Nostromo/Première partie/Chapitre VI

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Première partie
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Nostromo avait, à cette époque, fait dans le pays un séjour assez long pour exalter au plus haut point l’opinion du capitaine Mitchell sur la prodigieuse valeur de sa découverte. C’était manifestement un de ces inappréciables subordonnés dont la possession constitue, pour leur chef, un motif de gloire légitime.

Le capitaine Mitchell se piquait de sa perspicacité, mais il n’était pas égoïste et son innocent orgueil le poussait à proposer :

— Je vais vous prêter mon Capataz des Cargadores, manie qui devait peu à peu mettre Nostromo en contact avec tous les éléments européens de Sulaco et en faire un factotum universel d’une merveilleuse capacité dans sa sphère.

— Ce garçon-là m’est dévoué corps et âme ! affirmait le capitaine Mitchell, et si personne n’eût su expliquer la raison d’un tel attachement, nul n’aurait pu davantage, à voir les relations de ces deux hommes, le mettre sérieusement en doute ; au moins aurait-il fallu, pour cela, un caractère amer et excentrique, comme celui du docteur Monygham, par exemple, dont le rire bref et désabusé semblait exprimer une immense méfiance de l’humanité. Non pas, d’ailleurs, que le docteur Monygham fût prodigue de rires ou de paroles ; même dans ses meilleurs jours, il restait taciturne et ironique et, dans les pires, chacun redoutait sa langue acerbe et son dédain avoué. Seule, madame Gould savait contenir dans les limites raisonnables l’expression de son mépris à l’endroit de ses contemporains, mais, même à elle — dans une circonstance qui n’avait rien à voir avec Nostromo, et sur un ton très doux pour lui — même à elle, il avait dit un jour :

— N’est-il pas très peu raisonnable de demander à un homme de penser des autres beaucoup plus de bien qu’il n’en saurait penser de lui-même ?

Et madame Gould s’était hâtée de changer de conversation.

Des bruits singuliers couraient sur le compte du médecin anglais. Bien des années auparavant, au temps de Guzman Bento, il avait, selon la rumeur publique, joué un rôle dans une conspiration qui, à la suite d’une trahison, fut, comme on dit, noyée dans le sang. Depuis lors, ses cheveux avaient grisonné, son visage glabre et couturé avait pris une teinte de brique, et il arborait, sans le moindre souci du décorum, de larges chemises de flanelle à carreaux et un vieux Panama défraîchi. N’eût été l’impeccable netteté de ses vêtements, on aurait pu le prendre pour un de ces Européens misérables dont la présence blesse toujours l’orgueil d’une colonie étrangère, dans toutes les parties du monde. Les jeunes beautés de Sulaco, dont les groupes de frais visages fleurissaient les balcons de la rue de la Constitution, entendaient de loin son pas irrégulier et disaient, en voyant sa tête penchée et le court veston de toile négligemment passé sur sa chemise de flanelle :

— Voici le Señor doctor qui a mis son petit veston : il va voir Doña Emilia.

Conclusion légitime, mais dont leur simple jugement ne comprenait pas le sens profond. Elles ne s’attardaient pas, d’ailleurs, à penser au docteur. Laid, vieux et savant, il était un peu fou, sinon sorcier, comme le soupçonnaient de l’être les gens du peuple. Le petit veston blanc était, en réalité, une concession faite à l’influence humanisante de madame Gould, le docteur, habitué à s’exprimer de façon railleuse et amère, n’ayant pas d’autre moyen de manifester son respect profond pour le caractère de cette femme, connue, dans le pays, sous le nom de la Señora anglaise. Et une telle concession, c’était, de sa part, un hommage très sérieux et qui, venant d’un homme de cette humeur, n’était pas à dédaigner. Madame Gould, d’ailleurs, s’en était rendu compte, et n’aurait jamais songé à lui imposer, d’elle-même, un tel témoignage de déférence.

Par l’hospitalité qu’elle exerçait dans sa vieille maison espagnole (une des plus belles de la ville) elle s’appliquait à répandre quelque agrément sur la vie sociale de Sulaco et s’acquittait de cette tâche avec autant de charme que de simplicité, grâce à un sentiment très fin des nuances. Elle était remarquablement experte dans cet art du commerce humain, tout fait de nuances délicates, d’oubli de soi-même, et d’un vernis d’universelle compréhension.

Les Gould, établis au Costaguana depuis trois générations, étaient toujours allés en Angleterre pour y faire leurs études et pour s’y marier. Charles Gould croyait, comme tout autre homme, avoir été séduit par l’excellent jugement de la jeune fille. Mais il y avait, en fait, quelque chose de plus, chez sa fiancée, et c’est pour ce quelque chose que, dans le camp des ingénieurs, par exemple, au milieu des pics de la Sierra, revenait si souvent sur les lèvres de tous, du plus jeune au plus vieux, le nom de madame Gould et de sa maison. Elle aurait affirmé, d’ailleurs, n’avoir rien fait pour eux, en riant de son rire doux, et la surprise aurait élargi ses yeux, si on lui avait dit avec quel enthousiasme on parlait d’elle là-haut, au-dessus de Sulaco, à la limite des neiges éternelles. Mais elle aurait pourtant trouvé tout de suite, avec un petit air de sagacité, cette explication :

— C’est vrai ! Les pauvres garçons ont été surpris de trouver ici un accueil quelconque. Ils devaient avoir le mal du pays. Est-ce que tout le monde n’a pas, un peu, le mal du pays ? Elle plaignait toujours les gens qui souffraient de ce mal-là !

Né au Costaguana, comme son père avant lui, Charles Gould paraissait toujours, avec sa svelte stature, sa moustache flamboyante, son menton net, ses yeux bleu clair et son visage maigre, frais et coloré, tout frais débarqué d’Angleterre. Son grand-père avait combattu pour l’indépendance, sous les ordres de Bolivar, dans cette fameuse légion anglaise dont le Libérateur avait, sur le champ de bataille de Carabobo, salué les soldats du titre de « Sauveurs du Pays ». Un de ses oncles, Président élu, au temps de la Fédération, de cette même province (alors État de Sulaco), avait été fusillé contre un mur d’église, par l’ordre du barbare général unioniste Guzman Bento. La tyrannie cruelle et implacable de ce Guzman Bento, plus tard Président Perpétuel, avait donné naissance à une légende populaire : spectre altéré de son sang, son esprit hantait toujours le pays, à la recherche de son corps, arraché par le diable en personne au mausolée de briques élevé dans la nef de l’Assomption à Santa Marta. Telle était, au moins, l’explication, donnée de sa disparition par les prêtres à la foule terrifiée de va-nu-pieds qui avait envahi l’église et contemplait, stupéfaite, devant le grand autel, le trou creusé au flanc de l’affreux monument de briques.

Guzman Bento, de cruelle mémoire, avait fait bien d’autres victimes que l’oncle de Charles Gould, mais, à la suite de ce martyre pour leur cause, les membres des familles de pure origine espagnole — les aristocrates, comme on les désignait au temps de Guzman Bento, devenus des « Blancos » depuis qu’ils avaient renoncé à l’idée fédérale — considéraient Charles Gould comme un des leurs. Avec un tel passé familial, on n’aurait pu être plus Costaguanien que don Carlos Gould, mais il conservait un aspect si caractéristique qu’il restait toujours, pour les gens du peuple « l’Inglès », l’Anglais de Sulaco. Il gardait un extérieur plus anglais que le touriste de rencontre, hérétique d’ailleurs tout à fait inconnu à Sulaco, plus anglais que les jeunes ingénieurs débarqués de la veille, plus anglais que les gentlemen en habit de chasse dessinés dans les gravures de Punch, qui arrivaient à sa femme quelque deux mois après leur publication. On était surpris de l’entendre s’exprimer en espagnol (en castillan, comme on dit là-bas), ou dans le dialecte indien des gens de la campagne, avec autant de naturel. Il n’avait jamais eu le moindre accent anglais, mais il y avait quelque chose de si indélébile dans toute cette lignée des Gould du Costaguana — libérateurs, explorateurs, planteurs de café, négociants ou révolutionnaires — que Charles, le seul représentant de leur troisième génération, gardait, dans un continent fier de son propre style d’équitation, un aspect parfaitement anglais jusque sur son cheval. Que l’on ne voie point là, d’ailleurs, une ironie semblable à celle des Llaneros, ces hommes des grandes plaines, qui pensent être seuls au monde à savoir se tenir en selle. Charles Gould montait, selon la pompeuse expression consacrée, comme un Centaure. L’équitation n’était pas pour lui un exercice d’un genre particulier, mais une allure aussi naturelle que la marche pour tout homme qui jouit de l’usage de ses membres. Et pourtant, à le voir trotter sur la piste défoncée qui menait à la mine, avec ses vêtements de coupe anglaise et sa sellerie d’outre-mer, on eût dit qu’il arrivait tout droit des vertes prairies situées là-bas, à l’autre bout du monde.

Il suivait la vieille route espagnole, le « Camino Real », du langage populaire, seul vestige de nom et de fait de cette royauté détestée du vieux Giorgio, dont l’ombre même avait déserté le pays. Car la statue équestre de Charles IV, qui s’élevait toute blanche sur un fond de verdure à l’entrée de l’Alameda, n’était connue des campagnards et des mendiants de la ville que sous le nom de Cheval de pierre. L’autre Carlos, qui tournait à gauche avec un bruit sec de sabots rapides, sur les pavés disjoints, don Carlos Gould, paraissait, dans ses vêtements anglais, aussi étrange, mais beaucoup plus à l’aise, que le royal cavalier qui tenait la bride de son cheval, au-dessus du piédestal et des vagabonds endormis, et levait son bras de marbre vers le lourd rebord d’un chapeau empanaché.

