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Notes d’un condamné politique de 1838/04

La bibliothèque libre.
Librairie Saint-Joseph (p. 39-49).


IV

PRISONNIER.


Je fus conduit devant M. le major Denny, qui, en apprenant mon âge, vit de suite que ma personne n’avait pas toute l’importance que lui avaient donnée ceux qui venaient de trafiquer de mon sang ; aussi, soupçonnant quelqu’imposture de ce côté, ou peut-être voulant sauver les apparences, il fit arrêter les misérables délateurs.

On avait converti le moulin à farine de Beauharnais en prison provisoire, et c’est là que je fus conduit. Nous nous trouvions réunis dans cet endroit une quarantaine d’accusés, parmi lesquels étaient les quelques traîtres dont personne ne soupçonnait alors l’infâme conduite. Les prisonniers occupaient le deuxième étage du moulin, qui n’était point chauffé malgré un froid très vif de la fin de novembre ; on les tenait au régime du biscuit sec et de l’eau.

Je n’avais été que quelques instants au milieu de mes compagnons de captivité, lorsqu’on vint me reprendre pour me conduire dans une autre partie du moulin, occupée par le meunier, laquelle partie m’était, me dit-on alors, destinée pour prison temporaire. Je ne savais à quoi attribuer ce traitement spécial, qui était une très grande faveur dans les circonstances ; mais le meunier m’apprit bientôt que je devais cette faveur à l’intercession de personnes influentes du village, qui voulaient reconnaître les bons procédés que j’avais eus pour elles alors que Beauharnais était au pouvoir des patriotes. Je priai le meunier de vouloir bien remercier pour moi ces excellentes personnes.

Je reçus les visites et les consolations de plusieurs de nos ci-devant prisonniers pendant cette captivité transitoire, et je tiens à les remercier ici, entre autres M. Wilson dont je n’oublierai jamais les bons services.

Le quatrième jour après mon arrestation, au matin, on me fit monter de nouveau au second étage, où je retrouvai mes compagnons et en plus grand nombre ; car on faisait tous les jours des arrestations. Nous étions encore sans feu ; mais le régime alimentaire était changé, on nous donnait un peu de viande, et on permettait aux familles canadiennes du village de nous fournir des provisions.

Messire Quintal, curé de Beauharnais, nous visitait et nous faisait apporter des douceurs ; c’est encore à sa sollicitude que nous dûmes d’avoir un poêle au bout de quelques jours : il en était temps, car nous souffrions horriblement du froid.

Qu’il me soit permis d’introduire ici une réflexion qui me fait du bien au cœur, à moi enfant de l’Église Catholique, réflexion sur le rôle du prêtre. Au commencement de ce terrible mois de Novembre 1838, le village de Beauharnais était au pouvoir de l’insurrection, les amis du gouvernement étaient prisonniers et tremblaient, le prêtre était là qui les protégeait, et pour eux la plus grande faveur était, bien qu’ils fussent protestants, qu’on leur permît de s’aller abriter sous le toit du presbytère… À la fin de ce même mois de Novembre, le même village est au pouvoir des troupes anglaises et les patriotes sont prisonniers à leur tour, c’est encore le même prêtre qui protège ces autres prisonniers, et adoucit les rigueurs de leur dure captivité !

Les arrestations continuaient, et on vint un jour nous dire que la prison de Montréal, regorgeant de prévenus, on allait faire notre procès à Beauharnais, où l’on se disposait à ériger l’échafaud destiné à l’exécution des plus compromis.

Le même magistrat dont j’ai déjà parlé avait, je ne sais par quelle autorité, ordonné à tous les canadiens de venir livrer les armes qu’ils avaient en leur possession : un certain nombre se rendirent à cet ordre, et ces armes étaient de suite brisées sous les yeux de ceux qui les livraient. Cet homme s’était acharné contre la famille d’un habitant du village de Beauharnais, M. Provost ; non content d’avoir fait arrêter le chef de cette famille dont les propriétés avaient été incendiées, il poursuivait de ses persécutions sa pauvre femme qui, chargée de ses trois enfants, était forcée d’errer de maison en maison pour trouver un asile, dont son persécuteur la chassait bientôt. Ce fut un colonel de l’armée régulière, M. le colonel Gray, qui mit fin à cette sauvage vengeance, en assignant une demeure à la malheureuse famille ; honneur en soit rendu à ce brave militaire.

Le 1er décembre, après nous avoir fait subir un interrogatoire, on nous lia deux à deux, au nombre de cinquante-deux, presque tous pères de famille, et nous partîmes pour Montréal sous escorte. Il y avait un peu de neige, et il faisait froid. Dans l’après-midi on nous traversa en bateaux du village du Sault Saint-Louis à Lachine, où nous arrivâmes vers les cinq heures du soir. Nous fûmes logés dans un hangar sans feu, pour y passer la nuit.

