Notes d’un bibeloteur au Japon/7

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YÉDO OU TOKIO


Une voie ferrée de quarante kilomètres de longueur relie aujourd’hui Yokohama à Tokio, et une heure environ suffit à faire la route qu’il y a deux ans à peine on franchissait en voiture avec les poneys du pays ou les petits chevaux chinois, avec relai à moitié route pour laisser souffler, sinon le quadrupède, au moins le Betto, bipède que ses fonctions condamnaient à courir côte à côte avec le cheval, afin d’être prêt à saisir la bride lorsque le maître désirait s’arrêter et descendre de voiture. Singuliers êtres que ces bettos dont l’unique costume consiste en un tatouage bleu et rouge artistement pratiqué sur tout le corps, depuis le cou jusqu’aux chevilles, et reproduit en général des scènes tirées des légendes japonaises.

Les hôtels à Yedo sont rares et mauvais, nous avions la bonne fortune d’une invitation à demeurer pendant notre séjour chez des amis. La maison de mon frère était trop petite pour nous recevoir tous deux et y loger les objets que nous devions acheter.

Nous nous installâmes donc dans un des Yashikis de Tokio, qui avait appartenu autrefois à la victime de la légende des quarante Ronins et, après avoir pris nos dispositions pour le lendemain matin, nous passâmes une bonne journée dans le parc du palais.

Les rues de Tokio ne sont pas pavées comme celles d’Osaka, la marche des djinrikichas y est dure, saccadée, les courses y sont d’une longueur démesurée, dès le matin je fus pris de dégoût pour cette capitale, outre cela, on ne rencontrait partout que des Japonais, employés du gouvernement, auquel l’ancien costume national était interdit, et qui vêtus à l’européenne ressemblaient à des chiens savants, des soldats manœuvrant avec les armes de précision que les négociants européens leur vendaient à gros bénéfices. J’aurais voulu pouvoir dévorer l’espace pour terminer promptement mes achats dans cette ville ; malheureusement au train dont marchaient les choses, je voyais en perspective un séjour assez long.

Bouteilles en bronze à long col. Cinq tortues si admirablement modelées que je me demande, aujourd’hui encore, si ce n’étaient pas des surmoulés sur l’animal, retravaillés ensuite, ce qui leur ôterait une grande partie de leur valeur artistique.

Un très beau paravent en laque dit de Coromandel pour 150 francs, par douzaines des porte-pipes en bois naturel avec fleurs, insectes, oiseaux en divers métaux incrustés dans le bois, d’un travail moderne mais très fini, d’autres qui me semblent d’une date antérieure sont en bambou avec des incrustations d’ivoire teint en diverses couleurs, de corne, de nacre, etc. Une très belle pipe en or massif avec des fleurs de prunier en argent incrustées ; très finement travaillée mais moderne, une belle assiette de Delft doré pour 2 francs.

Tels étaient les premiers objets que je faisais apporter au Yashiki. Le jour suivant nous allions faire visite à un Japonais, médecin à l’hôpital militaire et ami de mon frère. Il était occupé à sculpter une tête de mort dans un bloc d’ivoire, et c’était, non pas une tête de fantaisie mais une tête anatomique. C’était sa spécialité et il vendait aux marchands de Yokohama à un prix dérisoire ces véritables chefs-d’œuvre dont ils tiraient de gros bénéfices.

Il nous proposa de nous conduire chez un vrai prince, un kami, grand collectionneur, chez lequel, pensait-il, nous pourrions trouver des objets à acheter et, séance tenante, ayant fait venir pour lui un quatrième véhicule nous voilà partis pour le palais du principicule. Bien secoués, longtemps cahotés, nous arrivons, vers l’heure du déjeuner ; mais l’amour du bibelot faisait taire nos estomacs et après un grand quart d’heure d’attente (c’est peu chez un prince) nous sommes admis devant sa grandeur. De lui et de sa conversation, nous nous occupions fort peu, nos regards cherchaient la collection.

Hélas ! quel désappointement lorsqu’on en vint bientôt à ce chapitre. Le malheureux ramassait et par centaines des blocs de basalte de forme extraordinaire à chacun desquels il avait fait fabriquer par d’habiles ouvriers de très beaux socles en bois des Îles comme les chinois en donnent à leurs porcelaines de prix. Une belle vasque en bronze supportée par des vagues servait dans un coin, de jardinière et d’aquarium.

À tous les trois en même temps l’envie nous prît de l’acheter comme souvenir de notre visite et mon frère, espérant disposer le prince en notre faveur, lui offrit de prime abord une montre de voyage en bois avec initiales d’argent gravé que je lui avais donnée. Il l’accepta avec grand plaisir mais fut intraitable relativement à son bronze et, honteux, mourant de faim, nous dûmes nous retirer, absolument refaits par cet indigène.

Nous avions assez de cette expérience et dorénavant nous ne voulions plus nous lancer au sein de l’aristocratie pourrie du Japon.

Restons chez les marchands, qu’ils courent pour nous, qu’ils visitent les nobles et les roturiers ; et que nous payions un peu plus cher les objets qu’ils nous apporteront, ce sera pour nous, encore, une grande économie de temps, d’argent et de patience.

Un marchand venait de s’établir, nous assistions à l’ouverture de son magasin et y achetions une merveille.

Un carquois, en bois des Îles, en forme de hotte à quatre pieds, montés en argent finement ciselé, chaque trou destiné au passage des flèches, était aussi cerclé d’argent ciselé.

