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Notes d’un condamné politique de 1838/13

La bibliothèque libre.
Librairie Saint-Joseph (p. 135-138).


XIII

INSPECTION ET DÉBARQUEMENT.


Le neuvième jour après notre arrivée dans la rade de Sydney, le 5 mars, on nous donna avis que nous allions être passés en revue par des agents du gouvernement. Cette inspection commença vers les trois heures de l’après-midi : on nous fit monter sur le gaillard d’avant par sections de douze, pour comparaître devant trois employés de l’administration pénale. On nous demanda notre nom, notre âge, le lieu de notre naissance, notre religion, notre état, notre degré d’éducation ; on demanda de plus à chacun s’il était marié, s’il avait des enfants, et dans ce cas leur nombre, s’il parlait l’anglais, etc.

À la suite de cette cérémonie, on nous fît redescendre dans notre fond de cale, sans adresser à aucun de nous un mot de plus que les simples et froides questions écrites sur les papiers administratifs : ce qui, au reste, est moins surprenant, quand on songe que nous avions affaire à des fonctionnaires, chargés de faire sans cesse la même besogne, et pour qui nous n’étions que des forçats, dont la culpabilité était augmentée de tout le grossissement qu’y apportaient les préjugés les plus aveugles et les plus enracinés de race et de secte.

Le lendemain, vers dix heures du matin, deux autres employés de l’administration pénale vinrent nous faire subir une seconde inspection. On prit, cette fois, notre signalement, en détaillant chaque particularité de notre personne ; ces messieurs allèrent jusqu’à nous faire ouvrir la bouche pour nous examiner les dents, mettant dans ce procédé à peu près les mêmes cérémonies et la même gentillesse qu’un maquignon en met à constater l’âge d’un cheval qu’il veut acheter.

À la suite de cette seconde et très-agréable inspection, on nous reconduisit encore dans notre taudis, où nous nous creusâmes le cerveau pour deviner ce qu’on entendait faire de nous, à la suite de tous ces procédés et de ce séjour prolongé dans notre prison flottante. Tout cela nous confirmait dans l’idée que nous allions être envoyés à l’Enfer, dont nous avait parlé Monseigneur de Sydney.

Ce prolongement de séjour à bord de la frégate était pour nous un grand désappointement, en même temps qu’une torture morale, résultant de l’incertitude dans laquelle nous étions sur le lieu de notre destination. Aux souffrances physiques que nous continuions à endurer s’ajoutaient les poursuites d’une espèce de moustique propre à ces climats. Ces hôtes désagréables s’étaient introduits dans nos logements, et en peu de jours nous étions couverts de petites tumeurs brunes, causées par leurs piqûres.

Enfin le 11 mars, après quatorze jours d’attente dans le port, on vint nous annoncer que nous allions descendre à terre, et qu’un bateau avait accosté le navire pour nous emmener. Nos préparatifs n’étaient pas longs à faire, en peu d’instants tout fut prêt ; et… nous sortîmes enfin des entrailles de l’impitoyable Buffalo !

Notre destination était un établissement pénal situé à huit milles seulement de Sydney.

Les longs délais qui nous avaient retenus si longtemps à bord du navire étaient dus à la répugnance que les autorités avaient à nous admettre dans la colonie. Pour triompher de ces répugnances, et nous épargner le triste sort d’un exil à l’Île Norfork, il n’avait fallu rien moins que les démarches pressantes et incessantes de l’excellent Évêque de Sydney. Toutes ces démarches seraient même demeurées inutiles, malgré un certificat de bonne conduite donné par le capitaine du Buffalo, si monseigneur Polding ne se fut presque porté caution de notre conduite future : c’était une responsabilité extrêmement difficile à prendre pour l’excellent évêque, qui ne nous connaissait que par les lettres bienveillantes écrites en notre faveur par les prélats canadiens ; mais sa charité triompha de ses inquiétudes, et il nous sauva de l’horrible sort qui nous attendait.

Le lieu de notre destination était un endroit nommé Long-Bottom, sur la rivière Paramata. Aussitôt que nous fûmes montés avec nos valises sur le bateau qui devait nous conduire, on déploya les voiles et nous nous mîmes à remonter la rivière, tout réjouis de voir de près des maisons, des arbres et des champs. Il était environ deux heures de l’après-midi, quand nous touchâmes le quai de Long-Bottom. De suite, on nous conduisit, sous escorte de soldats, à un mille environ du bord de la rivière : nos effets, chargés sur des charrettes traînées par des bœufs, nous accompagnaient dans le trajet. Nous étions si faibles, si exténués, et si perclus de nos jambes, que cette petite marche d’un mille, faite au petit pas, nous fatigua au point de nous donner à tous des douleurs dans les membres, lesquelles persistèrent, pendant quelques jours, pour plusieurs d’entre nous.