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Notes d’un condamné politique de 1838/05

La bibliothèque libre.
Librairie Saint-Joseph (p. 51-57).


V

LE PROCÈS.


Nous fûmes traduits pour la première fois devant la cour martiale le 11 janvier ; nous étions, comme je l’ai dit, douze en me comptant. Voici les noms de mes co-accusés : le Dr. Perrigo, J. Bte. Henri Brien, Chevalier de Lorimier, Joseph Dumouchel, Louis Dumouchel, Ignace Gabriel Chèvrefils, Jacques Goyette, Toussaint Rochon, Joseph Wattier, Jean Laberge et F. X. Touchette.

Immédiatement à la suite de notre présentation devant nos juges, le major général Clitherow, président du tribunal composé de quinze officiers de l’armée, nous fit conduire dans une pièce voisine de l’audience (cette cour martiale tenait ses séances dans le vieux palais de justice) où nous demeurâmes une dizaine de minutes, à l’expiration desquelles on nous fit revenir dans le lieu des séances de la cour, tous à l’exception de M. le Dr. Perrigo qui n’a jamais subi de procès. Le docteur nous donna pour explication de cette étrange exception, qu’il devait cette faveur à son titre de franc-maçon. J’espère bien, pour ma part, ne recevoir jamais de faveur pour appartenir à une société défendue par l’Église. La franc-maçonnerie, ou quelque chose d’aussi peu recommandable avait donc réduit notre nombre à onze. Le Dr. Perrigo n’était pas d’origine française.

La procédure avait lieu en anglais, langue que la plupart d’entre nous ne comprenaient pas ou à peine ; mais nos avocats, MM. Drummond et Hart, étaient infatigables et nous tenaient au courant de ce qui se passait, sur notre compte, pour ainsi dire à notre insu. Que ces messieurs veuillent bien accepter ici l’expression bien pâle mais bien sincère de ma reconnaissance.

Tous les matins, à neuf heures, nous étions conduits au palais de justice, dans la même voiture qui nous avait amenés de la Pointe-à-Callières à la prison, escortés par un détachement de cavalerie volontaire.

Le 18 janvier furent exécutés cinq autres compatriotes, dont le procès avait eu lieu avant le nôtre : Théophile Decoigne, Joseph Robert, Ambroise Sanguinette, Charles Sanguinette et F. X. Hamelin. L’exécution eut lieu à neuf heures et, ce jour, on retarda pour nous l’heure de nous rendre en cour. À neuf heures trois quarts on nous mit en route. Près de la porte de la prison, nous vîmes les cinq cadavres de nos amis étendus sur la neige dans leur toilette de condamnés !…

Il semblerait que de pareilles scènes auraient dû suffire à contenter la rage de haine dont une certaine portion de la population était alors animée ; mais non !… Un volontaire nous dit, en nous montrant du doigt ces cadavres dont la vue nous saignait au cœur, que bientôt nous en aurions autant ; et, ce jour-là, notre voiture souleva sur son passage les mêmes menaces, les mêmes insultes et les mêmes vociférations que les autres jours.

Notre procès fut signalé par un accident arrivé à l’un de nos juges, dont j’aime mieux taire le nom. Il avait eu la mâchoire inférieure cassée d’un coup donné par un canadien du faubourg Saint-Joseph, dans une querelle dont une bataille de chiens, paraît-il, avait été la cause ou le prétexte. Nous le revîmes après, sur son siége de juge, la figure entourée de bandelettes.

Le burlesque se mêlait au tragique pour nous abreuver de toutes les souffrances et de toutes les humiliations ; mais un sentiment plus puissant que toutes les souffrances nous soutenait, le sentiment religieux ; la religion avait maintenu le courage de ceux de nos amis mis à mort, elle leur avait inspiré le pardon des injures et montré le ciel ouvert au-dessus de l’échafaud ; la religion nous soutenait aussi nous pendant ces terribles journées. Les membres du clergé nous rendaient de très fréquentes visites : Monseigneur de Montréal, alors Monseigneur Lartigue, et son coadjuteur Mgr Bourget vinrent nous apporter des consolations spirituelles : MM. les abbés Truteau et Lavoie, de l’Évêché, nos confesseurs, venaient à peu près tous les deux jours nous préparer à la mort. Si ces lignes arrivent jusqu’à ces dignes ministres de la religion, qu’ils veuillent bien accepter les remercîments que je leur offre du plus profond de mon âme, et qu’ils veuillent bien, eux, offrir à Dieu quelques aspirations, pour que les dispositions qu’ils m’ont inspirées, en vue de la mort du gibet à laquelle j’ai échappé, m’accompagnent en face de la mort quelle qu’elle soit qui devra me faire payer le tribut de la nature déchue de l’homme.

