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Notes d’un condamné politique de 1838/09

La bibliothèque libre.
Librairie Saint-Joseph (p. 117-119).


IX

UNE RELÂCHE.


Après deux mois de navigation, nous fîmes relâche au port de Rio-Janeiro, au Brésil. Cette relâche était nécessitée par le besoin de se procurer des vivres et de l’eau, dont l’approvisionnement n’était pas suffisant pour nous mener au bout de notre voyage, ni même aux ports ordinaires de relâche, à cause de la direction suivie et du peu de rapidité de notre marche.

C’était le 30 Novembre que nous entrâmes dans la belle rade de Rio-Janeiro. Nous jouîmes, pendant les quelques jours de notre séjour dans ce port, de la vue du magnifique paysage qui s’y déroule. Dans nos promenades (je n’ai pas d’autre mot) sur le pont, nous contemplions les eaux paisibles de la vaste baie, entourée de plateaux délicieux couronnés de hautes et pittoresques montagnes. Nous suivions du regard les élégantes embarcations de toutes sortes qui sillonnaient ces eaux, et nous nous prenions à envier le sort des esclaves noirs qui manœuvraient ces légers esquifs.

Ces scènes délicieuses nous rappelaient les heureux bords du Saint-Laurent, et nous faisaient rêver des êtres chéris que nous avions quittés, peut-être, hélas ! pour ne plus les revoir, du moins dans ce monde.

Notre relâche au port de Rio-Janeiro fut de cinq jours, qui nous furent d’un immense service ; car, pendant ce temps, on nous donna un peu plus de liberté, dont nous profitâmes pour pratiquer quelques opérations de propreté ; puis le calme de la Baie nous accordait une trêve devenue nécessaire, surtout à nos pauvres malades. Mais ce qui nous réconforta surtout fut l’achat qu’on fit pour nous, avec le peu d’argent qu’on nous avait confisqué, de fruits et autres rafraîchissements, qui eurent sur nos estomacs délabrés, l’effet d’un baume adoucissant sur une blessure. Il était temps ; car je crois sincèrement que, sans cette relâche, plusieurs de nos compagnons, des deux côtés du navire, seraient morts de misère et d’exténuation.

Il y avait dans le port de Rio-Janeiro des navires de la marine royale d’Angleterre ; plusieurs officiers de ces navires vinrent nous voir : l’un d’eux, apparemment d’un grade supérieur, demanda, en notre présence, à l’officier du bord qui l’accompagnait, si nous étions soumis au régime alimentaire des forçats (convicts) ; on lui répondit : — Oui. Faisait-il cette question pour trouver à redire au cas où nous n’aurions pas été soumis à ce régime ? la faisait-il pour indiquer qu’on ne devait pas nous traiter comme des criminels ? Je n’en sais rien.