Nostromo/Troisième partie/Chapitre I

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Troisième partie
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Dès que la gabare eut quitté la jetée pour se noyer dans l’ombre du port, les Européens de Sulaco se dispersèrent ; il leur fallait se préparer à l’avènement du régime montériste, qui venait s’imposer à la ville par la voie des montagnes aussi bien que par celle de la mer.

L’embarquement du trésor fut leur dernière besogne commune, leur dernière action concertée. Elle marquait la fin des trois jours de danger, pendant lesquels, à en croire les journaux d’Europe, leur énergie avait préservé la ville des horreurs de la sédition. En arrivant sur le quai, le capitaine Mitchell souhaita bonne nuit à ses compagnons, et retourna sur la jetée dont il se proposait d’arpenter les planches jusqu’à l’arrivée du vapeur d’Esmeralda.

Les ingénieurs du chemin de fer réunirent leurs ouvriers basques et italiens et les conduisirent dans les bâtiments de la gare ; ils laissaient dorénavant ouverte aux quatre vents du ciel la Douane, si âprement défendue pendant les premiers jours de l’émeute. Leurs hommes s’étaient bravement et fidèlement comportés durant les fameux « trois jours » de Sulaco.

Cette fidélité et ce courage s’étaient, à vrai dire, exercés plutôt en faveur de leur salut personnel que pour la défense des intérêts matériels auxquels Charles Gould avait attaché sa foi. Entre les hurlements de la foule, le moindre n’avait pas été le cri de « mort aux étrangers ». Il était heureux pour Sulaco que les rapports eussent été fort tendus dès l’origine entre les travailleurs étrangers et les gens du pays.

Debout sur le seuil de la cuisine de Viola, le docteur Monygham se disait que cette retraite marquait la fin de l’ingérence étrangère ; l’armée des pionniers du progrès laissait le champ libre aux révolutions costaguaniennes.

Des torches d’algarrobe, portées en serre-file de la petite troupe, envoyaient jusqu’à ses narines leur pénétrant arôme. Leur lumière, dansant sur la façade de la maison, faisait ressortir, d’un bout à l’autre du long mur, les lettres noires de l’enseigne Albergo d’Italia Una, et l’éclat vif fit cligner les yeux du docteur.

De jeunes ingénieurs, grands et blonds pour la plupart, dirigeaient la bande des travailleurs sombres et bronzés ; les canons des fusils passés en bandoulière mettaient leur éclair furtif au-dessus de la masse confuse ; les jeunes gens faisaient, en passant, un signe de tête familier à l’adresse du docteur qu’ils connaissaient tous.

Certains se demandaient ce qu’il pouvait faire là. Mais ils poursuivaient leur marche et pressaient leurs hommes le long de la ligne des rails.

— Vous retirez vos hommes du port ? demanda le docteur à l’ingénieur en chef qui avait accompagné jusque-là Charles Gould sur le chemin de la ville, et marchait à côté de son cheval, la main posée sur l’arçon de la selle. Ils venaient de s’arrêter devant la porte ouverte, pour laisser les ouvriers traverser la route.

— Oui, aussi vite que possible. Nous ne sommes pas un parti politique, répondit l’ingénieur d’un ton significatif et nous ne voulons pas donner à nos nouveaux gouvernants une arme contre le chemin de fer. C’est bien votre avis, Gould ?

— Absolument, dit la voix impassible de Charles Gould. Juché sur son cheval, il restait en dehors du halo de lumière projeté sur la route par la porte ouverte.

Dans l’attente de Sotillo d’un côté et de Pedro Montero de l’autre, l’ingénieur en chef avait maintenant pour unique souci d’éviter tout heurt avec l’un ou l’autre. Sulaco, pour lui, ne représentait qu’une station de chemin de fer, des ateliers, de vastes magasins. Le chemin de fer défendait ses propriétés comme il l’avait fait contre la foule, mais au point de vue politique, il restait neutre. L’ingénieur était brave ; il avait porté, en sa qualité même de neutre, des propositions de trêve aux députés Fuentès et Gamacho, qui s’étaient déclarés chefs du parti populaire. Des balles sifflaient encore çà et là, quand il avait traversé la place pour accomplir sa mission, en agitant au-dessus de sa tête une nappe blanche empruntée à la table du Club Amarilla.