Cette effigie royale restait, avec son ébauche vague de salut, imperturbable devant les changements politiques qui lui avaient volé jusqu’à son nom ; mais l’autre cavalier, bien connu de la ville, le cavalier vivant et ferme sur son beau cheval ardoise à l’œil blanc, ne laissait pas non plus voir son cœur à tout le monde, à travers ses vêtements anglais. Son esprit gardait toujours un parfait équilibre, comme si l’impassibilité qui s’impose en Angleterre à la vie privée et publique l’eût enveloppé. Charles Gould acceptait avec la même placidité la mode effarante des dames de Sulaco, au visage si étrangement poudré qu’il en prenait l’aspect d’un masque de plâtre, animé seulement de beaux yeux vifs, les potins de la ville et ses continuelles convulsions politiques, ces constants appels au salut du pays qui faisaient à sa femme l’effet d’un drame de meurtre et de rapine puéril et sanglant, joué avec un sérieux effroyable par des enfants dépravés.

Aux premiers temps de son séjour, la jeune femme se tordait les mains d’exaspération devant l’incapacité de son mari à prendre les affaires du pays avec le sérieux que réclamaient les atrocités commises. Elle n’y voyait qu’une comédie d’hypocrisie naïve, et ne trouvait de sincérité que dans son indignation et son horreur.

Très calme, Charles Gould frisait sa longue moustache, en se refusant à toute discussion. Une fois pourtant, il avait fait observer doucement à sa femme :

— Ma chérie, vous oubliez que je suis né ici.

Ces quelques mots avaient apaisé madame Gould, comme s’ils eussent contenu une révélation. Peut-être le fait d’être né dans le pays expliquait-il, en effet, toute la différence. Sa confiance dans son mari avait toujours été très grande. Il avait, dès l’abord, frappé son imagination par une absence de sensiblerie, par une parfaite quiétude d’esprit, où elle voyait, dans son for intérieur, la marque d’une compétence certaine dans la conduite de la vie. Don José Avellanos, qui habitait de l’autre côté de la rue, homme de haute culture, poète et personnage politique, qui avait représenté son pays auprès de plusieurs Cours d’Europe et subi des traitements inouïs comme prisonnier d’État du tyran Guzman Bento, don José disait, dans le salon de Doña Emilia, que Carlos alliait aux qualités du caractère anglais les vertus de cœur d’un vrai patriote.

Cette appréciation de son patriotisme n’avait pas provoqué le moindre tressaillement sur le visage osseux rouge et hâlé que contemplait madame Gould. Peut-être son mari descendait-il de cheval, à son retour de la mine, car il était assez anglais pour n’attacher aucune importance à la chaleur du jour. Basilio, dans sa livrée de toile blanche à ceinture rouge, s’était accroupi dans le patio, derrière les talons de son maître, pour détacher les lourds éperons, puis le Señor Administrador avait gravi l’escalier qui menait à la galerie. Des plantes en pots rangées sur la balustrade, entre les pilastres des arceaux, formaient un mur de fleurs et de feuilles, qui isolaient le corridor de la cour intérieure, ce patio des maisons sud-américaines, véritable cœur de la maison, où la marche des ombres et du soleil sur le sol dallé marque seule les heures paisibles de la vie domestique.

Le Señor Avellanos traversait presque tous les jours le patio, vers cinq heures. Il avait choisi cette heure rituelle du thé, qui lui rappelait le temps où il vivait à Londres, en qualité de ministre plénipotentiaire auprès de la Cour de Saint-James. Il n’aimait pourtant pas le thé. Il se balançait dans son fauteuil américain, croisant sur la barre d’appui ses petits pieds aux bottines luisantes, et parlait sans arrêt avec une sorte de virtuosité complaisante, remarquable chez un homme de son âge. Il tenait tout le temps sa tasse à la main. Sa tête aux cheveux ras était parfaitement blanche, et ses yeux d’un noir de jais. En voyant Charles Gould entrer dans le salon, il lui faisait un petit salut d’attente, et achevait sa période oratoire avant de lui dire :

— Carlos, mon ami, vous êtes venu à cheval de San-Tomé, au plus fort de la chaleur. Toujours la vraie activité anglaise ! Non ?… Alors, pourquoi ?

Il avalait son thé d’une gorgée, acte d’héroïsme, invariablement suivi d’un petit frisson et d’un léger « brrr » involontaire que masquait mal l’exclamation hâtive :

— Excellent !

Il confiait alors sa tasse à la jeune femme, qui avançait la main avec un sourire, et continuait à pérorer sur le caractère patriotique de l’entreprise de San-Tomé, pour le seul plaisir, semblait-il, de s’entendre parler ; tout en bavardant, il se balançait, à demi couché dans le « rocking-chair » importé des États-Unis. Le plafond du grand salon de la casa Gould mettait très haut au-dessus de sa tête sa blancheur unie. Cette élévation faisait paraître plus petites les pièces du mobilier disparate, lourdes chaises espagnoles, en bois brun, à dossier droit et à siège de cuir, ou fauteuils anglais très bas et tout garnis de coussins, petits monstres trapus, bourrés à crever de ressorts d’acier et de crins de cheval. Il y avait des bibelots sur de petites tables, des miroirs encastrés dans le mur au-dessus de consoles de marbre, des tapis carrés sous les deux groupes de fauteuils, présidés chacun par un sofa profond ; des carpettes plus petites parsemaient le sol carrelé de rouge ; trois grandes portes-fenêtres garnies des plis verticaux de lourdes tentures sombres, s’ouvraient sur un balcon. Il subsistait un peu de la noblesse du passé entre les quatre murs unis délicatement teintés de rose et, assise dans un flot de mousseline et de dentelles, à une frêle table d’acajou, madame Gould ressemblait, avec sa petite tête et ses boucles soyeuses, à une fée délicatement posée devant des philtres précieux, servis dans des vases d’argent et de porcelaine.

Madame Gould connaissait bien l’histoire de la mine de San-Tomé qui, exploitée d’abord à coups de fouet sur des dos d’esclaves, avait fait payer ses produits de leur poids de chair humaine. Des tribus entières d’indiens avaient laissé leurs os dans ses galeries ; on avait fini par abandonner la mine, le jour où cette méthode primitive avait cessé de donner des résultats suffisants, malgré le nombre des cadavres engloutis dans ses entrailles. Longtemps oubliée, elle fut redécouverte après la guerre de l’indépendance. Une compagnie anglaise avait obtenu le droit de l’exploiter et y avait trouvé une veine si riche que ni les exactions des gouvernements successifs, ni les incursions périodiques des officiers recruteurs sur la population de leurs mineurs rétribués n’avaient pu décourager le zèle des ingénieurs. Mais au cours des troubles prolongés des pronunciamientos qui suivirent la mort du fameux Guzman Bento, les mineurs du pays, incités par des émissaires de la capitale, s’étaient soulevés contre leurs chefs anglais et les avaient massacrés jusqu’au dernier. Le décret de confiscation, immédiatement publié dans le Diario Official à Santa Marta, commençait par ces mots : « Justement enflammée par l’exploitation cruelle d’étrangers poussés par de sordides motifs de lucre plutôt que par l’amour d’un pays où ils sont venus sans ressources pour chercher fortune, la population minière de San-Tomé, etc. » et se terminait par cette déclaration : « Le Chef de l’État a décidé d’exercer jusqu’au bout son pouvoir de clémence. La mine, dont toutes les lois internationales, humaines et divines proclament le retour nécessaire au gouvernement, comme propriété nationale, restera fermée jusqu’à ce que l’épée, tirée pour les principes sacrés de la Liberté, ait accompli sa tâche et rendu le bonheur à notre chère patrie. »

Et, pendant des années, on n’entendit plus parler de la mine de San-Tomé. Il est impossible de comprendre, maintenant, quel avantage le gouvernement attendait de cette spoliation. On obligea le Costaguana à payer une indemnité misérable aux familles des victimes, et l’affaire disparut des dépêches diplomatiques.

Mais, plus tard, un nouveau gouvernement s’avisa de la valeur de ce gage. C’était, d’ailleurs, un gouvernement semblable à tous les autres, le quatrième en six ans, mais il savait juger plus sainement de ses avantages. En se souvenant de la mine de San-Tomé, il comprit avec un sens très net des réalités, qu’une telle richesse, sans valeur aucune entre ses mains, pouvait être exploitée avec une ingéniosité plus subtile que par un travail grossier d’extraction du métal et devrait servir à des usages multiples. Le père de Charles Gould, longtemps l’un des plus riches commerçants du Costaguana, avait perdu déjà une grosse partie de sa fortune dans les emprunts forcés des gouvernements successifs. C’était un homme de sens rassis, qui n’avait jamais songé à réclamer trop haut son dû, mais son effroi fut extrême quand on lui offrit, en totalité, la concession perpétuelle de la mine de San-Tomé.

Il connaissait les façons d’agir des gouvernements. D’ailleurs le mobile, sans doute profondément médité, de cette proposition, apparaissait avec trop d’évidence dans le document péremptoirement présenté à sa signature : le troisième et le plus important article du traité stipulait que le concessionnaire devrait payer au gouvernement, pour sa prérogative, une redevance immédiate égale à cinq années du produit supputé de la mine.

C’est en vain que M. Gould père se défendit avec force arguments et instances de cette faveur fatale. Il ne connaissait rien, disait-il, aux entreprises minières et n’avait pas la possibilité de négocier sa concession sur le marché financier européen ; il n’y avait plus aucun moyen d’exploitation dans cette mine, dont les bâtiments avaient été brûlés, le matériel d’extraction détruit, les mineurs dispersés depuis des années, dont la route même avait disparu sous l’exubérance d’une végétation tropicale, comme si la mer l’eût engloutie, et dont la galerie principale s’était effondrée à cent mètres de l’entrée. Ce n’était plus une mine abandonnée, mais une gorge sauvage et inaccessible, perdue dans les rochers de la Sierra, où subsistaient quelques vestiges de bois calcinés, quelques tas de briques effritées et quelques pièces informes de fer rouillé, sous un enchevêtrement de lianes épineuses. M. Gould ne désirait nullement se voir propriétaire de ce heu désolé, et la seule pensée d’une telle faveur lui donnait des nuits de fièvre et d’insomnie.

