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Notes d’un condamné politique de 1838/14

La bibliothèque libre.
Librairie Saint-Joseph (p. 139-151).


XIV

LONG-BOTTOM ET LA VIE QUE NOUS Y MENONS.


Les logements qui nous étaient destinés, à notre nouveau chez nous, consistaient en quatre abris ou remises, auxquels s’ajoutaient un petit magasin, une cuisine, quelques autres petites constructions, et une caserne assez considérable, en ce moment occupée par un piquet de soldats et d’hommes de police. Tous ces édifices étaient disposés en carré, dont le centre formait une cour, que nous eûmes l’ordre de ne pas franchir sans permission, sous peine de cinquante coups de fouet.

Les allures et le langage de nos gardiens nous les firent reconnaître, de suite, pour appartenir à la même école que nos persécuteurs du Buffalo. Malgré cela, nous nous sentions véritablement heureux d’avoir quitté les flancs ténébreux de la néfaste frégate.

À notre contingent de cinquante-huit s’ajoutaient quatre forçats, que nous trouvâmes installés dans l’établissement : en sorte que nous étions cantonnés quinze ou seize à la fois, dans chacune des quatre petites prisons, qui avaient environ quinze pieds de longueur sur dix pieds de largeur chacune.

Les quatre forçats, dont je viens de parler, étaient placés avec nous comme prisonniers de confiance ; à eux étaient dévolus les petits offices, l’un servait même de messager. Il était facile de voir que nous étions à la fois des objets de terreur et de haine pour les autorités, et que les préjugés, la calomnie et le mauvais vouloir avaient eu un plein succès contre nous. Nous prîmes la résolution bien ferme de justifier la confiance que monseigneur Polding avait placée en nous, et de détruire, par notre bonne conduite et notre patience, toutes les injustes préventions dont nous étions l’objet ; autant du moins, qu’il était possible d’obtenir un pareil résultat auprès ceux à qui nous avions malheureusement affaire.

On nous servit pour dîner, à notre arrivée dans nos quartiers, une espèce de pâté au bœuf, en quantité assez mesquine, dont il fallut cependant se contenter.

Un moment avant le coucher du soleil, on nous fit entrer dans nos petites prisons, en nous avertissant qu’on n’avait pas eu le temps de nous préparer des lits et que nous serions, par conséquent, obligés de coucher sur le plancher. Nous étions dans la saison qui correspond à l’hiver dans ces climats : à cette époque de l’année les jours restent encore chauds, quand il ne fait pas d’orage, mais les nuits sont froides et humides. Ce fut une de ces nuits froides que nous eûmes, pour la première, à passer couchés, sans couverture aucune, sur les planchers mal joints de nos cases : aussi, quand on vint le matin vers six heures ouvrir les portes, fermées à la clef, de nos logements, nous trouva-t-on tous échinés et munis d’un gros rhume ; quelques-uns même se sentaient sérieusement malades.

La journée du 12 fut froide et pluvieuse, nous la passâmes dans l’inaction ; mais on nous informa que nous serions le lendemain conduits à l’ouvrage.

Notre régime alimentaire était détestable. Notre déjeuner se composait d’un brouet de farine de maïs, auquel on ajoutait de la cassonnade de qualité inférieure : notre dîner, dont la matière devait aussi servir pour le souper, consistait en une demi-livre de bœuf, apporté de Sydney dans la pire des conditions, et en une douzaine d’onces d’un pain mal fait avec de la mauvaise farine. L’eau courante ou de puits manquant dans le voisinage immédiat de nos logements, nous étions obligés de nous servir d’eau de pluie, recueillie dans des citernes creusées en terre.

Le soir, avant de nous mettre de nouveau à la clef dans nos abris, on nous fit mettre en rang pour nous compter. Il nous fallut encore coucher sur le bois sans couverture, et ce traitement dura jusqu’au premier du mois de mai. Pendant tout ce temps, nous prîmes, de nous-mêmes, les meilleures dispositions en notre pouvoir pour nous mettre à l’abri du froid, en faisant usage de tout ce qu’on laissait à notre disposition des effets contenus dans nos valises. Nous adoptions tous les moyens possibles de propreté, et, de cette sorte, nous réussîmes à nous débarrasser, plus ou moins et petit à petit, de la vermine apportée du Buffalo.

