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Notes d’un condamné politique de 1838/01

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I

ENTRÉE EN CAMPAGNE.


La nouvelle, apportée à l’automne de 1838, dans les paroisses de la partie sud-ouest du Bas-Canada, qu’un soulèvement devait avoir lieu prochainement, y avait créé une excitation considérable : on s’attendait à des secours venant des États-Unis, à une coopération organisée de la part du Haut-Canada ; chacun oubliait les malheurs de l’année précédente, pour n’envisager que la possibilité du succès et, avec lui, le redressement de tous les griefs réels et imaginaires, la cessation de tous les embarras attribués à des causes politiques ou sociales. J’étais jeune, sans expérience, j’aimais sincèrement mon pays, je croyais à l’existence de tous les griefs énumérés, à l’efficacité du remède proposé, j’avais lu quelque chose de la bravoure de nos pères, je me sentais de bon sang, je donnai donc avec ardeur dans l’entraînement général. J’y allai avec toute la foi, toute l’abnégation, toute la joie même qu’on peut mettre dans une œuvre de sincère dévouement… Une chose, cependant, jetait un voile de tristesse sur mon enthousiasme, c’était l’opposition du clergé à notre entreprise et, sans cela, je ne publierais peut-être pas aujourd’hui ces lignes, car je serais probablement mort les armes à la main avec beaucoup d’autres, qui pensaient comme moi sans le dire.

J’habitais à cette époque la paroisse de Saint-Timothée, où j’étais établi depuis peu comme négociant. Avertis par la rumeur secrète, plutôt que de toute autre manière, les amis du mouvement, ou, pour me servir du mot en usage alors que j’adopterai, les patriotes se réunissaient de temps à autre pour conférer des armements et autres arrangements nécessaires à une levée de boucliers. Il en était ainsi du moins dans ma paroisse et dans les paroisses voisines.

Personne de nous n’avait d’idées exactes sur ce qui se faisait ailleurs, non plus que sur ce qu’il y avait à entreprendre pour notre propre compte : les uns poussés par un dévouement plus généreux qu’éclairé, soutenus par ces convictions irréfléchies qui entraînent sans qu’ensuite on puisse s’en rendre compte, déployaient une activité fiévreuse ; tandis que d’autres, entraînés par l’exemple, promettaient leur concours qu’ils auraient plutôt refusé, n’eût été la crainte de passer pour bureaucrates. Un très petit nombre parmi les canadiens-français osaient blâmer directement le mouvement ; beaucoup s’abstenaient, cependant, d’y prendre part, à cause de la défense faite par le clergé, qui luttait avec un courage admirable contre les entraînements du temps, bravant l’impopularité au dehors et, au dedans, faisant céder au devoir et à la raison les sympathies du cœur, les liaisons du sang, les élans de l’amour du pays et de la nationalité.

L’organisation dans ma paroisse, à laquelle je n’avais pas pris une grande part, consistait, tout bonnement, dans la promesse d’un certain nombre de se rendre en armes à l’appel des chefs alors encore à peine désignés. Quant à notre armement, il ne demandait pas un gros train d’équipages pour son transport : quelques centaines de cartouches et une petite quantité de poudre et de plomb composaient notre dépôt de munitions. Notre parc d’artillerie comptait seulement six canons de bois cerclés de fer : nos partisans pouvaient réunir environ cent fusils de chasse, dont la plupart dataient du temps des Français ; les autres étaient armés de fourches de fer, en guise de piques, et de faux transformées en sabres.

C’est ainsi équipés, moins les canons qui ne pouvaient guère se prêter aux exigences du transport, que les contingents des paroisses Sainte-Martine, Saint-Timothée et Beauharnais se réunirent au village de Beauharnais, dans la nuit du 3 au 4 Novembre.

À quatre heures du matin, nous étions là rassemblés au nombre d’environ 600 hommes, dont moitié étaient armés de fusils, et le reste, d’instruments de ferme transformés en engins de guerre.

Notre campagne devait s’ouvrir, le matin même, par la prise d’un bateau à vapeur (Le Brougham je pense) qui, à cette époque, faisait le trajet entre Lachine et les Cascades. On imaginait que les autorités militaires ne manqueraient pas de se servir de ce bateau pour transporter les troupes, et le bruit courait même que ce vapeur venait d’être armé de deux canons et muni d’une escouade de soldats, afin d’en assurer l’usage au gouvernement. Il parut donc important de ne pas remettre à un autre jour la tâche de s’en rendre maître, et il fut résolu qu’on s’en emparerait le jour même, qui était celui de son passage à Beauharnais, descendant à Lachine.

Comme nous nous attendions à une vigoureuse résistance, nous prîmes plus de précautions que n’en aurait comporté l’attaque d’un simple bateau du commerce. Deux heures furent employées à organiser nos préparatifs, et quand le vapeur fit son apparition, à six heures du matin, ce même jour du 4 Novembre, nous avions des piquets postés dans diverses parties du village, une centaine d’hommes dans les maisons voisines du quai et cinquante hommes, sous mes ordres, placés à l’abri d’un hangar sur le quai même.

