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Notes d’un condamné politique de 1838/10

La bibliothèque libre.
Librairie Saint-Joseph (p. 121-123).


X

À TRAVERS LES DEUX GRANDS OCÉANS.


Nous remîmes à la voile le 5 décembre et, avec le voyage, recommencèrent nos souffrances. Cependant le vent était favorable, et ce n’est pas sans une certaine jouissance que nous sentions notre navire fendre les ondes ; car, bien que le sort qui nous attendait sur la terre d’exil fût un sort épouvantable, néanmoins, notre grande préoccupation du moment était de pouvoir quitter cet affreux navire, dans les flancs duquel toutes les tortures nous étaient infligées.

Si, d’un côté, notre sort était un peu adouci, par l’addition d’une roquille de limonade par jour à une provision un peu augmentée d’eau, et par la diminution de la chaleur ; d’un autre côté, la vermine, se multipliant dans nos hardes et dans nos lits, nous faisait endurer des maux indescriptibles. Avec cela des symptômes de scorbut se montraient chez quelques-uns d’entre nous : c’est même ce qui avait engagé les autorités du bord à ajouter un peu de limonade à notre régime.

Le vent nous étant toujours favorable, le 28 décembre nous avions traversé l’océan, et nous nous trouvions à la hauteur du Cap de Bonne-Espérance.

Deux jours après, nous avions franchi les dangers de ces côtes bordées d’écueils et si souvent tourmentées par les tempêtes, et nous étions passés de l’Océan Atlantique dans l’Océan Pacifique.

L’année 1840 arriva… Qu’il fut triste le jour de l’an des exilés, à bord du navire Le Buffalo ! Quels soupirs nous envoyâmes vers la patrie, en ce jour que nous savions si gai dans notre cher Canada ! Les souvenirs de l’enfance, les affections de la famille, tout ce qui traverse la mémoire et le cœur de l’homme se disputait, avec la tristesse, la possession de notre être…

Je renonce à décrire ce qui se passait en moi ; car, j’entasserais des mots et des phrases, que je ne réussirais pas à rendre ma pensée. Ces choses se sentent, mais ne se décrivent pas : du moins je me sens impuissant à remplir une pareille tâche.

Les traitements que nous endurions étaient toujours les mêmes ; il semblait que le jeune officier dont j’ai déjà parlé voyait augmenter sa rage contre nous, à mesure qu’il voyait approcher le moment où nous allions être soustraits à ses persécutions. À toutes les insultes qu’il nous avait prodiguées jusque-là, il ajouta l’épithète de stupid asses (stupides bidets), qu’il adressait souvent à tous ceux d’entre nous qui ne pouvaient comprendre ou parler l’anglais ; tandis que lui-même ne savait pas un mot de français, la langue européenne par excellence, la langue des cours et des salons, des sciences et de la diplomatie.

Le 8 février 1840, nous commençâmes à distinguer à l’horizon les côtes de Van-Diémen ; mais alors un vent contraire s’éleva, et pendant quatre jours nous eûmes à louvoyer pour atteindre le port de Hobarttown, dans lequel nous laissâmes tomber les ancres le 13 février, dans l’après-midi.

Le lendemain nous apprîmes que cette colonie était le lieu de destination de nos compagnons de voyage, les prisonniers du Haut-Canada : c’était dans cette colonie qu’ils devaient subir la triste sentence qui les avait frappés comme nous.