l’uniforme flambant neuf, accouru en hâte de la jetée, interrompit cet exposé de l’idéal de Señor Avellanos. Le général fit un geste d’impatience, mais l’autre insistait, dans une attitude respectueuse. Les chevaux de l’état-major étaient embarqués, et le canot du vapeur attendait le général au bas des degrés du port. Un éclair redoutable brilla dans l’œil unique de Barrios, mais il n’en commença pas moins à prendre congé. Don José se leva et prononça, d’un ton monotone, une phrase appropriée. Les alternatives d’espoir et de crainte qu’il venait de traverser avaient rudement pesé sur lui, et il parut rassembler les dernières étincelles de son feu vital pour un suprême effort oratoire, destiné à parvenir jusqu’aux oreilles de la lointaine Europe. Antonia crispait ses lèvres rouges et détournait la tête, derrière l’abri de son éventail ; bien qu’il sentît sur lui le regard de la jeune fille, Decoud, appuyé sur le coude, dans une pose nonchalante et dédaigneuse, regardait au loin. Madame Gould dissimulait héroïquement l’effroi que lui causaient des hommes et des événements si éloignés des conventions de sa race, effroi trop profond pour s’exprimer en paroles, même à son mari. Elle comprenait mieux, maintenant, la réserve muette de Charles Gould, et ce n’était plus dans l’intimité, mais en public, qu’ils échangeaient des impressions secrètes : la rencontre fortuite de leurs regards en disait long sur le tour nouveau pris par les événements. Il lui avait appris la valeur d’un silence hautain, seule attitude possible en face de tant de choses brutales, choquantes ou grotesques, qui paraissaient pourtant normales dans ce pays, et que la poursuite de leurs desseins les obligeait à accepter. Certes, la belle Antonia semblait plus sage qu’elle, et infiniment calme, mais elle n’aurait jamais su concilier de brusques défaillances de son cœur avec une aussi aimable mobilité d’expression.

Madame Gould dit un adieu souriant à Barrios et fit un signe de tête aux Européens, qui levaient simultanément leurs chapeaux.

— J’espère vous voir, tout à l’heure, à la maison, Messieurs, fit-elle d’un ton cordial, puis elle ajouta nerveusement, pour Decoud : Entrez, don Martin, tandis que le jeune homme murmurait, en ouvrant la portière du landau : Le sort en est jeté. Ces paroles causèrent à la jeune femme une sorte d’exaspération. N’aurait-il pas dû savoir, mieux que personne, que le premier coup de dés avait été jeté déjà depuis longtemps, dans une partie bien compromise ? Des acclamations lointaines, des ordres lancés et un roulement de tambour sur la jetée, saluèrent le départ du général. Une sorte de faiblesse accabla madame Gould, et elle posa un regard embrumé sur le calme visage d’Antonia, en se demandant ce qui arriverait à Charley, si cet absurde individu échouait.

A la casa, Ignacio ! cria-t-elle au large dos du cocher, qui ramassa sans hâte ses rênes, en murmurant à mi-voix, entre ses dents :

Si, la casa. Si, si, Niña !

La voiture roulait sans bruit sur la route unie ; les ombres s’allongeaient dans la petite plaine poussiéreuse, semée de massifs sombres, de remblais de terre et des bâtisses basses de bois couronnées de tôle, construites par le chemin de fer. La rangée des poteaux télégraphiques s’écartait obliquement de la ville, pour porter au centre du vaste Campo son fil unique et presque invisible, antenne déliée et frémissante de ce progrès, qui semblait attendre à la porte un moment de paix pour entrer et s’installer au cœur même du pays.