Dès que le bateau fut fixé au quai par ses amarres, je donnai le signal, et, courant à toutes jambes, nous fûmes en un instant sur le pont du vapeur qui, en fort peu de temps, se trouva envahi par environ cent cinquante patriotes en armes.

Il n’y avait à bord, en fait de militaires, que deux officiers anglais, chargés, sans doute, de quelque mission à laquelle nous n’étions pas tout à fait étrangers, et nulle résistance ne nous fut offerte.

Il serait difficile de peindre la confusion qui se fît parmi les passagers, encore presque tous au lit et endormis, quand le bruit des pas de nos gens vint les tirer de leur sommeil : les hommes s’étant vêtus à la hâte demandaient ce que tout cela voulait dire, et les femmes, en robe de nuit, couraient, implorant pitié de la part de tous ces gens armés.

Je m’étais hâté de me mettre en rapport avec le capitaine du bateau, que je connaissais, pour lui dire de réunir son monde afin de leur communiquer que nul danger ne les menaçait, ni dans leurs personnes ni dans leurs propriétés, et de leur expliquer la cause de cet acte de violence dont ils étaient accidentellement l’objet.

Le calme se rétablit bientôt, et quand le capitaine m’informa que les passagers avaient fini leur toilette, je me rendis auprès d’eux pour leur offrir l’hospitalité au village des patriotes. Une vingtaine de passagers, dames et messieurs, y compris les deux officiers, furent conduits chez M. le curé Quintal, qui les reçut de son mieux ; les autres furent logés à l’hôtel Provost situé près du débarcadère.

Avant l’arrivée à Beauharnais des contingents de Sainte-Martine et de Saint-Timothée, on avait opéré l’arrestation de l’honorable monsieur Ellice, seigneur de Beauharnais, récemment arrivé d’Angleterre, et d’autres personnes connues pour fermes soutiens du gouvernement ; tous avaient été envoyés sous escorte à trois lieues de distance, dans la paroisse de Châteauguay.

Pour ma part, j’étais on ne peut plus peiné de ces détentions, mais, d’un autre côté, on avouera qu’elles étaient nécessaires au succès de la cause que nous défendions, et constituaient, sous les circonstances, une mesure de précaution indispensable.

Désirant rendre cette mesure aussi tolérable que possible aux personnes auxquelles on l’appliquait, je me rendis auprès de madame Ellice, qui avait avec elle une autre dame qu’on m’a dit être sa sœur, pour l’assurer que son mari et ses compagnons de captivité ne courraient aucun danger, et pour lui offrir toutes les consolations en notre pouvoir. Ces dames, ayant exprimé le désir de se réfugier au presbytère de Beauharnais, six des cultivateurs les plus respectables furent chargés de les y accompagner, en même temps que nous placions une garde régulière au manoir pour mettre les propriétés à l’abri de toute atteinte. Un courrier fut accordé à madame Ellice pour qu’elle pût communiquer avec son mari, et tous les jours nos prisonniers échangeaient des nouvelles avec les dames de leurs familles laissées à Beauharnais : en un mot tout fut fait de ce qui pouvait témoigner à ces familles le respect et la sympathie dont elles étaient l’objet.

C’est ici le lieu de rendre à mes compatriotes ce témoignage que du sein de cette foule soudainement armée, sans organisation et sans autorité reconnue, nul désordre n’est sorti ; personne ne déshonora la cause que nous regardions comme grande et juste.

Des postes furent placés en divers endroits pour prévenir une surprise du dehors et pour protéger les familles et les propriétés des personnes d’origine britannique, désignées sous les noms de tories ou de bureaucrates, retenues prisonnières à Châteauguay ou dans l’hôtel Provost. Cela fait, nous attendions les ordres qu’on devait recevoir incessamment du « Gouvernement provisoire » qu’on nous avait dit être organisé sur les frontières.

Sur les deux heures du même jour, un courrier nous apporta un ordre, qu’il nous dit écrit de la main du docteur Robert Nelson et envoyé par les docteurs Nelson et Côté, nous enjoignant de nous tenir prêts à marcher sous deux heures d’avis sur un point qui devait nous être indiqué sous peu.

Le reste de cette première journée de campagne et la nuit qui la suivit se passèrent le plus tranquillement possible.

Sur les dix heures du matin, le 5, un courrier de Châteauguay nous apporta la nouvelle que les chefs de cette paroisse, entre autres MM. Cardinal et Duquette, venaient d’être arrêtés.

Ces arrestations avaient été exécutées par des sauvages du Sault Saint-Louis commandés par M. George de Lorimier. Par une de ces coïncidences si fréquentes pendant les révolutions, nous avions au milieu de nous, à Beauharnais, dans ce moment, l’infortuné Chevalier de Lorimier, plus tard condamné à mort et exécuté, membre de la même famille que celui qui venait de donner une si grande preuve de son zèle pour la cause opposée.