Il était assez fier de cet exploit, et réfléchissant que le docteur, empressé tout le jour dans le patio de l’hôtel Gould, auprès des blessés, n’avait pas eu le temps d’apprendre les nouvelles, il se mit à en faire le récit succinct. Il avait fait part aux députés de l’arrivée de Pedro Montero au camp de construction. Le frère du général victorieux, leur avait-il affirmé, pouvait arriver à Sulaco d’un moment à l’autre.

Gamacho, comme on pouvait s’y attendre, avait lancé par la fenêtre la nouvelle à la foule, qui s’était ruée vers Rincon par la route de la Plaine.

Les deux députés eux-mêmes, après avoir serré avec effusion la main de l’ingénieur, avaient sauté en selle pour partir au galop à la rencontre du grand homme.

— J’ai un peu embrouillé les heures, avouait l’ingénieur en chef. Quelque diligence qu’il fasse, il ne pourra guère être ici avant la matinée. Mais j’ai atteint mon but en procurant au parti vaincu quelques heures de répit. Pourtant, je n’ai rien voulu leur dire de Sotillo, de peur qu’ils ne se missent en tête de s’emparer de nouveau du port pour le repousser ou l’accueillir à leur gré. Ils auraient trouvé l’argent de Gould sur lequel se fonde pour l’instant tout l’espoir qui nous reste. Il fallait aussi songer à la fuite de Decoud. Je crois que le chemin de fer a fait pour ses amis tout ce qu’il pouvait faire sans se compromettre irrémédiablement. Maintenant, il n’y a plus qu’à laisser les partis en présence.

— Le Costaguana aux Costaguaniens ! lança le docteur d’un ton sardonique. C’est un beau pays, et ils ont semé une belle moisson de haine, de vengeance, de meurtre et de rapine, ces fils du pays !

— J’en suis un, fit Charles Gould d’une voix calme, et il faut que j’aille veiller sur ma moisson de soucis à moi. Ma femme est partie vers la ville, docteur ?

— Oui. Tout était paisible de ce côté. Madame Gould a emmené les deux fillettes dans sa voiture.

Charles Gould s’éloigna, et l’ingénieur pénétra dans la maison à la suite du médecin.

— Cet homme-là est le calme en personne, fit-il d’un ton admiratif en se laissant tomber sur le banc et en étendant presque jusqu’à la porte des jambes élégantes moulées dans des bas de cycliste. Il faut qu’il soit parfaitement sûr de lui.

— Si c’est tout ce dont il est sûr, il n’est sûr de rien, répondit le docteur, qui s’était juché sur le bout de la table et se caressait la joue avec la paume d’une main, l’autre soutenant son coude. C’est bien la dernière chose dont on puisse être sûr.

La bougie à demi consumée brûlait haut ; sa mèche, trop longue, éclairait confusément, par en dessous, le visage incliné du docteur Monygham, dont l’expression durcie par les cicatrices rétractées des joues, prenait un aspect étrange et disait un douloureux excès d’amertume. Dans cette posture, il paraissait méditer sur des sujets sinistres. L’ingénieur en chef le regarda un instant avant de protester :

— Non, vraiment, je ne suis pas de votre avis. Pour moi, il ne semble y avoir rien de plus sûr… Pourtant…

C’était un homme d’expérience, mais il ne savait pas tout à fait cacher son dédain pour de tels paradoxes. D’ailleurs, le docteur Monygham n’était pas en faveur auprès des Européens de Sulaco. L’allure de réprouvé qu’il affectait jusque dans le salon de madame Gould suscitait des critiques sévères. On ne pouvait douter de son intelligence et, comme il avait vécu plus de vingt ans dans le pays, on n’aurait su non plus négliger les prévisions de son pessimisme, mais instinctivement désireux d’affermir leurs espoirs et de justifier leur activité, ses auditeurs attribuaient ce pessimisme à quelque défaut caché de son caractère. On savait que, tout jeune, bien des années auparavant, il avait été nommé chirurgien en chef de l’armée par Guzman Bento, et qu’aucun des Européens alors au Costaguana n’avait été tenu en telle estime ni en telle affection par le terrible dictateur.