À la fenêtre du café de l’Albergo d’Italia Una, se pressaient les visages barbus et brûlés des ouvriers de la ligne, tandis qu’à l’autre extrémité de la maison, réservée aux Signori Inglesi, le vieux Giorgio se montrait au seuil de sa porte, encadré par ses deux fillettes, et découvrait sa tête broussailleuse, aussi blanche que les neiges de l’Higuerota. Madame Gould fit arrêter la voiture. Elle passait rarement sans parler à son protégé ; d’ailleurs l’émotion, la chaleur et la poussière, lui avaient donné soif. Elle demanda un verre d’eau, que Giorgio envoya quérir par les fillettes, tandis qu’il s’approchait du landeau avec une expression heureuse sur son rude visage. Il n’avait pas souvent l’occasion de voir sa bienfaitrice, à qui sa qualité d’Anglaise assurait un titre de plus à sa considération. Il présentait les excuses de sa femme : c’était un mauvais jour pour elle ; elle souffrait de son oppression (il frappait sa large poitrine), et n’avait pu quitter son fauteuil.

Tapi dans son coin, Decoud observait, d’un œil morne, le vieux révolutionnaire. Il finit par l’interpeller, d’un ton négligent :

— Eh bien, Garibaldien ! Que dites-vous de tout cela ?

Le vieux Giorgio répondit poliment, tout en regardant le journaliste avec une certaine curiosité, que les troupes avaient fort bien défilé. Barrios le borgne et ses officiers avaient, en peu de temps, fait merveille de leurs recrues. Ces Indiens, enrôlés d’hier, marchaient au pas redoublé comme des bersagliers ; ils paraissaient bien nourris aussi, et portaient des uniformes entiers. Des uniformes ! répétait-il, avec un demi sourire de pitié. Le souvenir des temps anciens fit passer dans ses yeux perçants un nuage de tristesse. On ne songeait guère à cela au temps où les hommes combattaient les tyrans ! Ils mouraient de faim, dans les forêts du Brésil ou sur les plaines de l’Uruguay, devant leurs infimes portions de bœuf à demi cru, et sans sel ; ils étaient aux trois quarts nus, et ne possédaient souvent, en fait d’armes, qu’un couteau fixé au bout d’un bâton.

— Ce qui ne nous empêchait pas de battre les oppresseurs, ajoutait-il fièrement.

Son animation tomba, tandis qu’il faisait, de la main, un geste léger de découragement. Pourtant, il avait prié l’un des sergents de lui montrer le nouveau fusil. On n’avait pas de telles armes, dans son temps, et si Barrios ne pouvait pas…

— Oui ! oui ! interrompit don José tremblant d’ardeur. Tout va bien ! Le bon Señor Viola est homme d’expérience. C’est une arme terrible, n’est-ce pas ? Vous avez admirablement rempli votre mission, mon cher Martin !

Decoud, adossé d’un air morne, contemplait le vieux Giorgio.

— Ah ! oui. Un homme d’expérience. Mais pour qui êtes-vous, au fond du cœur ?

Madame Gould se penchait vers les fillettes. Linda avait apporté, avec un soin extrême, un verre d’eau sur un plateau, et Gisèle lui offrait un bouquet, cueilli à la hâte.

— Je suis pour le peuple ! déclara gravement le vieux Viola.

— Mais nous sommes tous pour le peuple… en définitive.

— Oui, gronda furieusement le vieux soldat. Et pendant ce temps-là, ils se battent pour vous ! Aveugles ! Esclaves !

À ce moment, le jeune Scarfe, l’un des ingénieurs du chemin de fer, parut sur la porte réservée aux Signori Inglesi. Il était descendu, sur une machine légère, du quartier général, situé quelque part sur la ligne, et avait eu juste le temps de prendre un bain et de changer de vêtements. C’était un gentil garçon, et madame Gould lui fit un accueil aimable.

— Quelle charmante surprise de vous voir ici, madame Gould, s’écria-t-il. Je viens d’arriver et, bien entendu, ma chance habituelle m’a tout fait manquer. Voici l’embarquement terminé, et l’on me dit qu’il y a eu bal, hier soir, chez don Juste Lopez. Est-ce exact ?

— Les jeunes patriciens, lança brusquement Decoud, dans son anglais très net, ont en effet dansé, avant de partir pour la guerre avec le Grand Pompée !

Très surpris, le jeune Scarfe tressaillit.

