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Notes d’un condamné politique de 1838/25

La bibliothèque libre.
Librairie Saint-Joseph (p. 215-222).


XXV

LE VOYAGE DE RETOUR.


Le dimanche gras du mois de février 1846, dans la matinée, après avoir pris congé les jours précédents des charitables personnes à qui je devais des obligations et dont j’ai parlé dans le cours de ce récit, je m’embarquais, en compagnie de M. Mesnier, mon bienfaiteur, de madame Mesnier, sa digne compagne, et d’un assez bon nombre d’autres passagers, sur le Saint-George, en destination d’Angleterre.

Plusieurs, des treize exilés canadiens qui restaient après moi sur la terre d’exil, avaient pu venir m’accompagner sur le quai : ils me serrèrent les mains en me souhaitant un heureux retour au pays. Ils étaient émus, et moi je pleurais, en leur disant : — « Courage mes amis, courage, votre tour viendra ! » Quelques-uns de mes compagnons de passage, presque tous gens qui abandonnaient la colonie à la suite de tentatives avortées de fortune, partageaient notre émotion, d’autres faisaient des mines à mériter de rester à la place de mes braves compagnons.

Le Saint-George leva l’ancre à onze heures et, voiles déployées, commença sa longue course de milliers de milles à travers les eaux puissantes de l’abîme. Il faisait un temps magnifique, une légère brise enflait nos voiles et le noble navire glissait avec majesté sur les ondes, se dirigeant vers la sortie du havre.

Que j’avais de plaisir à voir s’éloigner les côtes de la Nouvelle-Galles du Sud, et n’eût été la tristesse causée par la pensée de mes pauvres compagnons restés à Sydney, je crois que j’eusse, en ce moment, été aussi heureux qu’on peut l’être en ce monde. Il me semblait que déjà j’étais prêt d’arriver au pays. Il me semblait entendre mes parents se dire : — Enfin, le voilà qui arrive ! et se demander : — L’exil l’a-t-il bien changé ? Je me voyais déjà au foyer domestique, entouré de parents et d’amis à qui je faisais le récit de nos longues souffrances. Déjà, je voyais toutes mes connaissances m’entourer, le dimanche, sur le perron de l’église, à la sortie de la messe paroissiale. Ô image de la patrie, que je t’ai contemplée, de tous les degrés de laititude et de longitude qui séparent le Canada des terres australes !

Nous fûmes favorisés pendant plusieurs jours d’un vent en poupe accompagné de beau temps ; nous filions, filions, le plus agréablement du monde, gouvernant pour le cap Horn. Je suivais, par conséquent, une route tout-à-fait différente de celle par laquelle nous étions venus à Sydney, à bord du Buffalo, et sur laquelle nous avions doublé le cap de Bonne-Espérance.

Après deux semaines d’une navigation des plus heureuses, pendant laquelle M. Mesnier et moi parlions sans cesse de la Vieille et de la Nouvelle France, quand madame Mesnier ne me parlait pas de mes parents et surtout de ma mère, nous étions dans les parages de la Nouvelle-Zélande. Là nous éprouvâmes quelques jours de vents contraires accompagnés de bourrasques ; mais bientôt le bon vent nous revint et nous reprîmes notre course rapide vers les régions froides et humides du cap Horn.

Arrivés à la hauteur du cap Horn, nous fûmes saisis par un calme plat qui dura une semaine entière. Le spectacle qui nous entourait était d’une tristesse grandiose, et le calme semblait porter avec lui des terreurs que n’offrent point les tempêtes. Il faisait froid, très froid ; le navire était entouré d’immenses glaces flottantes ; le ciel était sombre au point de nécessiter l’usage des lumières en plein jour ; d’épais nuages s’étendaient comme de lugubres voiles de pleureuses, et semblaient descendre jusqu’au bout des mâts de notre navire ; le brouillard mouillait le pont et les cordages, et cette eau gelait en croûte sur le pont et pendait en cristaux aux manœuvres. Le calme, qui nous retenait, semblait en un mot porter la tourmente en son sein.

À l’expiration de cette semaine de calme, un violent vent de Nord-Ouest s’éleva, à la faveur duquel nous doublâmes le cap ; mais en nous dirigeant vers le sud, jusqu’aux environs d’une petite île, appelée, je crois, l’Île Royale, où nous rencontrâmes encore le calme qui, cette fois, ne dura qu’une journée.

Dans la nuit du même jour, un vent impétueux soufflant du Sud-Est nous conduisit en quatre ou cinq jours dans les parages des Îles Malouines. Là, nous fûmes, paraît-il, dans un danger imminent. Le vent nous poussait vers la côte, et pendant presque toute une journée nous longeâmes la terre d’une de ces îles, ayant toutes les peines du monde à ne pas laisser affaler le navire sur les rochers que nous apercevions du haut du pont. Enfin, vers le soir, le vent s’apaisa un peu, puis prit une direction plus favorable, et nous pûmes, élevant notre course, nous éloigner de ce dangereux voisinage. Le lendemain, la brise était tout-à-fait propice et nous faisions bonne route, courant Nord-Est à toute vitesse.