Nous reçûmes, à notre arrivée à Lachine, la visite de quelques individus qui nous informèrent que Cardinal, Duquette et plusieurs autres subissaient en ce moment leur procès et qu’on allait bientôt les mettre à mort ; certains volontaires nous faisaient à nous-mêmes des menaces d’un sort semblable.

Le soir madame Papin, de Lachine, accompagnée de sa fille, vint nous apporter des provisions préparées de leurs mains charitables, et nous donner de bonnes paroles de sympathie et de consolation, dont Dieu leur tiendra bon compte au jour des récompenses des bonnes actions.

Le lendemain matin, nous nous mîmes en route pour Montréal, escortés par des soldats d’un régiment écossais, dont les musiciens nous ennuyèrent de la musique de leurs cornemuses pendant presque tout le trajet. À notre entrée dans le Faubourg des Récollets, cette musique fit place à un concert d’injures, de malédictions et de menaces, organisé par une populace ennemie, dont les cris de — Shoot them ! Hang them ! (Tuez-les ! Pendez-les !) nous accompagnèrent jusqu’à la Pointe-à-Callières, où l’on nous logea dans un hangar érigé en prison, où déjà un très grand nombre de prisonniers étaient entassés. On avait barricadé les fenêtres, érigé des latrines sans égout à l’intérieur, et établi des poêles pour cuire les aliments… Il est facile d’imaginer quel air nous respirions dans ce taudis.

Le troisième jour de notre détention dans cet endroit, M. de Saint-Ours, alors shérif de Montréal, vint nous rendre visite, et, voyant l’état déplorable dans lequel nous étions, prit sur lui de faire enlever les barricades des fenêtres qui interceptaient le passage de l’air et de la lumière ; de cette sorte où nous procura un peu de l’un et de l’autre de ces éléments si essentiels à l’existence.

Plusieurs de nous demeurèrent cinq semaines dans cette affreuse prison. Je dois ici consigner le fait des charitables services d’un des gardiens de la prison, du nom de Devillerais, qui, pendant le peu d’heures libres que lui laissaient ses pénibles fonctions, avait la bonté d’aller acheter pour nous des provisions, dont la pauvre pitance règlementaire nous faisait un grand besoin.

Le 8 décembre, nous apprîmes la condamnation à mort de nos amis dont voici les noms : Joseph Narcisse Cardinal, notaire ; Joseph Duquette, étudiant en loi ; François Maurice Lepailleur, huissier ; Jean Louis Thibert, Jean Marie Thibert, Joseph Lécuyer, cultivateurs ; Léandre Ducharme, commis marchand ; Joseph Guimond, Louis Guérin et Antoine Côté, cultivateurs. L’instruction du procès de ces patriotes durait depuis le 28 Novembre. Ces dix jours avaient semblé bien longs à certains journaux anglais ; on se rappelle que quelques-uns d’entre eux écrivaient qu’il n’était pas nécessaire d’y mettre tant de cérémonies, et qu’on n’avait pas besoin d’engraisser ces gens-là pour la potence.

Le 19 décembre, un des gardiens nous dit que Cardinal et Duquette avaient été notifiés de se préparer à monter sur l’échafaud sous deux jours. Cela nous fît espérer au moins que les autres auraient un meilleur sort.

Ce fut le 21 décembre, à 9 heures du matin, que nos deux infortunés compatriotes montèrent sur l’échafaud, dressé au-dessus de la porte du mur de ronde de la prison de Montréal ; ils étaient soutenus par Messire Labelle, alors curé de Châteauguay, leur confesseur. Quelques heures après l’exécution, Messire Labelle vint nous voir et nous raconta les terribles circonstances de cette scène. Le pauvre jeune Duquette (il n’avait que 22 ans) eut beaucoup à souffrir ; l’exécuteur dut le reprendre à deux fois, la corde mal ajustée, s’étant dérangée dans la chute, lui avait fait donner du visage contre le bord de l’échafaud et l’avait ensanglanté.

Ce jour fut un jour de profonde tristesse pour nous : mais nous étions presqu’assurés du salut éternel de nos amis, et nous passâmes en prières une partie de ces longues heures du jour de l’exécution de nos frères. Nous nous attendions, plusieurs d’entre nous du moins, au même sort ; car les procès politiques se succédaient sans interruption devant la cour martiale, malgré les généreuses autant qu’habiles protestations des avocats des accusés, MM. Drummond[1] et Hart, lesquels ne cessaient de protester contre l’incompétence du tribunal et l’illégalité des procédés. On sait que les douze exécutions qui ont eu lieu en vertu des condamnations de ce tribunal exceptionnel et arbitrairement établi ont été qualifiés de meurtres judiciaires par des jurisconsultes distingués du parlement anglais.