— Vous ne vous êtes pas encore rencontrés, intervint madame Gould ; M. Decoud — M. Scarfe.

— Ah ! mais nous n’allons pas à Pharsale ! protesta vivement don José, en anglais lui aussi. Il ne faut pas plaisanter ainsi, Martin.

La poitrine d’Antonia se soulevait et se baissait tumultueusement. Toujours dans l’obscurité, le jeune ingénieur murmurait vaguement :

— Le grand quoi ?

— Heureusement Montero n’est pas un César, continuait Decoud. Les deux Monteros réunis ne feraient pas une pauvre parodie de César ! Il se croisa les bras sur la poitrine, en regardant Señor Avellanos, qui avait retrouvé son immobilité : Il n’y a que vous, don José, qui soyez un véritable vieux Romain — vir Romanus — éloquent et inflexible !

Depuis qu’il avait entendu prononcer le nom de Montero, le jeune Scarfe brûlait d’exprimer son très simple sentiment ; il proclama, d’une voix forte et juvénile, son espoir qu’on en finît une fois pour toutes, avec ce Montero, en lui flanquant une solide râclée. Comment savoir ce qu’il adviendrait du chemin de fer, au cas d’une victoire des révolutionnaires ? Peut-être faudrait-il l’abandonner. Ce ne serait pas d’ailleurs la première entreprise de ce genre qui sombrerait, au Costaguana.

— Vous savez, c’est une de leurs soi-disant histoires nationales, poursuivait-il, en fronçant les sourcils, comme si ce mot avait pris un son suspect pour sa profonde expérience des affaires sud-américaines. Et il bavardait avec animation ; c’était une telle chance pour lui d’avoir été, à son âge, nommé dans le haut personnel d’une grande machine de ce genre, comprenez-vous ? Cela lui assurait une vraie avance sur tous les camarades de son âge. Par conséquent, à bas Montero ! madame Gould !

Son rire ingénu s’éteignit devant la gravité des visages que tournaient vers lui les occupants de la voiture. Seul, don José, le « vieux bonhomme », regardait droit devant lui, comme s’il eût été sourd, et présentait au jeune homme un profil cireux et immobile. Scarfe ne connaissait guère les Avellanos. Ils ne donnaient pas de bals, et Antonia ne se montrait jamais aux fenêtres du rez-de-chaussée, comme le faisaient les autres jeunes filles, pour bavarder, sous l’œil de dames respectables, avec les caballeros qui passaient à cheval dans la calle. Les mines de ces créoles ne lui importaient guère, mais quelle mouche avait bien pu piquer madame Gould ? Elle cria : « Allons, Ignacio ! » avec un salut bref à l’adresse du jeune ingénieur, tandis que l’homme à la tête ronde et à la tournure française riait d’un rire sec. Le jeune homme rougit jusqu’aux yeux et se tourna vers Viola, qui s’était reculé avec ses enfants, le chapeau à la main :

— Je voudrais un cheval, tout de suite, dit-il au vieillard, avec une certaine âpreté.

— Si, Señor, nous avons beaucoup de chevaux, murmura machinalement le Garibaldien, en caressant de ses grandes mains brunes la tête des fillettes, l’une sombre, aux reflets de bronze, l’autre blonde, avec une teinte cuivrée. Le flot des spectateurs revenant à la ville, soulevait sur la route un lourd nuage de poussière. Des cavaliers saluaient le petit groupe.

— Allez trouver votre mère, dit-il, puis, à mi-voix : Elles grandissent, pendant que je vieillis, et il n’y a personne…

Il regarda le jeune ingénieur et se tut brusquement, comme s’il venait de sortir d’un rêve, puis, croisant les bras sur sa poitrine, il prit son attitude favorite, adossé au chambranle de la porte, les yeux levés et attachés au loin sur le dôme blanc de l’Higuerota.

Dans la voiture, Martin Decoud, changeant de position, comme s’il n’avait pu trouver une bonne place, murmura, en se penchant vers Antonia :

— Vous devez me détester ! Puis, s’adressant à haute voix à don José, il le félicita des solides convictions ribiéristes affichées par les ingénieurs.