Mais, par la suite, l’histoire devenait moins claire, et l’on en perdait le fil parmi les innombrables racontars de complots et d’attentats tramés contre le vieux tyran, comme on voit se perdre un torrent à la lisière d’un désert de sable, avant de le retrouver de l’autre côté troublé et amoindri. Il ne se cachait pas d’avoir passé des années dans les régions les plus sauvages de la République ; il y avait mené une vie fugitive au milieu de tribus indiennes presque inconnues, errant dans les vastes forêts qui couvrent l’intérieur du pays, où les grands fleuves prennent leur source. Il semblait y avoir vécu sans but, sans rien écrire, sans rien chercher ; il n’avait rapporté pour la science aucun document de ces forêts dont la pénombre semblait peser encore sur sa personne minable et déjetée. C’était le hasard qui l’avait amené à Sulaco, comme une épave que la mer jette au rivage.

On savait aussi qu’il était resté dans un état de misère véritable jusqu’à la venue des Gould. Ceux-ci, en arrivant d’Europe, avaient tendu la main au médecin toqué ; on s’aperçut alors que, malgré son affectation d’indépendance sauvage, il pouvait se laisser apprivoiser. Peut-être était-ce seulement la faim qui l’avait assoupli.

Il était pourtant certain qu’il avait connu, bien des années auparavant, le père de Charles Gould à Santa Marta, et désormais le mystère qui planait sur son passé ne l’empêchait pas d’être, en qualité de médecin de la mine, un personnage quasi officiel. À vrai dire, sa situation était reconnue, mais non pas acceptée sans réserve. On voyait dans son affectation d’excentricité et dans le mépris qu’il affichait pour l’humanité une faute de jugement et les bravades d’une conscience coupable. Des bruits avaient circulé aussi sur son compte, depuis qu’il était revenu sur l’eau ; on racontait que, tombé en disgrâce et jeté en prison par Guzman Bento, au temps de la prétendue Grande Conspiration, il avait trahi certains conspirateurs, ses meilleurs amis. Personne n’eût voulu paraître ajouter foi à ces racontars ; l’histoire de la Grande Conspiration restait parfaitement embrouillée et obscure ; on admet, au Costaguana, qu’il n’y eut jamais de conspiration que dans l’imagination maladive du tyran, qu’il n’y eut jamais, par conséquent, rien ni personne à trahir. Les plus distingués des Costaguaniens n’en avaient pas moins été emprisonnés et exécutés de ce chef, et le procès avait traîné pendant des années, décimant comme une épidémie les meilleures familles. La simple expression d’un regret sur le sort d’un parent exécuté était punie de mort. Don José était peut-être le seul homme sur terre qui connût toute l’histoire de ces indicibles forfaits. Il en avait pâti lui-même, et il y évitait toute allusion, comme s’il eût voulu en repousser le souvenir avec un haussement d’épaules et un geste brusque et nerveux de la main.

Quoi qu’il en soit, le docteur Monygham, véritable personnage dans l’administration de la Concession Gould, traité par les mineurs avec une terreur respectueuse, toléré malgré ses excentricités par madame Gould, était tenu un peu à l’écart par la société.

Ce n’était pas un goût particulier pour le docteur qui avait poussé l’ingénieur en chef à s’attarder dans l’auberge de la plaine. Il lui préférait de beaucoup le vieux Viola. Mais il était venu jeter un coup d’œil sur l’Albergo d’Italia Una, comme sur une dépendance du chemin de fer ; beaucoup de ses subordonnés y étaient installés, et l’intérêt que madame Gould témoignait à la famille conférait une sorte de distinction à cet hôtel.