Il se trouvait, malheureusement, que le ministre des Finances de l’époque était un homme à qui M. Gould avait, autrefois, refusé une petite aide pécuniaire, sous prétexte que le solliciteur, joueur et tricheur au su de tous, était de plus soupçonné de vol à main armée au détriment d’un riche ranchero, dans le district lointain où il exerçait les fonctions de juge. Or, depuis son accès à sa haute situation, le ministre avait l’intention de rendre à Señor Gould (pauvre homme ! ) le bien pour le mal. Il affirmait, dans les salons de Santa Marta, sa résolution avec une voix si douce et si implacable, et avec de tels regards de malice, que les amis de M. Gould l’avaient supplié de ne pas chercher, cette fois, à écarter cette affaire moyennant rançon. Tentative inutile et qui pouvait n’être pas sans danger. C’était aussi l’avis d’une grosse Française à la voix de rogomme, qui se disait fille « d’un officier supérieur de l’armée », et qui logeait à la porte du ministère des Finances, dans un couvent sécularisé. Cette florissante personne, à qui l’on venait parler en faveur de M. Gould et offrir un cadeau respectable, hocha la tête avec tristesse. Elle ne se croyait pas le droit d’accepter d’argent pour un service qu’elle ne pouvait pas rendre. L’ami que M. Gould avait chargé de cette mission délicate affirma plus tard que, dans l’entourage immédiat ou éloigné du gouvernement, cette femme était la seule personne honnête qu’il eût jamais rencontrée. — Pas moyen ! avait-elle dit avec le ton cavalier et la voix rauque qui lui étaient naturels, et dans des termes plus dignes d’une enfant née de parents inconnus que de l’orpheline d’un officier supérieur. Non, pas moyen, mon garçon ! C’est dommage, tout de même ! Ah ! zut ! je ne vole pas mon monde ! Je ne suis pas ministre, moi. Vous pouvez remporter votre petit sac[1].

Pendant un instant, elle mordit ses lèvres rouges, déplorant dans son for intérieur la rigide tyrannie des principes qui présidaient au trafic de son influence. Puis, d’un ton significatif, et avec une nuance d’impatience : Allez, poursuivit-elle, et dites bien à votre bonhomme, entendez-vous, qu’il faut avaler la pilule.

Après un tel avertissement, il n’y avait plus qu’à signer et à payer. M. Gould avait donc avalé la pilule, que l’on aurait pu croire composée d’un poison subtil destiné à agir sur son cerveau. Il fut tourmenté, depuis ce jour-là, par le démon de la mine qui prenait, dans son esprit très au courant de la littérature de fiction, la forme du Vieillard de la Mer attaché à ses épaules. Il se mit à rêver de vampires. M. Gould s’exagérait, d’ailleurs, les périls de sa situation, parce qu’il ne savait pas envisager les faits avec calme. Sa position au Costaguana n’était atteinte en aucune façon. Mais l’homme est un être désespérément routinier, et l’extravagance de ce nouvel attentat à sa bourse bouleversait toutes ses idées. Il voyait, autour de lui, tous ses amis et connaissances volés au grand jour par les bandits grotesques et féroces qui, depuis la mort de Guzman Bento, se livraient à l’exploitation des gouvernements et des révolutions. L’expérience lui avait appris que si le butin répondait souvent mal à leur légitime espoir, les bandits en possession du palais présidentiel n’étaient, du moins, jamais à court de prétextes pour justifier leurs prétentions. Le premier colonel venu, qui traînait derrière lui une bande de leperos en haillons, savait exposer, avec force et précision, à un civil, à quel titre il lui demandait, par exemple, dix mille dollars, ce qui voulait dire qu’il en attendait un millier de la générosité de son interlocuteur. M. Gould savait cela et s’était soumis, avec résignation, aux nécessités de l’heure, dans l’espoir de temps meilleurs. Mais il trouvait intolérable de se voir voler sous couleur d’affaires et dans les formes de la légalité. En dépit de toute son honorabilité et de sa sagesse, M. Gould père avait un gros défaut : il attachait trop d’importance à la forme, faute commune d’ailleurs à la plupart des hommes, qui restent toujours enclins aux préjugés. Il y avait pour lui, dans cette affaire, une vile parodie de justice, et le choc moral finit par compromettre sa santé physique. Tout cela me tuera, déclarait-il dix fois par jour. Et en effet, il se mit à souffrir de la fièvre, du foie, et, plus encore, de son incapacité harassante à penser à autre chose. Le ministre des Finances n’aurait pu rêver vengeance plus subtile et plus efficace. Dans les lettres mêmes que M. Gould adressait à son fils Charles, alors âgé de quatorze ans, qui faisait ses études en Angleterre, il finissait par ne plus parler que de la mine. Il se lamentait sur l’injustice, la persécution, le mauvais coup dont il était victime. Il s’étendait pendant des pages sur les conséquences de cette infamie. Le privilège lui avait été, en effet, concédé à perpétuité, à lui et à ses descendants. Il suppliait son fils de ne jamais rentrer au Costaguana, de ne jamais y réclamer sa part d’un héritage corrompu par l’infâme concession, de ne jamais y toucher, de n’en jamais approcher, d’oublier qu’il y avait une Amérique et de se faire, en Europe, une carrière commerciale. Et, pour clore chacune de ses lettres, il se reprochait amèrement d’être resté trop longtemps dans cette caverne de voleurs, d’intrigants et de bandits.

Un garçon de quatorze ans peut s’entendre dire et répéter que son avenir est perdu, par suite de la possession d’une mine d’argent, sans que la substance même de cette déclaration l’émeuve beaucoup, mais elle a néanmoins de quoi le surprendre et solliciter ses conjectures. D’abord simplement intrigué et peiné par les lamentations rageuses de son père, Charles Gould se mit à la longue à retourner le sujet dans sa tête, pendant les heures qu’il pouvait distraire du travail et du jeu. Au bout d’un an, la lecture des lettres paternelles lui avait valu la conviction solide de l’existence d’une mine d’argent au Costaguana, dans cette même province de Sulaco, où le pauvre oncle Harry avait été fusillé par des soldats, bien des années auparavant. À cette mine se rapportait, de façon très précise, « l’inique Concession Gould », contrat établi par un document que son père eût ardemment désiré « déchirer et jeter au visage » des présidents, des juges et des ministres d’État. Cette envie (puisque la chose était inique) paraissait tout à fait légitime au jeune garçon, mais ce qu’il ne comprenait pas, c’est justement en quoi l’affaire était inique. Plus tard, avec une sagesse mûrie, il finit par dégager la vérité du fatras des allusions au Vieillard de la Mer, aux Vampires et aux Goules qui donnaient à la correspondance de son père un parfum fantastique de conte de Mille et Une Nuits. Et le jeune homme finit par connaître la mine de San-Tomé aussi bien que le vieillard, qui lui adressait de l’autre bout du monde ces missives irritées et plaintives. Celui-ci avait, à diverses reprises, été frappé de lourdes amendes pour avoir négligé l’exploitation de la mine, sans parler des sommes qui lui avaient été extorquées à titre d’acompte sur les bénéfices à venir, avances qu’un homme en possession d’un tel privilège ne pouvait refuser au gouvernement de la République. Il voyait ainsi, écrivait-il, fondre le reste de sa fortune, en échange de reçus sans valeur, ce qui ne l’empêchait pas d’être considéré comme un homme avisé, qui avait su tirer d’énormes avantages des difficultés de son pays. Et, en Angleterre, le jeune homme se prenait d’un intérêt de plus en plus aigu pour un événement qui suscitait tant de commentaires et de protestations passionnées.

Il y pensait chaque jour, mais il y pensait sans amertume. C’était, sans doute, pour son pauvre père, une triste affaire, qui jetait un jour singulier sur la vie sociale et politique du Costaguana. La sympathie apitoyée qu’il en ressentait pour M. Gould ne l’empêchait pas de considérer les choses avec calme et réflexion. Ses propres sentiments n’avaient subi aucune atteinte, et l’on partage difficilement, de façon durable, les angoisses physiques et morales du voisin, même lorsque ce voisin se trouve être un père. En atteignant sa vingtième année, Charles Gould était, à son tour, tombé sous l’empire de la mine de San-Tomé. Mais c’était une autre sorte d’envoûtement, plus adéquate à sa jeunesse, un envoûtement dont la formule magique comportait jeune force, espoir et confiance, au lieu de lassitude, indignation et dégoût. Son père l’avait laissé libre de diriger sa vie (à la réserve de ne point rentrer au Costaguana), et il avait poursuivi, en Belgique et en France, ses études d’ingénieur des mines. Mais ces travaux théoriques gardaient, à son sentiment, quelque chose de vague et d’incomplet. Les mines avaient acquis, pour lui, un intérêt dramatique. C’était d’un point de vue personnel qu’il étudiait leurs particularités, comme on pourrait étudier les caractères divers d’individus humains. Il les visitait avec la curiosité que d’autres apportaient à la fréquentation des hommes célèbres. Il explora des mines en Allemagne, en Espagne, en Cornouailles. Les exploitations abandonnées l’intéressaient tout particulièrement. Leur désolation le touchait, comme nous touche la vue des misères humaines, aux causes si variées et si profondes. Peut-être étaient-elles sans valeur, mais peut-être aussi les avait-on simplement mal comprises. Sa future femme fut la première, et peut-être la seule personne, à découvrir le mobile secret qui dictait, en face du monde des choses matérielles, l’attitude douloureuse et muette de cet homme. Et son admiration pour lui, à demi hésitante encore, comme un oiseau qui ne peut déployer ses ailes sur un terrain trop plat, trouva, dans ce secret, la crête qui lui permit de prendre son essor vers le ciel.

