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Notes d’un condamné politique de 1838/02

La bibliothèque libre.
Librairie Saint-Joseph (p. 21-28).


II

DURANT ET APRÈS LE COMBAT.


Le 9 Novembre, sur les neuf heures du matin, des hommes de piquet vinrent nous avertir que l’ennemi s’avançait. Des trépignements de joie accueillirent cette nouvelle dans nos rangs, et l’ordre fut aussitôt donné de nous mettre en ordre de bataille pour attendre l’ennemi.

Notre commandant, le docteur Perrigo, après avoir donné ses ordres, s’était absenté, pour s’assurer que rien ne nous menaçait sur les derrières et voir à ce que tout fut mis en règle dans le camp. Il n’était pas encore revenu, lors que nous vîmes l’ennemi déboucher par le grand chemin. L’enthousiasme de nos hommes était tel et leur désir d’en venir aux mains si grand que, sans attendre le chef, ils demandèrent à M. Neveu, un de nos officiers, de se mettre à la tête et de prendre le commandement, ce que celui-ci, aussi impatient que les autres, fit, en criant de sa voix de tonnerre et du haut de sa grande taille : — En avant !…

À ce cri répondirent, par un hourra ! nos cinq cents voix, puis de suite nous nous élançâmes à travers champs dans la direction des troupes en criant : — Victoire !

Nous courions sur l’ennemi en le prenant en écharpe, et nous fîmes une décharge qui ne doit pas avoir eu grand effet, étant tirée de trop loin ; mais ce bruit joint aux cris que poussèrent, en apparaissant, nos bandes dont l’ennemi ignorait le nombre, qu’il s’exagérait sans doute, eut l’effet de créer une certaine panique, dont nous profitâmes pour recharger nos armes sans ralentir nos cris et à peine notre course.

Une décharge générale mal dirigée des troupes fit siffler au-dessus de nos têtes une grêle de balles, dont pas un de nous fut atteint, pas plus que des autres décharges qui suivirent. Pendant ce temps-là, nous courions toujours, à travers les guérets, les fossés et les clôtures, tirant à volonté, avec un certain effet comme nous le sûmes un peu plus tard.

Enfin, nous allions toucher l’ennemi, lorsqu’une dernière décharge, accompagnée d’un redoublement de cris, acheva de le démoraliser et nous le vîmes prendre la fuite, emportant deux morts et plusieurs blessés, d’après ce que nous remarquâmes nous-mêmes et les informations que nous reçûmes plus tard des gens du voisinage.

Nos gens se mettaient déjà à la poursuite sur le chemin, lorsque le Dr Perrigo, qui nous avait rejoints au bruit de la première volée, s’avança jusqu’aux premiers rangs donnant partout l’ordre de s’arrêter.

Sans doute que notre commandant redoutait, avec raison, un retour offensif de la part de soldats armés de bayonnettes contre nos hommes qui n’en avaient pas ; probablement ne pouvait-il s’expliquer la retraite précipitée des troupes autrement qu’en supposant, dans ce mouvement, une ruse imaginée pour nous amener à une rencontre corps à corps, à armes tout à fait inégales. Quoiqu’il en soit des opinions de notre chef alors et du motif de la retraite de l’ennemi, nous n’obéîmes qu’à grand regret à l’injonction de notre commandant, et plusieurs d’entre nous, entre autres Chevalier de Lorimier, lui en firent sur le champ de sanglants reproches.

L’ennemi, qui comptait quelques centaines d’hommes, mais pas huit cents comme on nous l’avait dit, observé par des hommes chargés de ce soin, était bien en retraite : nous rejoignîmes alors nos quartiers de résidence au camp, dont les logements étaient les maisons et les granges de MM. Baker, Vallée et autres cultivateurs établis à la fourche des quatre chemins.

Il faisait froid ce jour-là et il neigeait un peu ; la tristesse de l’atmosphère était en harmonie avec notre mécontentement de n’avoir pas profité d’une victoire, acquise sans sacrifice de notre part, et qui aurait pu, selon nous, nous fournir des armes et des munitions en abondance.

Sur le soir, un courrier vint nous apprendre la fâcheuse nouvelle de la déroute de nos amis de Lacolle et des Côtes ; il ajoutait que beaucoup avaient été faits prisonniers et que les nouvelles étaient partout mauvaises.

Il était évident que notre position allait devenir intenable, et que rester plus longtemps réunis en ce lieu, c’était vouloir attirer la dévastation dans l’endroit, sans aucun résultat possible pour la cause que nous défendions. Toute la nuit du 9 au 10 se passa à délibérer ; nous comprenions dès lors qu’il devait être bien triste pour nous le lendemain de la victoire.

Il fut convenu que ceux qui n’étaient pas trop compromis rejoindraient tranquillement leurs foyers, que les autres, sous les ordres de Chevalier de Lorimier, se dirigeraient vers la frontière éloignée de quinze lieues, tandis que moi je retournerais avec mon monde à Beauharnais, pour y conférer avec nos amis restés dans ce village.

J’arrivai à Beauharnais le 10, à onze heures de la matinée : j’y trouvai deux cent quarante hommes sous les armes ; le reste, après une absence de sept jours, bien longue pour un cultivateur canadien, étaient allés rendre visite à leurs familles. Le découragement se lisait sur toutes les figures ; il y avait de quoi, en songeant à l’absence totale d’organisation et de moyens, aux périls certains et inutiles que couraient tant de familles et à la pensée que, probablement en ce moment, nous étions les seuls sous les armes. Malgré tout, comme nous n’avions pas reçu d’ordre de mettre un terme à toute tentative de résistance, nous résolûmes de tenir bon aussi longtemps que possible.