D’ailleurs, en tant que chef d’une véritable armée d’ouvriers, l’ingénieur prisait fort l’influence morale du vieux Garibaldien sur ses compatriotes. Son républicanisme austère et démodé de vieux soldat s’inspirait d’un idéal sévère de devoir et de loyauté, comme si le monde eût été un champ de bataille où les hommes passent pour la fraternité et l’amour universels, et non pas pour une part plus ou moins importante de butin.

— Pauvre vieux ! dit-il en entendant le docteur formuler son avis sur l’état de Teresa, il ne pourra jamais faire marcher la maison tout seul. J’en serai bien fâché…

— Il est déjà seul là-haut, grogna le docteur Monygham avec un geste de sa grosse tête vers l’escalier étroit. Tout le monde est parti et madame Gould vient d’emmener les deux fillettes. On ne sera guère en sûreté, bientôt, dans cette maison. Évidemment, je n’ai plus rien à faire ici comme médecin, mais madame Gould m’a prié de rester avec le vieux Giorgio et, comme je n’ai pas de cheval pour retourner à la mine où serait ma place, je n’ai pas soulevé d’objections. On peut se passer de moi en ville.

— J’ai bien envie de rester avec vous, docteur, pour voir ce qui va se passer cette nuit dans le port, déclara l’ingénieur en chef. Il ne faut pas laisser molester le pauvre vieux par les soldats de Sotillo, qui pourraient bien pousser jusqu’ici sans tarder. Sotillo s’est toujours montré très cordial à mon égard, chez les Gould et au club. Je ne puis m’imaginer que cet homme-là ose jamais regarder en face ses amis de la ville.

— Sans doute commencera-t-il par en faire fusiller quelques-uns pour surmonter sa première gêne, dit le docteur. Rien, dans ce pays, ne sert mieux que quelques exécutions sommaires les desseins des militaires valeureux qui ont tourné casaque.

Il parlait sur un ton morne et péremptoire, qui ne laissait place à nulle protestation ; l’ingénieur en chef n’en hasarda point d’ailleurs, et se contenta de hocher tristement la tête à plusieurs reprises.

— Je crois, dit-il, que nous pourrons vous procurer une monture dans la matinée, docteur. Nos serviteurs ont rattrapé quelques-uns de nos chevaux échappés. Poussez votre bête et faites un grand détour par Los Hatos et le long de la forêt, pour éviter Rincon. Peut-être pourrez-vous ainsi gagner sans encombre le pont de San-Tomé. La mine est, pour l’instant, à mon sens, le plus sûr refuge qui s’offre aux gens compromis. Je voudrais bien que le chemin de fer fût d’un accès aussi difficile.

— Vous me croyez compromis ? demanda lentement le docteur Monygham après un instant de silence.