Ils s’étaient connus en Italie, où la future madame Gould vivait auprès d’une pâle vieille tante, qui, bien des années auparavant, avait été mariée à un marquis italien, déjà âgé et à demi ruiné. Elle pleurait maintenant cet homme, qui avait donné sa vie à l’indépendance et à l’unité de son pays, et qui avait connu un enthousiasme aussi généreux que le plus jeune des héros tombés pour la noble cause, cette cause dont Giorgio Viola restait une épave errante, perdue dans le monde, comme un espart brisé abandonné en mer après une bataille navale. La marquise menait une vie muette et effacée, et ressemblait à une nonne avec sa robe noire et son bandeau blanc au front. Elle occupait quelques pièces au premier étage d’un vieux palais en ruine, tandis que les grandes salles vides du rez-de-chaussée abritaient, sous leurs plafonds peints, la famille de son fermier, avec ses moissons, ses volailles et même ses bestiaux.

Les deux jeunes gens s’étaient rencontrés à Lucques et, de ce jour, Charles Gould avait cessé de visiter des mines. Une fois seulement, ils allèrent en voiture voir des carrières de marbre, dont l’exploitation, qui arrachait à la terre ses trésors enfouis, pouvait rappeler celle d’une mine. Charles Gould ne chercha jamais de paroles pour traduire ses sentiments à la jeune fille. Il se contentait de penser et d’agir devant elle, ce qui est la meilleure des sincérités. Il disait souvent : Il me semble que mon pauvre père ne voit pas juste, dans cette affaire de San-Tomé. Et les jeunes gens discutaient longuement la question comme s’ils avaient voulu influencer, aux antipodes, l’esprit de M. Gould. En réalité, ils discutaient parce que l’amour trouve à se manifester dans tous les sujets, et sait palpiter dans les mots les plus indifférents. C’est ce qui rendait ces discussions précieuses à madame Gould, au temps de leurs fiançailles. Charles craignait que son père n’usât ses forces et ne se rendît malade dans ses efforts pour se dépêtrer de la concession. Ce n’est pas ainsi qu’il faudrait mener l’affaire, murmurait-il à mi-voix, comme pour lui-même. Et lorsque la jeune fille manifestait son étonnement de voir un homme énergique consacrer toute son activité à des intrigues et à des complots, il lui faisait observer très doucement, pour bien démontrer qu’il comprenait sa surprise : Il ne faut pas oublier qu’il est né là-bas.

Elle méditait sur cette réponse, pour répliquer vivement et par un argument indirect dont il admettait pourtant l’irréfutable logique :

— Eh bien ! et vous ! N’y êtes-vous pas né aussi ?

Mais il avait sa réponse prête :

— Oh ! pour moi, la chose est différente. J’ai quitté le pays depuis dix ans. Mon père n’en a jamais été absent aussi longtemps que moi, et voici plus de trente ans qu’il ne s’en est pas éloigné.

C’est vers elle qu’il se tourna tout de suite, en apprenant la mort de son père.

— C’est cette affaire qui l’a tué, dit-il.

À l’annonce de la fatale nouvelle, il était sorti de la ville, suivant droit devant lui la route blanche, sous l’ardent soleil de midi, et ses pas l’avaient mené vers elle, dans le vestibule du palazzo en ruine, pièce majestueuse et nue, où pendait çà et là, sur les murs dépouillés, une longue bande de damas, noire de moisissures et de vétusté. Le mobilier se composait d’un unique fauteuil au dossier brisé et d’un piédouche octogonal qui portait un lourd vase de marbre, fendu du haut en bas et tout orné de masques et de guirlandes sculptées. Charles Gould était blanc, des souliers aux épaules, de la poussière du chemin, et sous sa casquette à deux pointes, de grosses gouttes de sueur inondaient son visage. Il tenait, dans sa main nue, un épais bâton de chêne.

Toute pâle sous les roses de son chapeau de paille, la jeune fille était gantée et balançait l’ombrelle légère qu’elle venait de saisir, pour aller à sa rencontre au pied de la colline, à l’endroit où se dressaient trois grands peupliers, au-dessus du mur d’une vigne.

— Oui, cette affaire l’a tué, répéta-t-il. Il aurait dû vivre de longues années encore. On vit vieux dans notre famille.

Elle était trop émue pour prononcer un mot, et le jeune homme fixait sur l’urne de marbre un regard immobile et insistant, comme s’il avait voulu en graver pour toujours l’image dans son souvenir. C’est seulement lorsqu’il se tourna vers elle en balbutiant : « Je suis venu vers vous… Je suis venu tout de suite vers vous… » sans pouvoir achever sa phrase, qu’elle sentit pleinement la tristesse de cette mort solitaire et douloureuse dans un pays lointain. Il saisit la main de la jeune fille pour la porter à ses lèvres, tandis qu’elle laissait tomber l’ombrelle et caressait sa joue en murmurant : « Mon pauvre ami… » Puis elle essuya ses larmes sous l’auvent arrondi du vaste chapeau de paille, toute petite dans sa robe blanche unie, comme un enfant perdu qui aurait pleuré dans la grandeur déchue du noble vestibule. Le jeune homme, debout près d’elle, était revenu à son immobilité parfaite et à la contemplation de l’urne de marbre.

Un peu plus tard, ils sortirent pour faire une longue promenade, silencieuse jusqu’à cette exclamation de Charles Gould :

— Oui ! Mais si seulement il avait pris la chose par le bon côté !

Ils s’arrêtèrent. Partout, les ombres s’allongeaient sur les collines, sur les routes, sur les oliveraies encloses ; ombres des peupliers, des châtaigniers touffus, des bâtiments de ferme et des murs de pierre ; dans l’air léger, le son grêle et pressé d’une clochette semblait mettre la palpitation du soleil couchant. La jeune fille avait la bouche entrouverte, comme si elle eût été surprise de l’expression insolite du regard de son compagnon. Cette expression, d’ordinaire, était faite d’une approbation attentive et sans réserve. Il se montrait, dans leurs conversations, le plus curieux et le plus déférent des auditeurs, et cette attitude plaisait grandement à la jeune fille. Elle y voyait l’affirmation de sa propre puissance, sans qu’il y perdît rien de sa dignité. Avec ses petits pieds et ses petites mains, avec son frêle visage délicieusement encadré de boucles lourdes, avec sa bouche un peu grande aux lèvres entrouvertes, comme pour exhaler un souffle parfumé de franchise et de générosité, cette petite fille svelte avait le cœur aussi difficile à satisfaire qu’une femme d’expérience. Plus haut que toutes les flatteries et toutes les promesses, elle prisait sa fierté dans l’homme de son choix. Mais, en ce moment, Charles Gould ne la regardait pas du tout. Il avait l’expression tendue et vague de l’homme qui, de propos délibéré, regarde dans le vide, par-dessus la tête d’une femme aimée.

— Oui ! oui ! Tout cela était inique ; on a empoisonné la vie du pauvre homme. Oh ! pourquoi n’a-t-il pas voulu me laisser retourner vers lui ? À l’avenir, il faudra que je m’attelle à cette besogne-là !

Il avait prononcé ces mots avec une assurance parfaite, mais son regard tomba sur la jeune fille, et il se sentit aussitôt conquis par l’incertitude et la peur.

La seule chose qu’il voulût savoir maintenant, c’était si elle l’aimait assez… si elle aurait le courage de le suivre si loin… Il lui posa ces questions d’une voix tremblante d’anxiété, car c’était un homme de décision.

Oui ! elle l’aimait assez ! Oui !… elle le suivrait… Et aussitôt, la future hôtesse des Européens de Sulaco sentit le sol se dérober sous ses pieds. Tout s’évanouit, même le son de la cloche. Et pourtant, quand elle se retrouva d’aplomb, la cloche sonnait toujours dans la vallée. Un peu haletante, elle porta la main à ses cheveux, avec un regard furtif sur le sentier pierreux dont la solitude la rassura. Charles avait mis un pied dans le ruisseau desséché, pour ramasser l’ombrelle ouverte, tombée loin d’eux dans la poussière avec un bruit martial de baguettes de tambour. Il la lui tendit gravement, avec une mine légèrement confuse.

Elle glissa sa main sous le bras du jeune homme et ils revinrent sur leurs pas. Les premiers mots qu’il prononça furent ceux-ci :

— Il est heureux que nous puissions nous installer dans une ville de la côte. Vous avez entendu prononcer ce nom de Sulaco. Je suis content que mon père y ait fait l’acquisition, voici déjà longtemps, d’une belle maison, pour qu’il y eût toujours une maison Gould dans la capitale de l’ancienne Province Occidentale. J’y ai habité toute une année avec ma chère mère, dans mon enfance, pendant un voyage de mon père aux États-Unis. Vous serez la nouvelle maîtresse de la Casa Gould.

Et un peu plus tard, dans le coin habité du palazzo qui dominait les vignes, les collines de marbre, les pins et les oliviers de Lucques, il dit encore :

— Le nom de Gould fut toujours en honneur à Sulaco. Mon oncle Harry, chef de l’État pendant un certain temps, a laissé un nom respecté entre tous ceux des premières familles. J’entends par là les pures familles créoles, qui ne prennent aucune part à la misérable farce des gouvernements. Mon oncle Harry n’avait rien d’un aventurier ; les Gould du Costaguana ne sont pas des aventuriers. Il aimait le pays où il était né, mais n’en restait pas moins, par ses idées, essentiellement anglais. Il s’était rallié à la formule de l’époque, où l’on ne parlait que de fédération, mais n’était pas, pour cela, un politicien. Il s’était simplement mis au service de l’ordre social, par amour d’une liberté raisonnable, et par haine de toutes les tyrannies. Sans se payer de mots, il s’attachait à l’œuvre qui lui paraissait juste, comme je sens s’imposer à moi la nécessité de prendre en main cette mine.