Pendant mon procès, mes parents vinrent de Saint-Polycarpe, pour me rendre visite. Arrivés à Montréal, à ce moment du jour où nous étions devant nos juges, mon père et ma mère s’étaient placés au pied de l’escalier extérieur du palais de justice. Au moment où, enchaînés deux par deux par les poignets, et conduits entre deux haies de soldats, nous reprenions le chemin de la prison, au sortir de l’audience, mes regards se rencontrèrent avec ceux des auteurs de mes jours. C’était au bas de l’escalier. À peine nous étions nous vus et reconnus que ma mère, prompte comme l’éclair, laissant le bras de mon père, s’élança vers moi en criant : — Ah ! ce pauvre enfant ! Et, comme ces paroles et la vue de cet élan maternel traversaient tout mon être, je vis les soldats écarter ma mère, que mon père avait suivie, pour l’entraîner loin du lieu de cette scène, encore aujourd’hui la plus présente à mon imagination de toutes celles dont j’ai été ou l’auteur ou le témoin, dans le cours de ces événements si pleins de scènes tragiques.

— Ô Marie ! la mère des douleurs et des malheureux de ce monde, m’écriai-je en moi-même, en montant dans la voiture cellulaire, priez pour ma pauvre mère !

Deux heures plus tard, mes bons parents entraient dans ma prison et m’embrassaient… Deux fois, presque coup sur coup, ma mère perdit connaissance dans mes bras ; deux fois je sentis les battements de son cœur cesser près du mien qui battait à se fendre !… J’endurai, dans ce moment, la plus grande angoisse qu’il m’ait été donné d’endurer dans le cours d’une existence qui n’en a pas manqué !

À la suite d’un ajournement de deux jours, notre cause fut continuée et terminée le 21 janvier. Huit fois nous avions été traînés, les fers aux mains, devant le tribunal exceptionnel qui devait décider de notre existence. Pendant ces longs jours de notre procès, les outrages et les avanies ne nous ont point fait défaut de la part de la populace qui s’amassait sur notre passage et qui envahissait les abords du tribunal. Quelques-uns de nos juges même ne nous épargnaient pas les sanglantes insultes : c’est ainsi que quelques-uns d’entre eux s’amusaient, durant les séances, à dessiner des bonshommes pendus à des gibets, et ces grossières caricatures, qu’ils se passaient sous nos yeux paraissaient les amuser beaucoup… Que ces plaisanteries soient légères à leur conscience !

Je dois à la justice et à la reconnaissance de dire que, pour ce qui me regarde, les témoins de la couronne m’ont montré beaucoup de sympathie et n’ont point oublié de témoigner de ce qui pouvait m’exonérer ou pencher en ma faveur.

J’entre dans ces détails, parce que c’est de l’histoire, et parce que, dans tout cela, il y a un profond enseignement pour tout le monde.

Le 24 janvier, vers les trois heures de l’après-midi, on nous fit passer, les uns après les autres, dans la chambre du geôlier, où les juges-avocats de la cour martiale, MM. Dominique Mondelet, C. D. Day et le capitaine Muller, nous donnèrent communication de la sentence… Nous étions, tous les onze condamnés à être pendus[1] !…

Nous nous attendions à cette décision ; mais une pareille sentence ne laisse pas pour cela de produire une profonde impression, et puis, la plupart de mes compagnons étaient des pères de famille, dont les femmes et les enfants étaient déjà sur le chemin, par suite de l’incendie de leurs propriétés. Pour moi, je voyais ma mère succombant sous le poids de sa douleur !

Nous fûmes bientôt après mis en cellules fermées à la clef, deux par deux, et dans le voisinage d’autres prisonniers également condamnés à mort, pour, là, attendre le jour de l’exécution qui n’était point fixé. À peine les juges-avocats venaient-ils de nous laisser, que les deux charitables prêtres, dont j’ai déjà parlé, MM. Truteau et Lavoie, ayant appris la nouvelle de notre condamnation, étaient auprès de nous ; ils demeurèrent dans la prison jusqu’à huit heures du soir, occupés de leur ministère de salut.



  1. Les sentences étaient conçues en ces termes : — That N… N… be hanged by the neck till he be dead, at such time and place as His Excellency the Lieutenant General Commander of the forces in the Provinces of Lower and Upper Canada, and Administrator of the Government of the said Province of Lower Canada, may appoint !

    « Que N… N… soit pendu par le cou jusqu’à ce qu’il soit mort, à tels temps et lieu que voudra bien indiquer Son Excellence le Lieutenant Général, commandant les troupes dans les Provinces du Bas et du Haut Canada et administrateur du Gouvernement de la Province du Bas Canada. »