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Notes d’un condamné politique de 1838/24

La bibliothèque libre.
Librairie Saint-Joseph (p. 210-214).


XXIV

UNE ÂME GÉNÉREUSE.


Le brave négociant français avait remarqué la langueur qui me minait, et il s’était pris de compassion pour moi : il me proposa de me prendre à son service pour l’aider à liquider ses affaires, après quoi, devant partir pour l’Europe, il me promettait de m’emmener avec lui et de me fournir, au besoin, les moyens de me rendre jusqu’en Canada. Après avoir obtenu de mon patron d’alors la permission de quitter son service, j’acceptai l’offre de M. Mesnier, laquelle fut pour moi un véritable remède. Réconforté par la perspective qui m’était ainsi présentée, je me mis, avec autant de zèle que de joie, à seconder M. Mesnier dans le travail de la vente de son fonds de magasin.

Nous étions, à cette époque, tous graciés ; mais nous étions encore dix-sept à Sydney, retenus en exil par le manque de moyens. Nous nous réunissions tous les dimanches et quelquefois le soir, pour nous consoler mutuellement, parler du pays, et nous communiquer nos raisons d’espérer une prompte délivrance.

De temps à autre, partait un de nous qui avait réussi à recueillir le prix de son passage en Angleterre, trois des dix-sept dont j’ai parlé me précédèrent sur les sentiers de l’océan qui mènent au Canada.

Il s’était écoulé environ dix mois depuis le départ des trente-huit dont j’ai parlé, lorsqu’un bon jour, un des messagers de la maison du gouverneur, Sir Georges Gipps, vint me dire que Son Excellence désirait me voir. Comme je n’avais rien à appréhender désormais, j’augurai qu’il s’agissait d’une bonne nouvelle, et ce fut le cœur plein d’espoir que je me mis à faire ma meilleure toilette, pour me rendre auprès du représentant de la Souveraine.

Son Excellence me reçut avec bonté et politesse, il avait même l’air touché en me voyant et me parlant. Il me fit part alors d’une lettre qu’il avait reçue, laquelle l’informait que plusieurs membres des Communes avaient demandé au Gouvernement de Sa Majesté de vouloir bien se charger de faire transmettre et distribuer aux exilés politiques canadiens une somme assez considérable, produit d’une souscription faite en Canada dans le but de subvenir aux frais de notre retour. Sir Georges ajouta que rien n’avait encore été fait lors du départ de la malle ; mais que, attendu qu’il était probable que le prochain paquet lui amènerait l’ordre et les moyens de nous renvoyer tous en Angleterre, il avait cru devoir me faire venir pour me prévenir et me demander d’avertir nos compatriotes de se tenir prêts.

Je remerciai Son Excellence de cette attention, tant en mon nom qu’au nom de tous mes compagnons d’exil encore présents à Sydney ; après quoi, offrant à Son Excellence mes plus gracieuses salutations, je me hâtai de courir chez tous mes compatriotes et amis, pour leur faire part de l’heureuse nouvelle que je venais d’apprendre, d’une source aussi respectable qu’authentique.

Néanmoins, pendant longtemps encore, nous en fûmes pour les transports de joie dans lesquels cette nouvelle nous avait tous mis. Les paquets arrivaient tous les mois, les uns après les autres, et rien n’arrivait pour nous. Pourtant nous ne perdions pas toute espérance : nous savions bien que le gouverneur ne s’était pas joué de nous, et nous le supposions bien presqu’aussi désappointé que nous d’avoir été ainsi induit à faire briller à nos yeux un espoir qui ne se réalisait pas. Au reste, il y avait dans tout cela une chose qui nous paraissait très-certaine, c’était qu’une souscription suffisante avait été faite par nos compatriotes et que le montant en était déposé en Angleterre. Nous nous disions donc les uns aux autres : — Courage, tôt ou tard, il faut que ça vienne !

Un bon nombre de ceux qui restaient étaient dans un état voisin de la détresse, et ne voyaient pas jour à jamais pouvoir amasser la somme, assez considérable, qu’il fallait pour payer un passage de Sydney en Angleterre. Un seul d’entre eux était marin mais âgé, aucun patron de navire n’était pressé d’ajouter à son équipage des hommes que devait tourmenter le mal de mer à chaque tempête ; au reste il y avait assez de jeunes gens au pied marin qui cherchaient à gagner ainsi leur retour en Europe, pour engager le capitaine à ne prendre que des hommes déjà faits à l’eau salée.

Quant à moi, en particulier, sauf l’exil et la nostalgie qu’il me causait, j’étais au mieux dans la maison de mon généreux patron. Aux bons soins matériels de l’aisance, s’ajoutaient pour moi les soins plus précieux encore de la sympathie la plus cordiale et de l’amitié la plus délicate et la plus désintéressée : j’en étais quelquefois même confus, tant j’avais peur d’abuser, par quelqu’indiscrétion, d’une hospitalité si libérale et si distinguée.

Sur la fin de Janvier 1846, c’est-à-dire environ dix-huit mois après les premiers départs de Canadiens exilés pour le Canada, mon excellent patron termina ses affaires : tout était liquidé, il avait terminé la vente du reste de ses marchandises et avait réalisé tout son avoir, non pas, cependant, sans de grands sacrifices ; mais il avait presqu’autant de hâte de laisser les terres australes que moi-même.

Il se mit alors, et je l’accompagnais et l’aidais comme bien on peut l’imaginer, en quête d’un navire en partance. Il y en avait plusieurs qui s’annonçaient pour le mois de Février ; nous les visitâmes tous, et, après informations prises sur les qualités de mer de tous, nous choisîmes comme le plus confortable et le plus fin voilier le navire le Saint-Georges, commandé par un capitaine Jones. Je n’ai pas besoin de dire que le Saint-Georges n’avait pas la moindre ressemblance avec le Buffalo, dont, cependant, j’aimerais en ce moment à savoir le sort.

Un blessé garde comme souvenir la balle ou l’éclat d’obus qu’on a retiré de ses chairs déchirées. Eh bien ! moi, j’aimerais à posséder une petite croix faite du bois dont est construite cette frégate, dans les flancs de laquelle et mon cœur et mon corps ont été lacérés par d’indignes traitements.