Ainsi parlait-il à la jeune fille, parce que sa mémoire était peuplée de souvenirs d’enfance, son cœur plein de l’espoir d’une vie vécue à côté d’elle, et son esprit absorbé par la Concession de San-Tomé. Il ajouta qu’il allait la quitter quelques jours, pour se mettre en quête d’un Américain de San Francisco, qui devait être encore en Europe. Il avait fait sa connaissance, quelques mois auparavant, dans une vieille ville historique d’Allemagne, située au centre d’un district minier. L’Américain avait sa famille avec lui, mais se sentait un peu abandonné par les dames, qui passaient leurs journées à dessiner les anciennes portes et les tourelles des maisons médiévales. Aussi était-il devenu, en de commîmes explorations de mines, un inséparable compagnon pour Charles Gould. Cet homme s’intéressait aux entreprises minières, connaissait un peu le Costaguana, et avait entendu parler des Gould. Leurs rapports avaient eu toute l’intimité que permettait la différence de leurs âges, et Charles Gould voulait retrouver maintenant ce capitaliste d’esprit avisé et d’abord facile. La fortune paternelle au Costaguana, qu’il avait supposée considérable encore, semblait avoir fondu dans le creuset scélérat des révolutions. Il ne restait guère au jeune homme, outre quelque dix mille livres déposées en Angleterre, que la maison de Sulaco, une vague concession forestière dans un district sauvage et lointain, et cette mine de San-Tomé, dont la hantise avait conduit son pauvre père au tombeau.

Il expliquait tout cela à sa fiancée. L’heure était avancée lorsqu’il la quitta. Jamais elle ne lui avait donné une telle impression de charme séducteur. L’ardente curiosité de la jeunesse pour une vie nouvelle, pour les lointains pays, pour un avenir parfumé d’aventures et de luttes, une pensée subtile aussi de réparation et de victoire l’avaient emplie d’une animation joyeuse, qui valait à son compagnon un redoublement d’exquise tendresse.

Il la quitta pour redescendre la colline, et dès qu’il fut seul, il se retrouva l’âme lourde. L’irréparable transformation que la mort apporte au cours de nos pensées quotidiennes, met au cœur une inquiétude poignante et vague. Charles Gould souffrait de songer que jamais, désormais, il ne pourrait penser à son père comme il avait pensé à lui jusque-là. Il ne pouvait déjà plus évoquer son image vivante. La pensée de cette situation, qui affectait si vivement sa propre personne, emplissait son cœur d’un désir douloureux et courroucé d’action. En cela, d’ailleurs, son instinct ne le trompait pas. L’activité est la plus grande consolatrice, l’ennemie des rêveries vagues et la mère des illusions flatteuses. C’est elle seule qui nous donne une sensation d’empire sur la Destinée. Et pour lui, la mine était manifestement le champ d’action nécessaire. Seulement, il fallait trouver le moyen d’aller à l’encontre de la volonté solennelle du mort. Charles Gould se décida résolument à rendre sa désobéissance aussi complète que possible, pour en faire une sorte de réparation à l’égard du défunt. La mine avait été la cause d’un absurde désastre moral ; il fallait faire de son exploitation un succès sérieux et moralisateur. Il devait cela à la mémoire de son père.

Telles étaient, au sens propre du mot, les émotions de Charles Gould. Il songeait aux moyens de trouver, à San Francisco ou autre part, des capitaux importants. D’ailleurs, se disait-il incidemment, la volonté des morts était, de façon générale, un guide infidèle. Un mourant saurait-il prévoir les changements prodigieux qu’une seule mort peut entraîner dans l’aspect même du monde ?


La dernière phase de l’histoire de la mine, madame Gould la connaissait par expérience. C’était l’histoire même de la vie conjugale. Le manteau de la situation héréditaire des Gould à Sulaco avait amplement couvert sa petite personne, mais elle n’entendait pas laisser étouffer, sous le poids de cet étrange vêtement, la vivacité d’un caractère qui n’était pas seulement la marque d’une gaieté juvénile, mais aussi d’une intelligence ardente. L’intelligence de doña Emilia n’avait rien de masculin. Un esprit viril n’est point, chez une femme, la marque d’une essence supérieure, mais en fait un être imparfaitement différencié, d’un intérêt stérile et médiocre. L’intelligence toute féminine de doña Emilia lui facilita la conquête de Sulaco, en éclaira le chemin pour sa générosité et sa douceur. Elle savait causer de façon charmante, mais n’était pas bavarde. La sagesse du cœur, qui ne s’occupe ni d’édifier, ni de détruire des théories, non plus que de combattre pour des préjugés, sait éviter les paroles oiseuses. Ses pensées ont la valeur d’actes de probité, de tolérance et de compassion. La véritable tendresse d’une femme, comme la virilité d’un homme, se manifeste par une sorte de conquête continuelle. Les dames de Sulaco adoraient madame Gould.

— Elles me considèrent encore un peu comme un phénomène, disait en souriant madame Gould, à l’un des hôtes de San Francisco qu’elle avait dû recevoir chez elle, un an environ après son mariage.

Ils étaient trois, les premiers visiteurs venus de l’étranger pour visiter l’exploitation. Ils avaient trouvé chez madame Gould un enjouement très aimable, et chez son mari, une connaissance parfaite de son métier, en même temps qu’une énergie peu commune. Cette constatation les disposait en faveur de la jeune femme. L’enthousiasme non déguisé, mêlé d’une pointe d’ironie, avec lequel elle parlait de la mine, séduisait fort ses hôtes et amenait sur leurs lèvres des sourires graves et indulgents, où il y avait aussi beaucoup de déférence. Peut-être, s’ils avaient deviné la part d’idéalisme qui entrait dans le désir de succès de la jeune femme, auraient-ils été aussi stupéfaits de son état d’esprit, que pouvaient l’être, de son inlassable activité physique, les dames hispano-américaines. Pour ces messieurs aussi, elle aurait été « un peu phénomène », comme elle disait. Mais comme les Gould formaient un couple essentiellement discret, leurs hôtes les quittèrent sans soupçonner chez eux d’autres mobiles, dans l’exploitation de leur mine, qu’un simple désir de bénéfices.

Madame Gould avait donné aux visiteurs sa voiture à mules blanches pour les conduire au port, d’où la Cérès devait les emmener vers l’Olympe des ploutocrates, et le capitaine Mitchell avait saisi l’occasion des adieux pour murmurer, sur un ton de mystère : Voici qui marque une époque.

Madame Gould adorait le patio de sa maison espagnole. Au-dessus du large escalier de pierre, une niche creusée dans le mur abritait une Madone de plâtre, silencieuse sous ses voiles bleus et tenant dans ses bras l’Enfant Jésus couronné. De la cour dallée montaient, aux premières heures du matin, des bruits de voix étouffés, mêlés au piétinement des chevaux et des mules que l’on menait boire par couples à la citerne. Une touffe de bambous penchait au-dessus de la mare carrée les pointes effilées de ses feuilles, et le gros cocher, tout emmitouflé, restait paresseusement assis sur le bord, tenant à la main l’extrémité des longes. Par les portes basses et sombres sortaient des domestiques qui allaient et venaient nu pieds dans la cour, deux blanchisseuses avec leur panier de linge, la boulangère portant sur un plateau le pain du jour, Léonarda, la camériste de madame Gould, qui levait très haut, au-dessus de ses cheveux d’ébène, un paquet de jupons amidonnés, éblouissants sous l’éclat du soleil. Puis le vieux portier venait en clopinant balayer les dalles, et la maison était prête pour la journée. Sur trois côtés de la cour, les hautes pièces, qui s’ouvraient les unes dans les autres, prenaient jour aussi sur le corredor, galerie à rampe de fer forgé et à bordure de fleurs, d’où madame Gould pouvait, comme une châtelaine du Moyen Age, présider au départ ou à l’arrivée des hôtes, allées et venues qui prenaient, sous l’arche sonore formant l’entrée de la maison, un air de solennité.

Elle avait assisté au départ de la voiture qui emmenait au port les trois étrangers. Elle sourit ; trois bras se levèrent simultanément vers trois chapeaux. Le capitaine Mitchell, qui accompagnait ces messieurs, avait déjà commencé un discours pompeux. Et la jeune femme s’attardait dans la longue galerie, approchant çà et là son visage d’un bouquet de fleurs, comme pour mettre ses pensées au rythme ralenti de ses pas.

Un hamac à franges d’Aroa, gaiement orné de plumes de couleur, pendait dans un coin judicieusement choisi, au soleil levant, car les matinées sont fraîches à Sulaco. Les lourdes masses de flor de noche buena éclataient devant les portes vitrées des salons d’apparat. Un gros perroquet vert, brillant comme une émeraude dans sa cage qui paraissait tout en or, criait comme un forcené : « Viva Costaguana », puis appelait d’une voix flûtée, à l’imitation de sa maîtresse : « Léonarda ! Léonarda ! », pour retomber soudain au silence et à l’immobilité. Arrivée au bout de la galerie, madame Gould jeta, par la porte ouverte, un regard dans la chambre de son mari.

Le pied posé sur un tabouret de bois, Charles Gould bouclait déjà ses éperons, pour retourner au plus vite à la mine. Sans entrer, madame Gould laissait errer ses regards sur les murs. À côté d’une grande bibliothèque à portes vitrées, remplie de livres, un autre meuble, dépourvu de rayons et doublé de serge rouge, contenait des armes à feu soigneusement rangées : carabines Winchester, revolvers, deux fusils de chasse, des pistolets d’arçon à double canon. Au milieu de ces armes pendait seul, en évidence sur une bande de velours écarlate, un vieux sabre de cavalerie qui avait appartenu à don Enrique Gould, le héros de la province occidentale, et qu’avait rendu à la famille don José Avellanos, son ami de tout temps.

En dehors de ces deux meubles et d’une aquarelle, œuvre de madame Gould, représentant la montagne de San-Tomé, les murs de plâtre étaient complètement nus. Mais, au centre de la pièce, reposaient, sur le sol carrelé de rouge, deux grandes tables, couvertes d’une litière de plans et de papiers, et une vitrine contenant des spécimens du minerai de la Concession Gould. Tout en contemplant ce cadre familier, madame Gould exprima à haute voix son étonnement de l’impatience inquiète que lui avaient causé les discussions de leurs hôtes ; elle s’irritait d’entendre ces hommes riches et entreprenants parler de l’avenir, des moyens d’exploitation, de la sécurité de la mine alors qu’avec son mari elle en pouvait causer pendant des heures, sans sentir diminuer jamais son intérêt et son plaisir.