On ne devra pas s’étonner de ne pas voir de noms canadiens-français ajoutée à ceux de nos défenseurs devant la cour martiale : la raison en est que le nom canadien étant de soi suspect aux yeux des autorités du jour, des compatriotes nous eussent fait plus de mal que de bien, par le fait seul de leur origine. On en eut la preuve dans la manière dont furent reçus MM. Féréol Pelletier et R. A. R. Hubert par quelques membres du tribunal qui nous jugeait, dans une tentative d’intervention en faveur des accusés : on leur répondit, m’a-t-on dit, ces mots : — « Des rebelles qui défendent des rebelles. »

Quand je dis un mot en passant sur la compétence du tribunal devant lequel nous étions appelés à comparaître, je n’entends pas trouver extraordinaire qu’on nous ait fait un procès, ni même m’élever contre les sentences en tant que liées avec les faits ; mais j’entends dire que l’on violait les droits garantis par ces mêmes lois qu’on nous accusait d’avoir voulu renverser… Au reste, c’est un résultat à peu près inévitable de toute révolution et, pour ma part, en posant l’acte j’en avais accepté toutes les conséquences : ce qui ne me privait cependant pas du droit de faire valoir, dans la défense de ma vie, toutes les exceptions de droit et les faits qui militaient en ma faveur.

Le 8 janvier 1839 je reçus l’ordre de me tenir prêt à comparaître devant la cour martiale ; onze de mes compagnons de captivité reçurent aussi la même injonction. Le 9 janvier, nous fûmes conduits liés, dans une voiture cellulaire, à la prison du Pied-du-Courant. En franchissant l’enceinte de cette prison, nous passâmes sous l’échafaud tout frais teint du sang de nos amis Cardinal et Duquette.

Quelques heures après notre arrivée dans ce lieu, MM. Drummond et Hart vinrent nous rendre visite dans nos cachots, et nous demander les renseignements dont ils avaient besoin pour notre défense.

De temps en temps, pendant notre captivité, certaines autorités de l’époque nous avaient fait subir des interrogatoires dans lesquels on essayait à obtenir des informations contre les principaux chefs du parti canadien, contre lesquels n’existait pas le fait de flagrant délit de prise d’armes. Je mentionne ce fait pour montrer toute l’horreur de notre situation : on sait au reste que, dans ces occasions, il ne manque pas d’hommes dont le zèle dépasse souvent l’attente des pouvoirs qui les emploient, il n’est donc pas étonnant que nous ayons rencontré de ces hommes sur la pénible route que nous parcourions alors. D’autre côté, il est juste comme il est consolant de dire que plusieurs officiers de l’armée et des employés civils du gouvernement d’alors ont fait preuve, à notre égard, de sentiments qui les honorent, et ont eu pour nous la conduite que les bons cœurs et les esprits honnêtes savent toujours tenir à l’endroit de ceux que le malheur a frappés.

Cela me rappelle que je ne dois pas oublier de consigner ici la noble générosité du clergé et des habitants de Montréal, qui, pendant le cours de ce triste et rigoureux hiver, n’ont pas laissé passer un jour sans apporter des secours ou des consolations aux prisonniers politiques réunis par centaines dans l’enceinte de leur ville. Plusieurs dames canadiennes, entre autres mesdames Gauvin et Gamelin[2], ont fait preuve d’une charité et d’un dévouement que ni le froid, ni la fatigue, ni les contrariétés, ni les embarras n’ont pu ébranler. Je voudrais pouvoir ici les remercier dignement, tant en mon nom qu’au nom de mes compagnons, mais les paroles sont impuissantes en pareille occurrence. Dieu seul s’est réservé le pouvoir de récompenser de telles actions ; ces nobles femmes se sont faites sœurs de charité, elles iront, dans la joie qui ne voit pas de douleurs, se réunir aux chœurs que forment dans le ciel les saintes filles de la charité catholique.



  1. Que les temps sont changés ! Depuis, un grand nombre des accusés de ces jours-là ont été ou sont encore des fonctionnaires publics, distribués à tous les degrés de l’échelle, et leur avocat principal, l’Honorable M. Drummond, après avoir occupé les plus hautes fonctions politiques, est un des juges du premier tribunal de notre pays.
  2. Madame Gauvin nous parlait souvent de son fils qui, lui aussi, avait été impliqué dans les mouvements insurrectionnels et auquel elle avait vu prendre, l’année précédente, le chemin de l’exil.
    Madame Gamelin a été, depuis, fondatrice du couvent des sœurs de la Providence à Montréal.