— N’est-il pas réconfortant de voir l’intérêt manifesté par tous ces étrangers ? Vous avez entendu celui-là ? Il est plein de bonnes intentions et comprend les choses. Quel honneur de penser que la prospérité du Costaguana profite au reste du monde !

— Il est très jeune ! fit doucement observer madame Gould.

— Et si plein de sagesse, pour son âge ! riposta Decoud. Voyez, c’est la vérité toute nue, qui sort de la bouche de cet enfant. Vous avez raison, don José, les trésors naturels du Costaguana doivent attirer l’attention d’une Europe moderne, représentée par ce jouvenceau, comme les richesses de nos pères espagnols miroitaient, voici trois cents ans, aux yeux du reste de l’Europe, représentée alors par les rudes boucaniers. Il y a une sorte de futilité maudite dans notre caractère : toujours Don Quichotte et Sancho Pança, esprit chevaleresque et matérialisme, sentiments exaltés et moralité douteuse, efforts violents vers l’idéal et acceptation maussade de toutes les formes de corruption. Nous n’avons bouleversé ce continent, par la conquête de notre indépendance, que pour devenir les victimes passives d’une parodie démocratique, la proie résignée des coquins et des coupe-jarrets, pour nous soumettre à une comédie d’institutions, à des farces légales, à un maître tel qu’un Guzman Bento ! Et nous avons sombré si bas, que lorsqu’un homme comme vous a réveillé les consciences, il suffit d’un stupide barbare de Montero — grands dieux ! Un Montero ! — pour menacer le pays d’un péril mortel, et nous avons besoin, pour nous défendre, d’un Indien ignorant et vantard comme ce Barrios !

Mais don José, sans paraître apporter à ce réquisitoire plus d’attention que s’il n’en avait pas entendu un seul mot, prit la défense de Barrios qui possédait une compétence suffisante pour le rôle particulier qu’on lui attribuait dans cette campagne. Ce rôle consistait en une offensive, partie de Cayta comme base, et dirigée contre le flanc de l’armée révolutionnaire venue du Midi, et en marche contre Santa Marta. Une autre armée, qui comptait dans ses rangs le Président Dictateur lui-même, couvrait la capitale. Don José s’animait en parlant, et les paroles coulaient de sa bouche, tandis qu’il se penchait nerveusement, sous le regard limpide de sa fille. Decoud, réduit au silence par une telle ardeur, ne soufflait plus mot.

Les cloches de la ville sonnaient l’heure de l’Oraison, quand la voiture franchit la vieille porte, dressée en face du port comme un monument informe de pierres et de feuillages. Le roulement des roues sous l’arche sonore fut dominé par un cri étrange et perçant, et Decoud, de son siège, vit, tout le long de la route, se tourner les têtes des piétons, coiffées de sombreros ou de rebozos, vers une locomotive qui fuyait rapidement derrière la maison de Giorgio Viola. Son panache de vapeur blanche s’effritait et semblait s’évanouir sous le cri prolongé et haletant, cri de folie ou de triomphe guerrier. C’était une vision de rêve, apparue dans le cadre de la vieille porte, que ce fantôme hurlant de la machine tôt enfuie, et que ce tressaillement collectif d’une foule aux pas feutrés par la poussière de la route, au retour d’une parade militaire. C’était un train de ballast, qui ramenait du Campo à l’enclos palissadé sa rame de wagons vides ; ils roulaient légèrement sur la voie unique, sans grondement de roues, sans faire trembler le sol. Le mécanicien salua au passage, de son bras levé, la casa Viola, puis renversa la vapeur, avant de pénétrer dans l’enceinte, et quand se fut éteint le cri perçant du sifflet qui commandait la manœuvre des freins, on entendit ralentir, sous les voûtes de la vieille porte, une série de chocs brutaux, mêlés au cliquetis des chaînes d’accouplement, comme un tumulte de coups et de fers agités…


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