Et baissant les yeux avec coquetterie, elle demanda :

— Et vous, Charley, que pensez-vous de tout cela ?

Surprise du silence qui accueillait ces paroles, elle releva ses yeux très ouverts et jolis comme des fleurs claires. Charles avait fini d’ajuster ses éperons et, debout maintenant sur ses longues jambes, il tirait à deux mains les pointes de ses moustaches, en laissant tomber, sur la jeune femme, un regard d’admiration manifeste. La sensation de ce regard d’appréciateur fut très douce à madame Gould.

— Ce sont des hommes considérables, fit-il.

— Je le sais bien ! Mais avez-vous entendu leurs conversations ? On dirait qu’ils n’ont rien compris de tout ce qu’ils ont vu ici !

— Ils ont vu la mine, et là, au moins, ils ont compris ce qu’il fallait, répondit M. Gould, prenant la défense de ses hôtes. Puis la jeune femme fit allusion au plus puissant de ces hommes, au porteur de l’un des plus grands noms de la finance et de l’industrie, familier à des millions de ses contemporains, à un homme si considérable enfin que seule avait pu le décider à s’éloigner autant de son centre d’action, l’insistance des médecins, doublée de menaces voilées, pour qu’il prît un long congé.

— M. Holroyd, poursuivit-elle, s’est montré offusqué et blessé dans ses convictions religieuses par les statues habillées qu’il a vues dans la cathédrale. Il déplorait le mauvais goût de ce culte du bois et du clinquant, comme il l’appelait. Mais il m’a paru considérer son Dieu à lui comme une sorte d’associé influent, à qui il abandonne sa part de bénéfices sous forme d’églises nouvelles. N’est-ce pas encore une forme d’idolâtrie ? Il m’a dit qu’il dotait des églises tous les ans, Charley !

— Oh oui ! Il en a fait bâtir d’innombrables, répondit M. Gould en admirant, dans son for intérieur, la mobilité des traits de la jeune femme. De tous les côtés… Cette munificence l’a rendu célèbre.

— Oh ! il ne s’est vanté de rien ! fit madame Gould avec un scrupule de justice. Je crois que c’est vraiment un brave homme ; mais il a l’esprit si étroit ! Un pauvre Indien, qui vient offrir un bras ou une jambe d’argent, pour remercier son Dieu d’une guérison obtenue, agit avec autant de raison et de façon plus touchante.

— Il est à la tête de formidables affaires d’argent et de cuivre, fit remarquer Charles Gould.

— C’est bien cela ! La religion de l’argent et du fer ! Il s’est montré d’ailleurs très aimable, malgré son air de gêne austère lorsqu’il a vu pour la première fois la Madone de notre escalier, cette idole de bois peint ; il ne m’a pourtant fait aucune remarque. Mon cher Charley, j’ai entendu ces messieurs causer entre eux. Est-il possible qu’ils ambitionnent réellement, pour un énorme bénéfice, de se faire les esclaves du monde entier, de puiser l’eau et fendre le bois pour toutes les nations ?

— Il faut bien travailler pour quelque chose, fit M. Gould, d’un ton rêveur.

La jeune femme fronça les sourcils, en regardant son mari, de la tête aux pieds. Ses culottes de cheval, ses guêtres de cuir (article nouveau au Costaguana), son habit Norfolk de flanelle grise et ses longues moustaches de feu lui donnaient un air d’ancien officier de cavalerie, mué en gentilhomme campagnard. Et ces deux aspects plaisaient à madame Gould. Comme il a maigri, le pauvre garçon ! se disait-elle. Il se surmène. Mais du visage ardent, net et coloré, de la longue silhouette mince, se dégageait, sans aucun doute, un air de race et de distinction. L’expression de la jeune femme s’adoucit.

— Je me demandais seulement ce que vous pensiez, murmura-t-elle.

En fait, Charles Gould avait, au cours de ces derniers jours, dû trop réfléchir avant de dire un mot, pour faire très attention à ses propres sentiments. Mais si parfaite était l’union de ces deux êtres, qu’il n’eut aucune peine à trouver sa réponse :

— C’est en vous que reposent les meilleures de mes pensées, ma chérie, fit-il doucement. Et il y avait une sincérité profonde dans cette phrase obscure, car il éprouvait pour sa femme, à cet instant, un redoublement de tendresse et de gratitude.

La réponse ne parut pas du tout obscure à madame Gould, qui rougit légèrement, tandis que son mari poursuivait, sur un ton différent :

— Il y a cependant des faits positifs. La valeur de la mine, en tant que mine, est incontestable. Elle nous rendra très riches. Son exploitation est seulement une question de connaissances techniques que je possède, comme les possèdent aussi bien dix mille autres ingénieurs. Mais sa sûreté, sa durée comme entreprise, les bénéfices qu’elle doit assurer aux commanditaires, aux étrangers, en somme, qui m’apportent leur argent, tout cela repose entièrement sur moi. J’ai inspiré confiance à un homme qui détient fortune et influence. Vous trouvez cela tout à fait naturel, n’est-ce pas ? Mais moi, je n’en dis pas autant et je me demande pourquoi il en est ainsi. Le fait est là, pourtant, et ce fait rend tout possible, car, autrement, je n’aurais jamais osé aller à l’encontre du désir paternel. Jamais je n’aurais disposé de cette concession, comme un spéculateur cède son droit à une société, contre des parts et de l’argent comptant, pour s’enrichir si possible dans l’avenir, et mettre en tout cas, sans tarder, une somme dans sa poche. Non ! Quand même j’aurais pu le faire, ce dont je doute, je ne l’aurais pas fait ! C’est ce que mon pauvre père n’avait pas compris. Il craignait que je m’attache à cette pauvre affaire en ruine et que je gâche misérablement ma vie, dans l’attente d’une occasion de ce genre. Telle était la vraie raison de son interdiction, à laquelle nous avons délibérément passé outre.

Ils arpentaient la galerie. La tête de la jeune femme arrivait à la hauteur de l’épaule de Charles, qui avait passé un bras autour de sa taille. Ses éperons faisaient entendre un léger cliquetis.

— Il ne m’avait pas vu depuis dix ans. Il ne me connaissait pas. Il s’était séparé de moi pour mon bien et ne voulait pas me laisser revenir. Il me disait, dans chacune de ses lettres, son désir de quitter le Costaguana, de tout abandonner, de fuir pour toujours. Mais il représentait un trop précieux otage ! Au moindre soupçon, on l’aurait jeté en prison.

Les éperons sonnaient dans le silence, et il se penchait légèrement vers sa femme. Le gros perroquet, la tête de côté, les suivait de son œil rond et fixe.

— Il vivait très isolé. Dès ma dixième année, il me parlait comme à un homme. Quand j’étais en Europe, il m’écrivait tous les mois : c’est dix ou douze pages chaque fois qu’il m’a écrites pendant dix ans. Et, en somme, il ne me connaissait pas. Songez un peu ! Dix ans de séparation… Ces dix années qui ont fait de moi un homme. Il ne pouvait pas me connaître, n’est-ce pas ?

Madame Gould fit le signe de dénégation qu’attendait son mari et qui semblait commandé par la force de ses arguments. Mais ce que signifiait en réalité son hochement de tête, c’est que nul être au monde, sauf elle, n’eût pu connaître son Charles pour ce qu’il était réellement. C’était impossible, cela tombait sous le sens : pourquoi donc en parler ? D’ailleurs, le pauvre M. Gould, mort trop tôt pour apprendre même leurs fiançailles, restait, à ses yeux, une image trop confuse pour qu’elle pût lui attribuer le moindre jugement.

— Non ! Il ne comprenait pas. À mon sens, cette mine n’a jamais pu être une chose à vendre. Jamais ! Après toutes les misères qu’elle lui a causées, je n’aurais jamais rêvé d’y toucher pour une simple question d’argent, poursuivit Charles Gould, tandis que sa femme appuyait, en manière d’approbation, sa tête contre son épaule.

Ces deux jeunes gens se représentaient l’existence si lamentablement terminée, à l’heure même où leurs vies s’étaient jointes, dans la splendeur et les promesses de cet amour qui apparaît, aux meilleurs esprits, comme le triomphe du bien sur tout le mal de notre terre. C’est sur une confuse idée de réhabilitation qu’ils avaient construit leur bonheur. Le vague même de cette idée, que n’étayait aucun argument de raison, la rendait plus solide. Elle s’était imposée à leur esprit, au moment précis où le dévouement instinctif de la femme et l’activité de l’homme trouvent dans la plus vivace des illusions leur impulsion la plus vigoureuse. L’interdiction paternelle même leur imposait la nécessité du succès. Ils étaient moralement tenus de justifier la claire et joyeuse vision de la vie qu’ils avaient opposée aux cauchemars funestes de la lassitude et du désespoir. Si l’idée de richesse effleurait jamais leur esprit, ce n’était que comme le signe de ce succès. Orpheline et sans fortune, depuis sa tendre enfance, élevée dans une atmosphère purement intellectuelle, madame Gould n’avait jamais attaché son esprit aux rêves d’une richesse qui paraissait trop incertaine et qu’elle n’avait jamais appris à souhaiter. Elle n’avait jamais connu, non plus, la véritable gêne. La pauvreté même de sa tante, la marquise, n’avait rien d’intolérable pour un esprit raffiné. Elle paraissait en harmonie avec la douleur de son veuvage et avait l’austérité d’un sacrifice offert à un noble idéal. Il n’y avait donc pas trace d’une préoccupation matérielle, même légitime, dans l’esprit de madame Gould. Ce qu’elle voulait, c’est que fût réfutée l’erreur du défunt, auquel elle pensait avec quelque tendresse (comme au père de Charley), et avec quelque impatience, à cause de sa faiblesse. Il le fallait, pour que leur prospérité restât sans souillure et gardât la pureté de leur unique et immatériel idéal.

