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Notes d’un condamné politique de 1838/23

La bibliothèque libre.
Librairie Saint-Joseph (p. 203-209).


XXIII

LES PREMIERS PARDONS ET LES PREMIERS RETOURS.


Il y avait près d’un an que nous habitions Irish-town, lorsqu’arriva la nouvelle que deux de nos compagnons d’exil, MM. Charles Huot et Louis Pinsonneault, avaient été graciés. C’était tout un événement pour les exilés canadiens, tous épars dans Sydney et ses environs : c’était, pour chacun de nous, le présage et un avant-goût de la fin de son exil, un commencement d’accomplissement des vœux et des promesses de nos amis du Canada, et de la prédiction du brave officier que nous avions rencontré à Hobart-town.

En apprenant cette nouvelle, je partis aussitôt pour aller voir mon vieil ami, M. Huot, afin d’être plus certain de l’exactitude du rapport qu’on nous avait fait. M. Huot demeurait dans le voisinage immédiat de Sydney ; il était chez lui, et il me montra le parchemin qu’il avait reçu. Je tins longtemps dans mes mains cette pièce, et je relus plusieurs fois cette formule qui rend la liberté aux condamnés.

La joie que causait à M. Huot ce pardon tant désiré était singulièrement tempérée, dans le moment, par une tristesse dont je n’eus pas de peine à deviner la cause. Mon respectable ami n’avait pas les moyens suffisants pour profiter de ce pardon et payer les frais de son retour au pays ! Être libéré était peu de chose pour nous à moins de retour au pays ; car esclaves ou libres, condamnés ou absous, la Nouvelle-Galles du Sud et toute autre terre que celle du Canada était pour nous l’exil.

Tout le monde ne sait peut-être pas que nous eûmes, presque tous les exilés aux terres australes, à pourvoir nous-mêmes à nos frais de retour jusqu’en Angleterre. Les généreuses souscriptions, faites dans nos campagnes et dans nos villes, pour subvenir aux dépenses de notre voyage furent déposées en Angleterre, et il nous fallut nous y rendre pour pouvoir obtenir des secours sur ce fonds, qui eût été, cependant, suffisant pour noliser un grand et bon navire, muni de toutes choses nécessaires, pour nous ramener tous de Sydney à Québec. Ce fut pour la plupart d’entre nous une source d’anxiété, de déboires, de retards et d’efforts incroyables.

Après avoir félicité mon bon vieil ami de son bonheur, et l’avoir consolé de sa tristesse, en lui faisant espérer de la Providence les moyens de regagner la patrie, je repris le chemin d’Irish-town, roulant dans ma tête des pensées d’espoir et de doute sur notre avenir, à nous qui n’étions pas, en apparence, inclus dans ce premier acte de pardon. Pourquoi cette différence, me demandais-je ? Aurait-on pris la détermination de borner là la clémence ? Enfin, je me faisais à moi-même toutes sortes de questions que le lecteur peut facilement imaginer, par induction, de l’exposé de la circonstance.

À mon arrivée au logis, je fis part à mon associé de la confirmation de la nouvelle qu’il attendait avec grande hâte. Aussi content que moi du bonheur de nos deux camarades de malheur, il était infiniment plus désolé que moi de la différence de sort qui nous frappait : c’était tout naturel, il était époux et père d’une jeune famille qui pleurait son absence.

Un mois après, le paquet, qui tous les mois apportait la malle d’Angleterre, apporta cette fois le pardon de plus de la moitié des exilés canadiens, au nombre desquels se trouvait mon associé. Cette nouvelle nous combla tous de joie ; car c’était chose certaine pour les uns et c’était espoir pour les autres. Le lecteur sait que cet espoir ne fut trompé pour aucun de nous.

Rien, je le pense sincèrement, rien de terrestre n’eût pu nous engager à rester loin de notre pays ; ni la fortune, ni les honneurs. Nous avions faim et soif du pays natal, nous brûlions du désir de revenir au Canada, pour revoir nos familles, nos amis, pour revoir nos belles campagnes, pour saluer les cloches de nos paroisses, pour parler français et contempler le spectacle de nos bonnes mœurs canadiennes-françaises.

Le plus grand nombre des exilés canadiens, avaient heureusement pu, malgré la dureté des temps, ramasser un pécule suffisant pour subvenir aux frais du retour, et mon associé était de ce nombre ; mais, malheureusement, les autres n’avaient aucun moyen quelconque, ou des moyens tout-à-fait insuffisants, et j’étais de cette dernière catégorie.