— Toute la Concession Gould est compromise. Elle ne pouvait pas rester indéfiniment à l’écart de la vie politique du pays, si l’on peut donner le nom de vie à de telles convulsions. Toute la question, à l’heure actuelle, se résume à ceci : peut-on toucher à la mine ? Il était inéluctable que la neutralité devînt impossible un jour ou l’autre, et Charles Gould l’a bien compris. Je le crois prêt à toute extrémité. Un homme de sa trempe ne peut se résigner à rester indéfiniment à la merci de l’ignorance et de la corruption. C’est le sort d’un prisonnier séquestré dans une caverne de’bandits, avec le prix de sa rançon en poche, pour acheter chaque jour quelques heures de salut. Je dis de salut et non pas de liberté, notez-le bien, docteur. Je sais ce que je dis, et l’image qui vous fait hausser les épaules est parfaitement exacte, surtout si vous imaginez ce prisonnier doté pour se remplir les poches de moyens aussi inimaginables pour ses geôliers que s’ils étaient miraculeux. Vous avez dû sentir cela comme moi. Notre ami se trouvait dans la situation de la poule aux œufs d’or ; c’est ce que je lui ai répété depuis la visite de sir John. Le prisonnier de bandits ineptes et cupides est toujours à la merci de la stupidité du premier brigand venu, qui peut lui faire sauter la cervelle dans un accès d’humeur ou dans l’espoir du gros coup de filet. Ce n’est pas pour rien que le conte de la poule aux œufs d’or est sorti de la sagesse des nations. C’est une histoire qui ne vieillira jamais. C’est pourquoi Charles Gould a soutenu le mandat ribiériste, premier acte de la vie de ce pays qui assurât, pour d’autres motifs que des motifs de vénalité, la sécurité à son entreprise. Le ribiérisme a échoué comme doit échouer dans ce pays toute chose qui n’a que la raison pour elle. Mais Gould reste logique en voulant sauver cette grosse réserve d’argent. Le plan de contre-révolution proposé par Decoud peut se montrer réalisable ou non, peut avoir ou non une chance de succès. Je ne saurais, avec toute mon expérience de ce continent révolutionnaire, considérer sérieusement les méthodes de ces gens-là. Decoud nous a lu le brouillon de sa proclamation et nous a fort éloquemment développé, pendant deux heures, son plan d’action. Ses arguments auraient pu paraître assez solides, si nous, membres d’organisations politiques et nationales anciennes et bien assises, n’étions pas déconcertés de voir le statut d’un nouvel État dressé, comme cela, dans la tête d’un jeune ironiste, qui sauve sa vie en fuyant, sa proclamation en poche, et va se réfugier auprès d’un vieux spadassin, sang-mêlé, gouailleur et mal dégrossi, à qui l’on donne le nom de général dans ce coin du monde. On dirait un conte fantastique et grotesque — et pourtant qui sait ? tout cela peut aussi réussir !… C’est si parfaitement conforme à l’esprit du pays !

— Alors, ils ont emporté l’argent ? demanda le docteur d’un ton morose.

L’ingénieur en chef tira sa montre :

— D’après les calculs du capitaine Mitchell, qui doit s’y connaître, ils sont probablement, en ce moment, à trois ou quatre milles du port et, comme le dit Mitchell, Nostromo est bien homme à savoir se tirer d’affaire.

L’ingénieur changea de ton en entendant son compagnon pousser un grognement significatif.

— Cette décision vous paraît malheureuse, docteur ? Mais pourquoi ? Il faut bien que Gould joue sa partie jusqu’au bout, bien qu’il ne soit pas homme à expliquer ses raisons, pas même peut-être à lui-même, ni, à plus forte raison, aux autres. Il est possible que son système lui ait été en partie suggéré par Holroyd, mais il cadrait bien avec son caractère, et c’est ce qui en a assuré le succès. N’en est-on pas arrivé, à Santa Maria, à l’appeler « le Roi de Sulaco » ? On trouve parfois dans un surnom la meilleure indication du succès, et c’est, à mon sens, un masque plaisant sur une vérité solide. Mon cher docteur, j’ai été stupéfait, lors de mon arrivée à Santa Marta de voir tous ces journalistes, tous ces démagogues, tous ces membres du Congrès faire des courbettes à un avocat endormi et sans clientèle, à cause de son simple titre de représentant de la Concession Gould. Sir John en a été frappé aussi, quand il est venu nous voir.

— Un nouvel État, avec ce Decoud, ce gros dandy, comme premier Président… murmura d’un ton rêveur le docteur Monygham, sans cesser de se caresser la joue et de balancer ses jambes.