Charles Gould, de son côté, bien qu’il fût obligé de tenir compte de l’argent, ne le considérait que comme moyen, non comme fin. À moins que la mine ne fût une bonne affaire, il ne fallait pas s’en occuper. Et c’était ce côté de la question qu’il avait à faire valoir. C’était son levier pour mettre en branle les capitalistes. Charles Gould croyait à sa mine ; il en connaissait tout ce que l’on en pouvait connaître, et sa conviction, sans être servie par une grande éloquence, était communicative, car les hommes d’affaires ont souvent une imagination aussi ardente que les amoureux. Ils sont, beaucoup plus fréquemment qu’on ne se le figure en général, entraînés par une influence personnelle, et la confiance de Charles Gould était absolument convaincante. D’ailleurs, les gens auxquels il s’adressait n’ignoraient pas qu’au Costaguana le jeu d’une exploitation minière peut valoir beaucoup plus que la chandelle. Les hommes d’affaires savaient bien que la vraie difficulté n’était pas d’ordre matériel, et cette difficulté paraissait moins redoutable à ceux qui avaient entendu le ton d’implacable et froide résolution de Charles Gould. Les hommes d’affaires se laissent parfois guider par des considérations qui paraîtraient absurdes au jugement commun du monde et semblent souvent décidés par des impulsions purement morales.

— Très bien, avait dit le gros personnage à qui Charles Gould, lors de son passage à San Francisco, venait d’exposer avec lucidité son point de vue ; supposons que la mine de Sulaco soit mise en exploitation. Il y a à tenir compte, d’abord, de la maison Holroyd : c’est parfait ; puis de M. Charles Gould, citoyen de Costaguana, ce qui est encore parfait… et enfin du gouvernement de la République. Jusqu’ici, l’affaire rappelle la première exploitation des champs de nitrate d’Atacama, dont s’occupaient aussi un établissement financier, un gentleman nommé Edwards et… un gouvernement, ou plutôt deux gouvernements, deux gouvernements sud-américains. Et vous savez ce qui en résulta. Une guerre, une guerre prolongée et dévastatrice, M. Gould. Du moins avons-nous la chance, dans le cas présent, de ne trouver en face de nous, pour réclamer sa part du butin, qu’un seul gouvernement sud-américain. C’est un avantage ; mais il y a des degrés dans le mal, et ce gouvernement est le gouvernement du Costaguana.

Ainsi parlait le grand personnage, le millionnaire dont les dotations d’églises étaient proportionnées à l’immensité de son pays natal, le malade à qui les médecins adressaient, à mots couverts, leurs terribles menaces. C’était un homme aux membres robustes et au ton pondéré, dont la solide corpulence prêtait à la redingote à revers de soie un air de dignité parfaite. Avec ses cheveux gris de fer et ses sourcils encore noirs, il avait le profil lourd d’une tête de César sur une vieille monnaie romaine. Il y avait, parmi ses ancêtres, des Allemands, des Écossais et des Anglais ; mais des traces de sang danois et français lui valaient à côté d’un tempérament de puritain, une imagination ardente de conquérant. Il sortait, pour Charles Gould, de son habituelle réserve, à cause de la chaleureuse lettre d’introduction qu’il avait apportée d’Europe, et plus encore peut-être en raison de son goût instinctif pour la fermeté et la décision, partout où il les rencontrait et quelque but qu’elles poursuivissent.

— Le gouvernement du Costaguana jouera son jeu jusqu’au bout, ne l’oubliez pas, monsieur Gould. Et qu’est-ce que c’est que le Costaguana ? Le gouffre sans fond où s’engloutissent les emprunts à 10 pour 100 et les autres placements imbéciles. L’Europe y a jeté ses capitaux à deux mains, pendant des années. Nous n’en avons pas fait autant. Nous savons, dans ce pays, rester à l’abri quand il pleut. Bien entendu, nous interviendrons un jour : il le faudra. Mais rien ne nous presse. Le temps lui-même travaille pour le plus grand pays du monde. C’est nous qui donnerons partout le mot d’ordre, dans l’industrie, le commerce, la loi, le journalisme, l’art et la religion, depuis le cap Horn jusqu’au détroit de Smith, et plus loin même, si nous trouvons au pôle Nord une affaire intéressante. Alors nous pourrons nous occuper à loisir des îles lointaines et des autres continents. Nous mènerons, bon gré, mal gré, les affaires du monde. Le monde n’y peut rien… ni nous non plus, peut-être !

Il exprimait ainsi sa foi dans l’avenir avec des paroles adaptées à son intelligence, inhabile à l’exposition des idées générales. Son esprit se nourrissait de faits positifs, et Charles Gould, dont l’unique fait de la mine d’argent avait toujours guidé l’imagination, n’aurait su faire aucune objection à cette théorie de l’avenir du monde. Ce qui avait pu le dépiter un instant, c’était le néant auquel le développement de pensées semblables paraissait réduire ses propres projets. Lui-même et ses idées, comme toutes les richesses souterraines de la Province Occidentale, semblaient tout à coup dénués de la plus minime importance. Sensation déplaisante, certes, mais insuffisante à décourager Charles Gould. Il avait conscience de produire sur son hôte une impression favorable, et cette sensation amenait sur ses lèvres un vague sourire, où son interlocuteur crut voir une marque d’approbation et d’admiration discrète. Il sourit légèrement à son tour, et Charles Gould, avec la souplesse d’esprit habituelle aux hommes qui défendent une cause très chère, se dit aussitôt que l’insignifiance même de son but lui vaudrait le succès. On l’accepterait, avec sa mine, en raison même de leur faible valeur, à côté des desseins de prodigieux avenir que contemplait le grand homme. Cette considération n’humiliait d’ailleurs aucunement Charles Gould, pour qui l’affaire gardait toute son importance. Les plus vastes conceptions d’avenir d’un autre homme n’auraient su toucher à sa volonté de réhabiliter la mine de San-Tomé. La précision même de ce but nettement défini et facile à atteindre dans un temps limité, lui fit, pendant un instant, considérer son hôte comme un idéaliste rêveur et sans importance.

Imposant et pensif, le grand homme posait sur Charles Gould un regard bienveillant. Il rompit le silence pour faire observer que les concessions pleuvaient au Costaguana : le premier imbécile venu, qui voulait apporter son argent, en décrochait une sans coup férir.

— Et c’est avec cela que l’on ferme la bouche à nos consuls ! poursuivit-il avec un éclair de dégoût dans les yeux. Mais il retrouva bien vite son impassibilité : « Voyez-vous, un homme intègre et consciencieux, qui ne cherche pas les pots-de-vin et se tient à l’écart des conspirations, des intrigues et des factions, reçoit bien vite ses passeports. Persona non grata : comprenez-vous, monsieur Gould ? C’est ce qui empêche toujours notre gouvernement d’être bien informé. Il ne faudrait pourtant pas laisser l’Europe envahir ce continent, mais le temps de notre intervention ne me paraît pas encore venu. D’ailleurs, nous deux ici, nous ne sommes ni le gouvernement de ce pays, ni des pauvres d’esprit. Votre affaire paraît bonne. Reste la question de savoir si le second des associés — vous en l’espèce — sera de taille à tenir tête au troisième et malencontreux partenaire, représenté par quelqu’une des hautes et puissantes bandes de voleurs qui détiennent le gouvernement du Costaguana. Qu’en dites-vous, hein ! Monsieur Gould ?

Il se pencha pour planter son regard dans les yeux de son interlocuteur. Le jeune homme ne sourcilla point : le souvenir de la boîte pleine des lettres paternelles prêta au ton de sa réponse le mépris et l’amertume accumulés depuis des années.

— Pour ce qui est de connaître ces gens-là, avec leurs méthodes et leur politique, je puis répondre de moi-même. J’ai été bourré de ces notions depuis mon enfance. Ce n’est point un excès d’optimisme qui risque de me faire commettre des fautes !

— Je le crois ! C’est parfait. Du tact et une lèvre roide, voilà ce qu’il vous faudra. Et puis vous pourrez un peu aussi jouer de la puissance de vos associés. Pas trop cependant. Nous marcherons avec vous tant que tout ira bien. Mais nous ne nous laisserons pas entraîner dans des aventures. Telle est l’expérience que je consens à tenter. Il y a des risques, et nous les courrons ; si vous ne pouvez pas tenir le coup, nous payerons les pertes, cela va sans dire… mais nous lâcherons l’affaire. La mine peut attendre ; elle a déjà été fermée, n’est-ce pas ? Comprenez bien que, sous aucun prétexte, nous n’engagerons des sommes nouvelles pour courir après de l’argent perdu.

Ainsi avait parlé, dans son bureau, le grand homme à qui tant d’autres hommes — considérables eux-mêmes aux yeux du vulgaire — obéissaient avec empressement sur un signe de sa main. Et, un peu plus d’un an après, il avait, au cours de sa visite inopinée à Sulaco, accentué encore son ton d’intransigeance, avec la liberté qu’autorisaient sa richesse et son influence. Ce qu’il faisait peut-être avec d’autant moins de réserve qu’il s’était convaincu, à voir les travaux déjà en cours, et plus encore les démarches successives de Charles Gould, de la parfaite capacité du jeune homme à tenir sa place.

— Ce garçon-là, se disait-il, peut devenir une véritable puissance dans ce pays.

Et cette pensée le flattait, car il n’avait pu, jusqu’ici, donner à ses intimes que peu de renseignements sur le compte de son protégé.