La face antérieure du carquois était décorée d’un Kyrin en laque d’or, les deux côtés portaient, l’un le dragon japonais, l’autre une couleuvre. Les armoiries du prince de Higo étaient plusieurs fois répétées sur les panneaux. C’était une pièce d’une grande beauté et excessivement rare.

Nous fîmes des emplettes aussi chez des ouvriers ciseleurs, véritables artistes qui nous vendaient leurs travaux au fur et à mesure qu’ils les avaient terminés, quelques-uns même nous demandaient des avances pour se procurer le métal, or ou argent qu’ils devaient transformer pour nous, soit en applique de blague à tabac, soit en épingle de cravate, soit en coulant de chaîne. Ces objets modernes étaient d’une finesse extraordinaire et d’un travail exquis je crois que ces mêmes ouvriers ont fait plus tard pour l’exposition de 1878, à Paris, les gardes de sabres si finement ciselées, qui priment maintenant les anciens bronzes du Japon, et sont devenues pour nos amateurs, le dernier mot de l’art Japonais.

Une fois par semaine, le soir, il y avait un marché de bric-à-brac dans un certain quartier, dans la rue. Chaque brocanteur, étendait par terre, un grand morceau d’étoffe sur lequel il étalait ses marchandises, s’éclairant avec une lanterne de papier huilé. C’est à ce marché que le Directeur de l’École française avait acheté pour quelques sous, une collection de dessins au trait servant aux laqueurs et aux ciseleurs. Je la lui achetai 400 francs et c’est bien là collection la plus complète et la plus intéressante qui soit venue en Europe.

Nous y trouvâmes deux très belles bouteilles carrées en vieux Fizen, dans une boîte en laque, pour le prix minime de 25 francs, quelques jolis netskés, des porte-pipes, quelques pipes, des peignes, des épingles de coiffure, le tout à très bas prix ; une aubergine en bois d’ébène s’ouvrant par le milieu ; dans l’intérieur, d’un côté, des souris grignotant le fruit, de l’autre la légende de l’homme qui présente un soulier à un cavalier traversant un fleuve sur un pont ; chef-d’œuvre de sculpture que je payai 25 francs. Un dimanche, pour nous reposer de nos achats nous étions allés faire une promenade à la campagne ; dans une des rues que nous traversions, nous aperçûmes derrière un grillage de bois, une quantité d’albums empilés, la boutique semblait celle d’un chiffonnier, nous la fîmes ouvrir et bien que ce fût le jour du repos, nous achetâmes le tas pour 30 dollars, il y en avait bien cinq cents, considérés par le marchand comme vieux papier car son visage rayonnait lorsque nous lui payâmes le prix exorbitant qu’il avait demandé.

C’étaient des livres d’acteurs qu’à notre retour en France nous avons vendu 30 fr. pièce environ, mais nous en ignorions bien certainement la grande valeur car un petit lot que notre ami P. de Saint-Victor nous avait acheté pour 500 francs, a produit à sa vente 6,000 francs. Des bibliophiles ou plutôt des bibliomanes se sont arraché à force d’enchères les éditions rares que nous n’avions pas su reconnaître.

C’est à Yedo, que nous avons été mis en rapport avec un japonais dans lequel il nous eût été difficile de deviner l’homme le plus érudit du Japon, celui que ses recherches, ses travaux suivis ont mis à même d’assigner à presque chaque objet, un nom de fabricant, une date de fabrication.

Il avait depuis peu quitté un petit commerce de produits naturels du pays et s’était mis en relations avec quelques ouvriers et artistes Japonais auxquels il avait commandé des bronzes. Un entre autres représentant un guerrier sortant du sein de la mer et tenant entre les mains une coupe dans laquelle venait boire, par des sus sa tête un dragon à trois griffes, qui grimpait sur son dos. Symbolisation du tribut payé par la Corée au Japon. Nous lui achetâmes cet objet, très fini, très soigné et il nous procura des laques, des objets divers, mais sans pouvoir nous donner d’indications sur les provenances, l’ancienneté, les noms des artistes. Il n’était pas encore allé à Philadelphie, il n’était pas venu à Paris, où devait se développer son intelligence de nos idées et de nos goûts et cependant il y avait en lui l’intuition de ce qu’il fallait pour réussir auprès des Européens, car, par hasard, nous découvrîmes, dans un grand yashiki inhabité, un atelier lui appartenant où d’habiles décorateurs peignaient sur des bols et des vases de faïence, des idoles bouddhiques et des sujets tirés des albums de Okusaï, qui se sont si bien écoulés en Amérique et en Europe sous le nom de Satsumas.

Deux objets de ce genre, petits plateaux décorés de quantité de personnages très fins se vendaient à l’exposition de 1878, deux mille francs.

Les bronzes anciens de Chine étaient aussi imités, on leur donnait une patine vert-de-grisée comme celle des antiques, quelques parties étaient oxydées. Ces bronzes remontent maintenant au VIIIe siècle.

Un volume ne suffirait pas s’il me fallait citer toutes les pièces de valeur que j’ai achetées à Yédo pendant le temps que j’y ai séjourné, peu à peu nos chambres dans le Yashiki de Ikamon-no-Kami s’étaient remplies ainsi que celles mises encore à ma disposition par nos amis. Nous devions rentrer à Osaka, laissant mon frère à Yédo pour s’y occuper des emballages et des expéditions des caisses, pendant que nous ferions emballer et expédier nos achats de Kioto, Kobe et Osaka.