— Et pourquoi pas, ma parole ? rétorqua l’ingénieur sur un ton inattendu de conviction et de confiance. On aurait dit qu’un élément subtil de l’air du Costaguana lui avait insufflé la foi nationale dans la vertu des « pronunciamientos ». Comme un expert dans l’art des révolutions, il se mit tout à coup à vanter l’instrument tout prêt que représentait l’armée intacte de Cayta. On pouvait la ramener en quelques jours à Sulaco, si seulement Decoud réussissait à se frayer sans retard un chemin le long de la côte. Comme chef militaire, on avait Barrios, qui ne pouvait attendre de Montero, son ancien rival et son plus cruel ennemi, que le poteau d’exécution ; son concours était donc assuré. Quant à son armée, elle n’avait non plus rien à espérer de Montero, même pas un mois de solde. À ce point de vue, l’existence du trésor acquérait une importance énorme. La seule idée qu’il eût échappé aux Montéristes ferait beaucoup pour décider les troupes de Cayta à embrasser la cause du nouvel État.

Le docteur se retourna pour examiner un instant son interlocuteur.

— Ce Decoud, à ce qu’il me semble, doit être un jeune enjôleur, remarqua-t-il enfin. C’est donc dans ce dessein, je vous prie, que Charles Gould a risqué sur mer tout son stock de lingots, entre les mains de ce Nostromo ?

— Charles Gould, dit l’ingénieur, n’a rien dit de ses intentions, en cette circonstance pas plus qu’en d’autres. Vous savez qu’il ne parle jamais. Mais tous ici nous connaissons son but, son but unique : c’est la vie de la mine de San-Tomé et le maintien de la Concession Gould dans l’esprit de son contrat avec Holroyd. Holroyd est, comme Gould, un homme peu banal. Chacun d’eux comprend le côté d’imagination qu’il y a chez l’autre. L’un a trente ans et l’autre près de soixante, mais ils paraissent faits l’un pour l’autre. Être millionnaire, et millionnaire comme Holroyd, c’est être éternellement jeune. L’audace de la jeunesse compte sur le temps illimité qu’elle croit avoir à sa disposition, mais le millionnaire a en main des moyens illimités, ce qui vaut mieux. La durée de notre séjour sur la terre est toujours incertaine, mais on ne saurait douter de l’énorme puissance des millions. L’introduction d’une forme de pur christianisme sur ce continent n’est qu’un rêve de jeune exalté, mais je viens de vous expliquer pourquoi Holroyd, à cinquante-huit ans, est comme un homme au seuil de la vie, et mieux encore. Ce n’est pas un missionnaire, mais la mine de San-Tomé représente pour lui la réalisation de ce rêve. Je puis vous l’affirmer en connaissance de cause : il n’a pas pu s’empêcher, voici quelque deux ans, de faire part de ses vues à sir John, au cours d’une conférence purement pratique sur l’état des finances du Costaguana. Sir John m’en a dit sa stupeur, dans une lettre qu’il m’écrivait de San Francisco, au moment de repartir pour l’Angleterre. Ma parole, docteur, on dirait que les choses ne valent rien par elles-mêmes, et je commence à croire que leur seul côté solide est la valeur spirituelle que chacun de nous leur accorde, selon la forme particulière de son activité…

— Bah ! interrompit le docteur, sans arrêter le balancement machinal de ses jambes. Vanité ! Aliment de l’orgueil qui fait marcher le monde ! Qu’augurez-vous du sort de cet argent lancé sur le golfe et confié aux soins de notre grand Nostromo et de notre grand politicien ?

— Croyez-vous qu’il y ait lieu de vous en inquiéter, docteur ?

— Moi ! m’en inquiéter ? Que diable voulez-vous que tout cela m’importe ? Je n’attache aucune valeur spirituelle, moi, à mes désirs, à mes opinions ou à mes actions. Elles n’ont pas assez d’envergure pour flatter ma vanité. Tenez, par exemple, j’aurais certainement été heureux de pouvoir soulager cette pauvre femme, à ses dernières heures. Et je ne le puis pas : c’est chose impossible. Vous êtes-vous déjà rencontré face à face avec l’impossible, ou bien vous, le Napoléon des chemins de fer, ne possédez-vous pas ce mot-là dans votre dictionnaire ?

— Est-ce qu’elle est condamnée à des souffrances cruelles ? demanda l’ingénieur en chef avec un intérêt apitoyé.