À trois heures de l’après-midi, un messager vint nous apprendre qu’un corps d’armée qu’on estimait à 1,200 hommes, composé de réguliers et de volontaires de Glengarry, qu’on disait traîner avec lui six pièces d’artillerie, avait traversé le fleuve au pied du lac Saint-François et marchait sur Beauharnais.

À la réception de cette nouvelle, nous nous mîmes à faire à la hâte nos dispositions pour marcher à la rencontre des troupes, sans songer même, pour le moment, à la folie je puis dire d’une semblable idée. Je donnai l’ordre à un certain nombre d’hommes de garder le village et nos prisonniers, et nous nous mîmes de suite en marche vers Saint-Timothée (ma paroisse), par où venaient les troupes, traînant avec nous quatre canons de bois montés sur des affûts improvisés.

J’avais envoyé tout d’abord en avant un parti d’hommes, chargé de surveiller les mouvements de l’ennemi et de détruire un pont situé sur une profonde ravine qui coupe le chemin entre les paroisses de Saint-Thimothée et de Beauharnais. Nous rencontrâmes ce parti à trois quarts de lieue du village de Beauharnais ; il nous rapporta que les troupes étaient engagées sur le pont, lors de son arrivée en cet endroit, et que par conséquent elles ne tarderaient pas à se présenter devant nous ; car nous n’étions en ce moment qu’à une demi-heure de marche de ce pont.

À l’endroit où nous étions alors, le chemin longe le fleuve Saint-Laurent et se trouve à côtoyer de l’autre côté une forte clôture de pierre ; la route, ainsi resserrée entre le fleuve et le mur, décrit un demi-cercle : nous résolûmes d’attendre l’ennemi près de ce mur, à l’abri duquel nous pouvions ouvrir sur ses rangs pressés un feu d’enfilade, au moment où la colonne commencerait à décrire le demi-cercle formé par le chemin qu’il lui fallait suivre.

Il faisait froid, le jour commençait déjà à tomber, nous étions là agenouillés sur le sol gelé, le fusil sur la cuisse, récitant nos chapelets après avoir dit en commun les litanies. On entendait déjà le bruit des lourdes voitures et de la cavalerie qui s’avançaient lentement, et pesamment sur le chemin durci, lorsque M. le capitaine Roy vint à moi, et, s’adressant à tous, nous dit qu’il y avait folie de vouloir tenter quelque chose avec cette poignée d’hommes mal armés, que commencer une résistance impossible c’était répandre inutilement le sang et attirer sur nos paroisses la vengeance d’un ennemi puissant et implacable : il nous proposa d’abandonner toute idée d’attaquer la troupe.

Je ne pus me refuser à admettre la justesse de son raisonnement ; et il donna l’ordre de se disperser. Chacun prit alors son parti, gagnant à travers champs sa demeure.

Retiré, avec un certain nombre, à quelques arpents de là, je pus entrevoir défiler la troupe dans l’ombre de la nuit qui venait de commencer. Le bruit de son passage n’était pas encore perdu dans le lointain que l’obscurité, maintenant complète, nous laissait voir, du côté de Saint-Timothée, la lueur des incendies que les troupes avaient allumés sur leur route.

Le lecteur devra concevoir, car je ne suis pas capable de l’exprimer, ce qui se passait alors en moi. Pendant quelque temps, je restai plongé dans des rêveries, dans lesquelles la douleur et la colère, le pardon et la vengeance, le regret et le désir bouleversaient mon cœur et mes sens.

Enfin la religion amena en nous la résignation, et, mes compagnons et moi, nous commençâmes à nous demander : — que faire ? J’étais le plus compromis de tous, mais j’étais sans famille ; je proposai de passer aux États-Unis : tous me répondirent qu’il leur fallait veiller sur leurs familles, en même temps qu’ils me conseillèrent à moi de prendre le chemin de la terre étrangère. Nous nous serrâmes la main avec un serrement de cœur et, pleins d’appréhensions, chacun pour les autres et pour soi-même, nous nous dispersâmes pour courir moins de dangers, et aussi parce que nous avions diverses directions à suivre.

Ici se termine ma carrière de militaire et de chef de troupe, et va commencer celle de fugitif, de prévenu, de condamné et d’exilé parmi les forçats.

Je ne sais pas si le lecteur s’intéressera beaucoup au récit de huit années de misères et de souffrances de toutes sortes ; mais pour moi, ce n’est pas sans un grand charme que je les repasse souvent dans ma mémoire… Mes motifs étaient purs et sans arrière-pensée, je n’ai été ni lâche ni cruel, je n’ai point manqué à l’honneur ; j’ai souffert avec patience, et, si je sens quelquefois de l’indignation, à coup sûr je puis me rendre cette justice que je n’ai point de haine.

J’offre à Dieu mes malheurs comme expiation ; à mon cher pays je les offre comme preuve de l’amour que je lui ai toujours porté et que je lui porte encore. Les lignes qui précèdent feront voir au peuple et aux jeunes gens le danger des entraînements d’un patriotisme qui ne raisonne pas, aux gens qui commandent dans un âge avancé, toute la responsabilité qui pèse sur ceux qui poussent aux soulèvements populaires.