— Mon beau-frère, racontait-il, l’a rencontré dans une de ces villes allemandes vieillottes, près d’un centre minier, et me l’a adressé avec une lettre d’introduction. C’est un des Gould du Costaguana, de pure souche anglaise, bien que né dans le pays. Son oncle, qui s’était laissé entraîner dans la politique, fut le dernier Président Provincial de Sulaco ; on le fusilla après une bataille. Son père, gros négociant de Santa Marta, avait voulu se tenir à l’écart de la politique : il est mort ruiné, après dix révolutions. Et voilà, en deux mots, toute l’histoire du Costaguana !

Les intimes eux-mêmes ne se seraient, bien entendu, pas hasardés à interroger sur ses mobiles un homme de cette importance. Le monde extérieur n’était admis qu’à chercher respectueusement le sens caché de ses actions. Chez ce grand homme, la prodigalité à l’égard « de la plus pure forme du Christianisme » (dont la naïve manifestation sous forme de dotations d’églises faisait sourire madame Gould) passait auprès de ses concitoyens pour la marque d’un esprit humble et pieux. Mais, dans son monde de financiers, le respect qu’il inspirait se teintait d’une nuance d’ironie discrète, lorsqu’on le voyait prêter son appui à une entreprise comme celle de la San-Tomé. C’était un caprice de grand homme ! Dans l’immense bâtisse de la maison Holroyd (énorme pile de fer, de moellons et de verre, à cheval sur deux rues et surmontée d’un inextricable réseau de fils aériens) les chefs des principaux services s’avouaient, avec un sourire amusé, qu’ils n’étaient pas initiés aux secrets de la San-Tomé. Le courrier du Costaguana (toujours peu important et composé d’une seule grosse enveloppe) était porté tout droit et sans être ouvert au bureau directorial, d’où nul ordre concernant la mine de San-Tomé n’était jamais sorti ; on chuchotait dans la maison que le patron envoyait lui-même des instructions écrites de sa propre main, avec plume et encre, et prenait, sans doute, copie de sa lettre sur son cahier personnel, inaccessible aux yeux profanes. Des jeunes gens dédaigneux, rouages insignifiants de cette énorme machine à brasser l’argent, minuscules personnages dans cette usine de grandes affaires haute de onze étages, exprimaient franchement leur opinion sur le grand chef : il avait fini par faire une sottise et avait honte de sa folie. D’autres employés, tout aussi insignifiants, mais plus âgés, et remplis d’un respect exalté pour la maison qui avait dévoré leurs meilleures années, murmuraient d’un air sagace et important que ce mystère était un symptôme grave : la maison Holroyd allait, un de ces jours, mettre la main sur toute la République du Costaguana, avec ses mines, ses marchandises et toutes ses richesses. Mais, en somme, il ne fallait voir, dans toute cette affaire, qu’une fantaisie du grand homme. Il prenait tant d’intérêt à surveiller lui-même le développement de la mine qu’il s’était laissé entraîner à lui consacrer le premier congé sérieux qu’il se fût accordé depuis des années sans nombre. Dans ce cas-là, il ne s’agissait pas de lancer une grande entreprise, une administration de chemins de fer ou un groupe d’industriels : il lançait un homme ! Il eût été fort heureux d’enregistrer un succès sur ce terrain nouveau et délassant, mais il ne se sentait pas moins tenu à renoncer à cette fantaisie si ses espoirs étaient déçus. On peut toujours jeter un homme par-dessus bord ! Malheureusement, les journaux avaient trompetté dans tout le pays la nouvelle de son voyage au Costaguana. S’il était satisfait de voir Charles Gould se tirer d’affaire, il mettait une nuance nouvelle de rudesse dans ses promesses d’appui. Au cours même de leur dernière conversation, une demi-heure avant de quitter le patio, le chapeau à la main, emporté par les mules blanches de madame Gould, il avait dit à Charles, dans sa chambre :

— Allez toujours de l’avant, à votre façon, et je saurai vous aider tant que vous tiendrez bon. Mais souvenez-vous que, dans un cas donné, nous n’hésiterons pas à vous lâcher à temps.

Ce à quoi Charles Gould s’était contenté de répondre :

— Vous pouvez commencer à envoyer les machines, dès que vous voudrez.

Et le grand homme avait goûté cette imperturbable assurance. La vérité, c’est que la netteté de ces conditions convenait parfaitement à l’esprit de Charles Gould. La mine gardait ainsi la personnalité dont son imagination d’enfant l’avait dotée, et elle ne dépendait que de lui seul. C’était une affaire sérieuse et il savait, lui aussi, la prendre gravement.

— Bien entendu, disait-il, à propos de cette dernière conversation, à sa femme, dans la galerie qu’ils arpentaient sous l’œil courroucé du perroquet, bien entendu, un homme de cette trempe peut, à sa fantaisie, prendre une affaire en main ou la laisser tomber ; il n’aura pas le sentiment d’un échec. Mais qu’il échoue, qu’il meure même demain, les grosses affaires minières de fer et d’argent resteront intactes, et leur puissance submergera un jour le Costaguana, comme le reste du monde.

Ils s’étaient arrêtés près de la cage. Le perroquet, saisissant au vol le son d’un mot de son vocabulaire, se décida à intervenir ; les perroquets ont des façons très humaines.

— Viva Costaguana ! cria-t-il avec un grand air d’assurance. Puis il hérissa ses plumes, pour prendre, derrière les barreaux brillants de sa cage, un air de somnolence repue.

— Et vous croyez vraiment cela, Charley ? demanda madame Gould. Tout cela me paraît tellement matérialiste, et…

— Que m’importe, ma chérie ? interrompit son mari, d’un ton pondéré. Je me sers de ce que je trouve. Il m’est indifférent que les paroles de cet homme soient la voix du destin ou seulement de la réclame. Il y a toutes sortes d’éloquence dans les deux Amériques, et l’air du Nouveau Continent paraît favorable à l’art de la déclamation. Oubliez-vous notre excellent Avellanos, qui peut pérorer chez nous pendant des heures ?…

— Oh ! c’est tout différent ! protesta madame Gould, d’un ton scandalisé. Elle trouvait l’allusion mal fondée. Don José était un bon vieil ami, qui parlait bien et célébrait avec enthousiasme l’importance de la mine de San-Tomé. Comment pouvez-vous comparer ces deux hommes, Charley ? fit-elle avec reproche. Don José a beaucoup souffert, ce qui ne l’empêche pas d’espérer toujours.

La compétence pratique des hommes qu’elle ne songeait pas à discuter surprenait fort madame Gould, qui les voyait si étrangement bornés en tant de circonstances.

Mais, avec un air de lassitude, qui éveilla aussitôt l’inquiète sympathie de la jeune femme, Charles Gould lui affirma qu’il ne songeait à faire aucune comparaison. Il était américain, après tout, et peut-être aurait-il pu être éloquent lui aussi, s’il avait voulu s’en donner la peine, ajouta-t-il d’un ton dédaigneux. Mais il avait respiré l’air de l’Angleterre plus longtemps qu’aucun des Gould des trois dernières générations, et n’avait pas envie d’essayer. Son père aussi était éloquent, le pauvre homme ! et il demanda à sa femme si elle se rappelait ce passage des lettres paternelles où M. Gould avait crié sa conviction :

— Dieu, disait-il, devait regarder ce pays avec colère, pour ne pas laisser, à travers les nuées, tomber un rayon d’espoir dans la nuit d’intrigues, de sang et de crimes qui planait sur la Perle des Continents.

Madame Gould n’avait pas oublié. — Vous m’avez lu la lettre, Charley, murmura-t-elle. C’était une plainte sinistre ! Quelle tristesse devait ressentir votre père, quand il s’exprimait ainsi !

— Il ne supportait pas de se voir voler. Cela l’exaspérait, dit Charles Gould. Mais l’image dont il usait peut nous servir encore. Ce dont nous avons besoin, c’est de lois solides, d’ordre social, de sécurité, de bonne foi. Il est facile de pérorer sur ces grands mots, mais moi je mets toute ma confiance dans les intérêts matériels. Que ces intérêts matériels soient seulement bien assis, et ils imposeront automatiquement les conditions qui leur permettent seules d’exister. C’est cela qui justifie ici la puissance de l’argent, en face de l’illégalité et du désordre ; cette puissance devient légitime, parce que la sécurité qu’elle réclame pour son développement s’étend aussi aux peuples opprimés. La vraie justice viendra ensuite, et cette attente sera votre rayon d’espoir. Son bras, un instant, serra plus étroitement la taille souple de la jeune femme. Qui sait, ajouta-t-il, si la mine de San-Tomé ne fera pas briller dans la nuit cette lueur, que mon pauvre père désespérait de voir jamais ?

Elle leva vers lui un regard d’admiration. Il comprenait les choses, et il avait su donner une forme ample aux vagues aspirations généreuses qu’elle ressentait.

— Charley, dit-elle, vous êtes magnifiquement désobéissant !

Il la quitta brusquement dans le corredor pour aller chercher son chapeau, un sombrero gris, article du costume national qui se mariait singulièrement bien avec sa tenue anglaise. Il revint, en boutonnant ses gants de peau tannée, une cravache sous le bras ; on pouvait lire sur son visage la fermeté de ses pensées. Sa femme l’attendait au haut de l’escalier, et il termina la conversation avant de lui donner le baiser du départ.

— Ce qu’il nous faut bien comprendre, dit-il, c’est qu’il n’y a plus moyen de reculer. Où pourrions-nous refaire notre vie ? Il faut que nous donnions ici tout ce dont nous serons capables.

Il se pencha tendrement sur le visage levé vers lui. Avec quelque remords aussi. Ce qui faisait la force de Charles Gould, c’est qu’il n’avait pas d’illusions. Pour faire vivre la concession, il fallait ramasser des armes dans la boue d’une corruption si universelle que ce mot finissait par en perdre son sens. Il était prêt à user de ces armes. Mais pendant un instant, il vit la mine d’argent, qui avait tué son père, l’entraîner lui-même plus loin qu’il n’aurait voulu, et avec la logique tortueuse des émotions, il sentit toute la dignité de sa vie liée au succès même de l’entreprise. Il n’y avait plus à reculer.


  1. En français dans le texte.
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