Il nous fallut, M. Thibert qui partait et moi qui restais, liquider les affaires de notre petit commerce. Ce négoce nous avait fait vivre comparativement assez bien ; de plus il avait permis à mon associé de ne point entamer ses épargnes faites dans l’exploitation du bois et d’autres petites industries, et mises à part pour son retour : il m’avait donné, à moi, les moyens de remonter ma garde-robe ; mais en dehors de cela, nos petites dettes payées, il ne restait à la société que ses édifices et son four, dont personne n’avait besoin et qui ne valaient pas la peine d’être mis en vente.

Je me retrouvai donc sur le pavé de Sydney, en quête encore d’une situation. J’ai déjà dit qu’à mesure que les Canadiens étaient connus et que disparaissaient, par conséquent, les effets des calomnies de la presse et de l’antipathie créée par les préjugés de race et de religion si enracinés chez ces populations, nous obtenions beaucoup plus facilement de l’emploi. À l’époque dont je parle, nous commencions même à devenir l’objet de préférences marquées ; aussi n’eus-je aucune difficulté cette fois à trouver à me placer, et dans une condition et avec un salaire bien supérieurs à tout ce à quoi j’aurais osé prétendre auparavant. J’entrai, comme commis dans un des principaux magasins de marchandises sèches de Sydney.

Dans le même temps, trente-huit de mes compagnons libérés d’exil s’occupaient des préparatifs de leur départ. On était au mois d’août 1844. Ils s’étaient réunis pour traiter du prix de leur passage jusqu’en Angleterre avec le capitaine d’un navire marchand en partance. C’était le meilleur moyen à prendre et ils réussirent à faire un bon marché.

Il y avait quatre jours que j’étais installé au comptoir de mon nouveau maître, lorsqu’ils vinrent me dire adieu et me souhaiter, à moi-même, un prompt départ. Je leur présentai mes vœux pour un heureux retour au pays : mon émotion trahissait la profonde douleur que je ressentais de ne pouvoir partir avec eux. Ils m’encouragèrent, en me disant que nos compatriotes ne nous abandonneraient pas, que certainement une souscription serait faite pour nous retirer de cette plage, dont le sol devenait comme brûlant sous mes pieds, depuis qu’il m’était permis de revoir notre cher Canada.

Le soir du même jour, nous nous réunîmes plusieurs pour nous consoler un peu et nous encourager mutuellement, fondant notre espoir d’un prompt départ sur mille hypothèses plus ou moins probables. Nous comptions sur la générosité de nos compatriotes, et nous ne comptions pas en vain ; mais je ne sais comment il se fit que les personnes chargées d’administrer les fonds de secours, ne purent alors trouver les moyens de nous faire tenir de suite ces deniers, plus nécessaires pour nous à Sydney qu’en Angleterre.

Trente-neuf de nos compatriotes, y compris M. Bourdon, avaient laissé la terre d’exil, deux y étaient morts, dix-sept y restaient donc encore, lorsque je fis connaissance à Sydney d’un négociant français qui, dégoûté du pays et ne voyant pas d’amélioration probable dans les affaires de la colonie, en était venu à la détermination de vendre, à tout prix, le fonds considérable d’articles de nouveautés qui lui restait de ses importations de France.

M. Philémon Mesnier, c’était le nom de ce négociant, me parlait souvent de mon pays et de mes malheurs, et chaque fois je lui répondais dans des termes et avec un ton qui lui firent comprendre toute l’ardeur du désir qui me dévorait de revoir ma patrie.

La nostalgie me minait, et cette maladie menaçait de me mener au tombeau. Jamais, à aucune époque de mon exil, je n’avais ressenti rien de semblable. L’ennui que j’endurais est indéfinissable, il me suivait partout : j’en vins bientôt à tomber dans la mélancolie et à ne rechercher que l’isolement, au sein duquel je nourrissais mon mal. Tous les dimanches, j’allais passer mes après-midi sur un rocher placé au fond d’une petite baie solitaire qui donnait sur la rade de Sydney : là, je rêvais de mon pays et de ma famille. Il me semblait que je suivais des yeux le sillage du navire qui avait emporté mes heureux compagnons. J’accompagnais de la pensée ce navire : avec lui je parcourais les mers, avec lui je remontais le Saint-Laurent ; puis l’image de ma paroisse natale, puis les embrassements de ma mère, la joie de mon vieux père, les poignées de main des amis passaient dans mon imagination, pour m’abandonner bientôt à la triste réalité qui me faisait me retrouver sur le triste rocher de la terre de mon exil. Alors il me prenait des angoisses de tristesse, pendant lesquelles je m’écriais sans cesse :

— Quand, quand, donc partirai-je pour le Canada ?