Le 13, après avoir passé par les mêmes vicissitudes que la veille, on profita de la circonstance d’une seconde journée de pluie, qui interdisait l’ouvrage extérieur, pour nous faire passer par un procédé qui achevait de nous confondre avec les scélérats. On nous fit mettre en rang, et les employés de l’établissement, l’un portant un pot de peinture noire, l’autre un fer à marquer, parcoururent nos rangs en marquant nos habits sur le dos, les jambes, les bras et la poitrine avec les lettres de la servitude pénale : ces lettres L B étaient les initiales du nom de l’établissement que nous habitions Long-Bottom.

À la suite de cette cérémonie, nous rentrâmes dans nos petits logements, pour y dévorer à notre aise la honte dont on nous couvrait. Il y avait parmi nous trois vieux miliciens de 1812 : l’un d’eux, qui avait combattu à Châteauguay et qui n’avait pas reçu les récompenses et distinctions promises, lesquelles n’ont été accordées que depuis, aux survivants de cette époque, montrait une douleur extraordinaire de se voir ainsi bigarré de la livrée des forçats : — « Soyez donc content, lui répondit l’un de nous avec l’amertume de l’indignation, c’est la décoration qu’on vous promettait, votre croix d’honneur. »

Dans l’après-midi, le temps s’étant mis au beau, le surintendant de l’établissement, qui se nommait Baddly, nous donna l’ordre de nous préparer à nous rendre au chantier ; ce que nous fîmes de suite, sous la direction des gardiens et la surveillance d’une escouade de soldats sous les armes.

Munis de pics, de pelles, de marteaux et de brouettes, nous partîmes pour le champ de nos opérations. Notre chantier était situé à environ vingt-cinq arpents de nos logements, sur le bord d’une petite baie de la rivière Paramata. Notre besogne consistait à préparer le macadam des grandes routes voisines ; on mit les uns à extraire la pierre de la carrière, les autres à la transporter à la brouette, et les autres enfin à la casser sur les tas qu’on en formait à cet effet. Comme l’un des plus jeunes et des plus vigoureux, je fus mis à la brouette, et j’assure au lecteur que je m’acquittais en conscience de ma tâche ; je trouvais même du plaisir à bien travailler et à accomplir les devoirs de mon triste état. Je ne crois pas que le gouvernement ait de reproches à nous faire de ce côté, nous avons bien et dûment gagné le mauvais pain et la mauvaise viande qu’on nous donnait.

Vers les six heures, nous reçûmes l’ordre de ramasser les outils et de nous réunir en rangs, pour regagner le logis ; où nous ne devions trouver ni souper, parce que nous avions mangé à midi toute la pitance accordée pour toute la journée moins quelques morceaux de viande que nous ne pouvions toucher, ni lit pour nous coucher.

D’après l’ordre récemment reçu, on ne devait rien nous donner, en fait de couvertures, de hardes et de chaussures qu’au premier de mai. Nous étions suffisamment munis de hardes ; mais nos chaussures furent bientôt hors de service : les cinq mois et demi d’usure pendant notre passage à travers l’Atlantique et le Pacifique étaient déjà quelque chose, l’usage auquel elles étaient soumises sur les cailloux et les rocailles de la carrière de Long-Bottom en eut bientôt presque tout à fait raison.

Pour ma part, ayant à marcher constamment sur les pierres concassées, je me vis bientôt presque pieds nus, ce dont j’eus à souffrir beaucoup, comme il est facile de l’imaginer, surtout dans les premiers jours : souvent le sang sortit des plaies et des ampoules dont mes pauvres pieds étaient couverts.

La monotonie des occupations d’un prisonnier ne prête pas aux récits ; aussi la description que je viens de faire de nos occupations et de nos misères d’un jour peut-elle convenir à toutes les journées qui s’écoulèrent depuis notre arrivée à l’établissement de Long-Bottom jusqu’au jour où il nous fut permis de le quitter, sauf la variété créée par les quelques rares événements que je vais signaler.