Des pas lents pesèrent lourdement sur le plancher qui recouvrait les grosses poutres de bois dur de la cuisine. Puis on entendit le murmure de deux voix par la porte de l’escalier, ouverture percée dans l’épaisseur du mur, et assez étroite pour permettre à un seul homme d’en défendre l’accès contre vingt adversaires. L’une des voix était faible et brisée, l’autre profonde et douce, et le ton grave de ses réponses couvrait les paroles de la voix affaiblie.

Les deux hommes restèrent immobiles et silencieux jusqu’à ce que tout bruit se fût éteint. Le docteur grommela alors, avec un haussement d’épaules : — Oui, elle est condamnée, et ma présence ne pourrait lui servir à rien.

Il y eut, à l’étage supérieur et dans la cuisine, un long moment de silence.

— Il me semble, reprit l’ingénieur en baissant la voix, que vous vous méfiez du Capataz des Cargadores de notre capitaine Mitchell.

— Me méfier de lui ? fit le docteur entre ses dents. Je le crois capable de tout, même de la plus absurde fidélité. Je suis le dernier homme à qui il ait parlé avant de quitter le port, vous le savez. Cette pauvre femme, là-haut, demandait à le voir, et je le lui ai trouvé ; il ne faut pas contrarier les mourants, n’est-ce pas ? Elle avait paru à peu près calme et résignée jusque-là, mais le coquin a dû, pendant les dix minutes passées près d’elle, dire ou faire quelque chose qui l’a poussée au désespoir. Vous savez, poursuivit le docteur avec hésitation, les femmes ont de telles inconséquences, en toutes circonstances et à tous les âges, que j’ai souvent jugé la malheureuse — à sa façon, n’est-ce pas ? — amoureuse de cet homme-là… du Capataz. On ne peut nier que le brigand ait son charme ; il n’aurait pas, sans cela, fait la conquête de toute la populace de Sulaco. Non, non, je ne divague pas. Je puis donner un nom erroné au sentiment violent qu’elle éprouve pour lui, à la simple et absurde attitude qu’une femme adopte vis-à-vis d’un homme admiré. Elle me disait souvent du mal de lui, ce qui n’est pas fait, vous le comprenez, pour infirmer mon hypothèse. Il jouait un rôle important dans sa vie. J’ai beaucoup vu tous ces gens-là, vous le savez. Chaque fois que je descendais de la mine, madame Gould me priait de jeter un coup d’œil sur la maison. Elle aime les Italiens ; elle a longtemps vécu en Italie, je crois, et s’est particulièrement attachée au vieux Garibaldien. C’est d’ailleurs un homme remarquable, nature de rêve et de discipline, qui vit dans l’idéal républicain de ses jeunes années comme dans un nuage. Il a beaucoup encouragé les absurdes prétentions du Capataz, ce vieil exalté !

— Que trouvez-vous donc d’absurde chez le Capataz ? remarqua avec surprise l’ingénieur. Pour ma part, je l’ai toujours tenu pour un garçon avisé et intelligent, absolument intrépide et singulièrement utile. C’est un homme précieux, et sir John a été très impressionné par son ingéniosité et sa déférence, au cours de son voyage à travers les montagnes, quand il est venu de Santa Marta. Plus tard, vous avez pu l’entendre raconter, Nostromo nous a rendu le service de révéler au chef de la police de l’époque la présence dans la ville d’une bande de voleurs professionnels, venus de loin pour prendre d’assaut et dévaliser le train chargé de nos soldes mensuelles. Il a fait preuve aussi d’une adresse incontestable dans l’organisation des services du port de la Compagnie O.S.N. Il sait se faire obéir, tout étranger qu’il soit. Il est vrai que les Cargadores ne sont pas d’ici non plus, pour la plupart ; ce sont des immigrants, des Islenos.

— C’est son prestige qui fait sa fortune, murmura le docteur d’un ton aigre.