Ces arrestations avaient jeté l’alarme dans l’esprit d’un bon nombre d’anciens et respectables cultivateurs, qui, n’ayant probablement jamais eu grande confiance dans l’organisation de l’insurrection, se voyant commandés en grande partie par des jeunes gens sans expérience, prévoyaient dès lors les suites funestes immédiates d’un mouvement ainsi concerté et exécuté. Une députation d’entre eux vint s’adresser à l’infortuné Chevalier de Lorimier et à moi, pour nous proposer d’aller chercher l’honorable M. Ellice, afin de s’en faire un protecteur auprès du gouvernement, et de déposer volontairement les armes en sa présence.

Je répondis à ces braves gens que personne n’était forcé d’agir avec nous, que la délivrance de M. Ellice n’aurait pas l’effet qu’ils en attendaient, et que, pour moi, je ne pouvais prendre sous ma responsabilité un pareil acte, sans savoir quelle suite il pouvait avoir sur le sort de ceux qui comptaient sur notre concours, et auxquels ce concours était promis.

M. de Lorimier n’avait jusque là pris aucune part active au mouvement, du moins à ma connaissance personnelle. Sur la réponse faite aux personnes que je viens de désigner, le projet qu’elles proposaient fut abandonné, et chacun accepta, dès lors, avec résignation, les conséquences de ce qui pouvait advenir.

Dans la nuit du 5 au 6, on vint annoncer que les sauvages du Sault Saint-Louis s’avançaient contre le village de Beauharnais. Il était en ce moment environ deux heures du matin, et la nuit était d’une obscurité extrême. L’appel aux armes fut de suite fait, et aussitôt que réunis, ce qui ne prit qu’un instant, nous nous mîmes en marche à la rencontre de l’ennemi. Mais on avait fait erreur, et, à la suite d’une marche difficile et fatigante, nous regagnâmes nos quartiers.

Pendant notre séjour au village, les femmes et les enfants des cultivateurs de la paroisse nous apportaient des provisions que nous préparions de notre mieux, et nous logions dans divers édifices et diverses maisons du village, par escouades.

Le 6, je reçus une invitation à dîner à bord du bateau à vapeur, de la part du capitaine, M. Wipple, alors prisonnier sur parole avec son équipage. J’acceptai, et ce fut le premier repas tranquille et confortable que je faisais depuis plusieurs jours.

La journée du 6 fut une journée d’inquiétude : nous ne recevions de nouvelles de nulle part, excepté de Châteauguay, où nos amis se décourageaient d’avoir perdu leurs chefs et de ne rien savoir de ce qui se passait ailleurs.

Le 7, sur les deux heures de l’après-midi, il nous vint un courrier du camp des patriotes dit de Baker, du nom de l’endroit occupé par ce camp sur les bords de la rivière Châteauguay à trois lieues de Beauharnais. Le camp de Baker comptait environ trois cents hommes et le courrier venait nous demander du secours, en nous informant qu’un parti de huit cents hommes, composé de troupes régulières et de volontaires, sous le commandement de M. le major Campbell[1], marchait sur eux.

Nous passâmes alors et de suite la revue de nos gens, et, prenant avec nous deux cents hommes, Chevalier de Lorimier et moi nous nous mîmes en marche pour le camp de Baker, en toute hâte. Le reste de nos troupes, alors réunies à Beauharnais, devait, d’après l’arrangement pris, y demeurer sous le commandement de MM. Wattier et Roy, jusqu’à nouvel ordre.

Nous arrivâmes à Baker vers les six heures du soir, à la suite, comme on peut le voir, d’une marche forcée soutenue par tous nos hommes avec autant de gaieté que de force et de courage. Nous trouvâmes nos amis sur leurs gardes, protégés contre toute surprise par des piquets de sentinelles jetées dans toutes les directions. Ce fut ainsi que se passa la nuit du 7 au 8.

Le 8, sur les neuf heures du matin, des sentinelles, se repliant, vinrent nous informer que les troupes s’avançaient, et bientôt nous pûmes les distinguer sans être vus, à environ un quart de lieue de nous, où elles s’arrêtèrent.

Apparemment que ces troupes étaient fatiguées, car elles ne bougèrent pas de toute cette journée, pas même pour faire des reconnaissances de notre côté. Tout ce jour et la nuit du 8 au 9 se passèrent à observer l’ennemi et à prendre nos dispositions pour la bataille maintenant imminente, entre nous, étrangers à l’art de la guerre et fort mal armés, et une troupe supérieure en nombre, bien disciplinée et armée jusqu’aux dents.

Nous avions élu pour chef M. le docteur Perrigo, un vétéran des milices de 1812, lequel devait nous trouver bien différents, sous le rapport de la discipline et de l’équipement, de ce qu’étaient nos pères, ces fortes milices régularisées qui, juste un quart de siècle plus tôt, avaient remporté cette belle victoire qu’on connaît, sur les bords de cette même rivière Châteauguay.

Nous allions, en ce moment, marcher contre ce même drapeau que défendaient alors nos pères ! Cependant, nous allions, nous aussi, combattre pour la patrie ; et tous les souvenirs du glorieux passé des luttes héroïques de notre petit peuple semblaient devoir, en ce moment de faiblesse apparente et de décourageantes circonstances, nous tenir lieu d’armes et de drapeau.



  1. Il ne s’agit point ici de M. le major Campbell, plus tard, représentant du comté de Rouville.