Le premier Mai eut lieu pour nous la distribution des habillement fournis par l’État : ces habillements consistaient en une chemise de coton grossier, un pantalon, une veste et une casquette de drap gris, de gros souliers à fortes semelles garnies de clous à tête large (on ne nous donna pas de bas). Tous ces effets portaient cette marque de l’Ordonnance qu’on appelle patte-d’oie, et en divers endroits les lettres initiales du nom de l’établissement L. B.

Le monde était changé du tout au tout pour nous dans ces climats : le temps de l’été était devenu le temps de l’hiver, les vents du sud remplaçaient pour la froidure nos vents du nord ; car pour n’avoir pas de neige ces latitudes ne sont pas exemptes du froid ; les productions de la nature étaient tout autres que celles auxquelles nous étions accoutumés dans notre cher Canada ; les mœurs, les habitudes de la population, autant que nous pouvions en juger par nos rares rapports avec le monde extérieur, tout nous paraissait étrange et tout nous faisait pousser vers la patrie des soupirs et des vœux.

Une seule chose conservait le même caractère que dans notre cher pays du Canada, la religion ! Nous retrouvions dans l’excellent missionnaire, qui nous visitait de temps à autre, le P. Brady (depuis fait évêque en Australie), la même doctrine, les mêmes sentiments, la même charité, jusqu’à la même langue que dans notre clergé canadien. Aussi quelle fête pour nous, quand ce bon prêtre nous arrivait !

Monseigneur Polding vint lui-même nous voir deux fois, pendant notre séjour à Long-Bottom, et, chaque fois, il célébra la sainte messe à notre établissement. Le Sauveur des hommes est venu au monde dans une étable, et c’est encore dans une étable qu’il est venu visiter les exilés canadiens de Long-Bottom. Ce rapprochement, qui me frappa alors, me rendait ces douces heures plus délicieuses encore ! Je m’explique.

Il y avait, parmi les constructions qui entouraient nos logements, une petite remise dont j’ai oublié de parler plus tôt, laquelle servait à la fois d’étable pour les chèvres et de salle à dîner pour nous. C’était le seul de nos édifices que nous pussions convertir en chapelle, et ce fut dans cette étable, nettoyée et décorée par nous, que deux fois, pendant notre séjour à Long-Bottom, le Dieu-Sauveur descendit, à la voix de son apôtre l’Évêque de Sydney.

Pour chacune de ces deux grandes occasions, nous nous sommes ingéniés à décorer cet humble réduit, après l’avoir nettoyé de notre mieux. De grandes fougères recueillies dans la forêt décoraient de leur verdure tout le contour de notre chapelle : le pan d’une des extrémités, où s’élevait l’autel, était couvert d’un drap de coton orné de toutes les petites images de piété, présents de nos familles apportés du Canada dans nos valises. Une table composée de pièces de bois recouvertes d’un drap de coton, formait l’autel sur lequel on mit un crucifix et deux chandeliers portant des cierges, apportés de Sydney par monseigneur Polding.

Ce fut dans ce temple improvisé que nous eûmes la consolation de participer au saint sacrifice de la messe et de recevoir, comme nourriture, le pain des anges, de la main de monseigneur l’Évêque de Sydney.

Dans ces généreuses visites de monseigneur Polding et du révérend père Brady, ces dignes apôtres ne manquaient pas de passer avec nous le plus de temps possible, pour nous consoler et nous exhorter à accepter avec patience, en vue de Dieu, toutes nos misères. Ils s’intéressaient aussi à notre sort temporel et essayaient tous les moyens possibles de nous procurer quelques soulagements ; mais le gouverneur, Sir George Gipps, pour une raison ou pour une autre, ne ressentait, paraît-il, aucune sympathie pour nous, et, depuis qu’il avait accordé à monseigneur Polding la grâce de nous admettre dans la Nouvelle-Galles du Sud, au lieu de nous réléguer à l’Île Norfolk, il se croyait sans doute quitte de tout sentiment de charité à notre égard.

Dans une de ses visites à notre établissement, le père Brady eut la pensée de goûter à notre dîner qu’il trouva très-mauvais et insuffisant. Poussé par l’idée de nous être utile, en réveillant en notre faveur les sentiments d’humanité qui pouvaient exister au sein de la population du pays, le bon missionnaire envoya à un journal de Sydney, dont le nom a malheureusement disparu de mes notes et que j’ai oublié, une correspondance dont voici la traduction.