— Ce garçon-là nous a prouvé sa parfaite loyauté, en d’innombrables circonstances et de cent façons diverses, insista l’ingénieur. Lorsque fut agitée la question du trésor, le capitaine Mitchell a naturellement soutenu avec ardeur que Nostromo était le seul homme à qui l’on pût confier une telle mission. Je crois qu’il voyait juste, en parlant du marin. Pour ce qui est de l’homme, Gould, Decoud et moi-même, étions d’avis que sa personnalité n’avait pas grosse importance. Que voulez-vous que fasse un voleur d’une telle quantité de lingots ? S’il voulait les emporter, il faudrait bien qu’il finisse par aborder quelque part, et comment pourrait-il dissimuler aux gens de la côte, la nature de sa cargaison ? Aussi ne nous sommes-nous pas arrêtés à cette considération. D’ailleurs, Decoud partait aussi, et il y a bien des circonstances où l’on s’est plus implicitement confié au Capataz.

— Il n’a pas exactement vu les choses sous le même angle que vous, fit le docteur. Je l’ai entendu, dans cette pièce même, parler de cette affaire comme de la plus folle aventure de sa vie. Il a fait devant moi une sorte de testament verbal, dont il a chargé le vieux Viola et — par Jupiter ! je puis vous le dire — sa fidélité à l’égard des braves gens du port et du chemin de fer ne l’a pas enrichi. Je suppose qu’il tire quelque — comment dire ? — quelque avantage immatériel de son travail ; on ne peut s’expliquer autrement sa fidélité à votre égard, à vous, à Gould, à Mitchell ou à qui que ce soit. Il connaît bien le pays. Il sait, par exemple, que Gamacho, le député de Javira, n’était qu’un tramposo de la plus basse espèce, un pauvre colporteur de la plaine, jusqu’au jour où il a pu trouver, chez Anzani, assez de marchandises et de’crédit pour ouvrir une petite boutique. Il s’est fait élire plus tard, par tous les ivrognes qui rôdent autour des exploitations rurales, et par les plus misérables des fermiers qui lui devaient de l’argent. Et ce Gamacho, qui sera sans doute demain un de nos grands magistrats, est un étranger aussi. Il aurait pu faire un portefaix des quais de l’O.S.N., s’il n’avait pas (le tenancier de l’auberge de Rincon vous le jurera) assassiné un colporteur dans la forêt pour lui voler sa pacotille et commencer son commerce. Croyez-vous que ce Gamacho aurait jamais pu devenir un héros de la Démocratie comme notre Nostromo ? Bien sûr que non ! Il ne lui vient pas à la cheville ! Non, décidément, ce Nostromo me paraît être un imbécile !

Les sarcasmes du docteur agaçaient le constructeur de chemins de fer :

— Impossible de discuter là-dessus, conclut-il avec philosophie. À chacun ses talents. J’aurais voulu que vous entendiez Gamacho haranguer ses amis dans la rue. Il a une voix de stentor et il criait comme un fou, en brandissant son poing fermé au-dessus de sa tête et se précipitant à moitié par la fenêtre. Chaque fois qu’il s’arrêtait, la canaille hurlait sur la place : « A bas les aristocrates ! Vive la Liberté ! » Dans la chambre, Fuentes paraissait très malheureux. Vous savez que c’est le frère de Jorge Fuentes, qui fut, voici quelques années, ministre de l’intérieur pendant quelques mois. Il est, bien entendu, parfaitement dépourvu de conscience, mais c’est un homme de bonne famille et d’une certaine éducation. Il a été autrefois directeur des douanes de Cayta. Cette brute stupide de Gamacho l’a lié à sa fortune et à son parti de basse plèbe. La terreur maladive que lui inspirait manifestement le bandit faisait le spectacle le plus réjouissant que l’on puisse imaginer.

L’ingénieur se leva et sortit devant la porte pour jeter un coup d’œil sur le port.

— Tout est paisible, fit-il. Je me demande si Sotillo veut réellement venir ici.


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