« LES PRISONNIERS CANADIENS.


« M. le Rédacteur,


« J’arrive, dans le moment, de Long-Bottom, où j’ai passé deux jours avec les prisonniers politiques du Canada. Monseigneur l’Évêque leur a aussi rendu visite, il leur a donné sa bénédiction et les a encouragés à souffrir avec patience leur exil et tous les maux qui en sont inséparables.

« Quand je considère le courage de ces prisonniers et leur résignation, je ne puis concevoir comment des hommes si doux, si modestes et si bons, dont la conduite fait l’admiration de tous ceux qui en sont témoins, peuvent avoir mérité une punition aussi terrible.

« Ils ont eu le malheur de se voir arracher des bras de leurs femmes et de leurs enfants, ils ont vu leurs demeures et leurs propriétés livrées au pillage et à l’incendie, et, après des mois d’angoisses, de craintes et d’espérances trompées, passés dans le fond des cachots, ils reçurent la terrible sentence qui devait les séparer de ce qu’ils ont de plus cher au monde, pour les rejeter bannis sur une terre lointaine où ils souffrent de la privation des choses les plus nécessaires. La nourriture qu’ils reçoivent est si mauvaise que l’esclave blanc d’Irlande[1], accoutumé à vivre de patates et de sel, pourrait à peine s’en accommoder ; malgré cela l’établissement de Long-Bottom coûte au gouvernement près de mille livres sterling par an, dépense qu’on pourrait épargner en accordant à ces hommes la permission de chercher de l’emploi dans la colonie, ou, pour le moins, en les assignant à de bons maîtres.

« Si vous croyez que ces réflexions puissent servir à quelque chose, ayez la bonté de les insérer dans votre utile et excellent journal, en ce faisant vous obligerez

« Votre dévoué serviteur,
« J. Brady, Missionnaire. »


Le rédacteur de la feuille à laquelle cette communication fut envoyée en accompagna l’insertion de quelques remarques très sympathiques, analogues à celles de la lettre même de l’excellent missionnaire. Mais l’auteur de la correspondance était un prêtre irlandais, le journal était un journal catholique, et les victimes, des canadiens français, de sorte que tout l’effet de la tentative du bon Père fut d’attirer sur nous, de la part d’un autre journal de Sydney (The Sydney Herald), un déluge d’injures et de calomnies. Selon ce véridique, charitable et honorable écrivain du Herald, nous avions signalé notre carrière en Canada par le meurtre, le pillage et l’incendie, nous n’étions tous que des coupe-jarrets digne d’un sort cent fois pire que celui qu’on nous faisait ; sympathiser avec nous, c’était sympathiser avec le crime : … en un mot tout ce qu’un pareil journal peut inventer en pareille matière.

Il nous fallut encore supporter cela sans mot dire, et endurer les mille petites misères que de semblables articles, avalés par un public bien disposé à les recevoir, ne manquaient pas de nous attirer.

Le choix des officiers et des gardiens des établissements de déportation, dans les colonies pénales de l’Angleterre, n’est pas toujours des meilleurs, si j’en juge par mon expérience de condamné politique en la Nouvelle-Galles du Sud. Le surintendant de l’établissement de Long-Bottom était un homme grossier et brutal, de mœurs détestables et d’un tempérament presqu’aussi incontrôlable qu’incontrôlé. Nous apprîmes de ses subordonnés, qui le haïssaient pour le moins autant qu’ils le redoutaient, qu’il avait été officier dans l’armée, d’où on l’avait expulsé pour cause de mauvaise conduite.

Cet homme prenait plaisir à tendre des piéges à notre patience, et il avait surtout pris en grippe M. le notaire Huot, à cause, je suppose, de son âge avancé, de son caractère professionnel et de son apparence singulièrement distinguée. Notre surintendant ne manquait jamais l’occasion de tâcher de nous pousser à bout et de nous porter ainsi à lui manquer de respect ; mais nous étions sur nos gardes, et, avec le meilleur désir du monde de nous prendre en défaut, il n’y réussissait pas souvent, je pourrais même dire jamais dans le strict et juste sens du mot.



  1. Le P. Brady, étant lui-même irlandais, fait ici un amer retour sur la condition de sa belle mais infortunée patrie.