Il y avait dix jours que nous avions échappé aux dangers des récifs des îles Malouines, le navire était courbé sous les efforts d’un gros vent et la mer battait avec fureur sa mince muraille : il était quatre heures de l’après-midi et nous étions à table, un bruit se fit sur le pont, puis nous entendîmes donner l’ordre de mettre en panne. L’instant d’après le navire subissait une évolution, accompagnée d’une pièce de mer qui le fit trembler dans toute sa charpente.

L’ordre de mettre en panne avait été donné par le troisième officier du bord, alors en charge du navire ; le capitaine et le second officier, à table avec nous, s’étaient élancés, en culbutant tout, vers le banc de quart, pour connaître la cause d’une manœuvre aussi inattendue et prendre la direction des choses. Ils furent suivis de près par tous les passagers, qui se précipitèrent en désordre sur le pont, en demandant avec angoisse : — Avons-nous touché ? Est-ce une collision ? Est-ce que nous allons périr ?

Tout était désordre sur le navire, et nous trouvâmes l’équipage, dans la terreur, en train de mettre les chaloupes à la mer. Plus de doute, c’est un sinistre, dont personne ne connaît ni ne peut apercevoir la cause. La plupart des passagers s’emparaient déjà des chaloupes, et on allait avoir à déplorer de terribles noyades, lorsque le capitaine parvint à obtenir l’attention de ces malheureux fous de peur. Il leur expliqua alors que la cause de ces manœuvres était la chute dans la mer d’un pauvre matelot. Il pria tout le monde de vouloir se retirer en arrière, pour permettre à l’équipage de manœuvrer à l’aise et d’exécuter, sans encombre, les dangereuses opérations du sauvetage, au sein d’une mer houleuse soulevée par un gros vent d’orage.

Penché sur le bastingage du navire, je pus voir le malheureux matelot lutter avec la mer ; pendant environ dix minutes, je le vis paraître et disparaître tour à tour ; tantôt il apparaissait sur la crête d’une vague et tantôt il semblait avoir été enseveli sous le repli d’une lame. C’était un spectacle à navrer le cœur.

Une chaloupe fut mise à la mer, conduite par cinq marins, elle se dirigea vers le malheureux, en ce moment, le jouet des vagues. Comme nous suivions avec anxiété les mouvements de ce frêle esquif ballotté par la mer, s’avançant avec peine malgré les efforts des vigoureux rameurs ! Enfin la chaloupe approchait du pauvre matelot ; on se sentait presque suffoqué d’impatience, dans l’attente du moment où, saisi par l’un de ses camarades, nous le verrions arraché au terrible sort qui le menaçait. La chaloupe n’était plus qu’à quelques verges de lui, lorsque nous le vîmes disparaître dans les ondes. L’équipage de la chaloupe chercha quelque temps, interrogeant la surface agitée de la mer, puis se dirigea du côté du navire, sur un signal de retour donné par l’ordre du capitaine. Je me sentais la poitrine comme oppressée par un poids pesant : maintenant je craignais pour le sort des cinq hommes qui montaient la faible embarcation. Effectivement, ils eurent beaucoup de peine à revenir ; mais enfin, ils arrivèrent. Le navire reprit sa marche, chacun reprit ses occupations, à bord, et, une heure après, personne ne se fût aperçu qu’un accident venait de visiter l’équipage qui nous conduisait sur les sentiers de l’océan… Il y en a tant de ces pauvres enfants d’Adam qui, chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, passent du temps à l’éternité, du jugement souvent si faux des hommes, au jugement infaillible et redoutable de Dieu !

Chaque jour de marche nous éloignait des régions froides du Sud et nous rapprochait des feux de la zone torride. Après deux mois et demi de voyage, nous fîmes relâche au port de Pernambouc dans l’Amérique du Sud.

La chaleur était grande ; mais, en repassant sous ces latitudes, comme je goûtais avec délices la différence qu’il y avait entre ma position, à bord du Saint-George, et celle que j’occupais à bord de l’inoubliable Buffalo. Esclave alors, j’étais libre aujourd’hui ; méprisé alors, j’étais respecté aujourd’hui ; marchant à l’exil alors, je revenais au pays maintenant !… Et sous le rapport physique, au lieu des saletés de la frégate, j’avais tout le confort dont on peut jouir à bord d’un navire.

Le capitaine avait affaire à terre, nous en profitâmes M. Mesnier, sa femme, quelques passagers et moi, pour aller respirer un peu l’air des champs et des bosquets de cette riche nature des pays chauds. Je ne donne pas de description de la petite ville et du port de Pernambouc ; cette description ressemblerait à mille autres du même genre et n’aurait pas grand intérêt pour mes lecteurs.

Descendus à terre vers onze heures de la matinée, nous ne reprîmes le chemin du navire que sur les neuf heures du soir. Huit de nous montions, pour le retour, une chaloupe conduite par des rameurs indigènes ; ils chantaient en ramant une complainte où cantique espagnol, dont l’air avait une grande douceur et dont le refrain était : — Santa Maria. Ils n’avaient pas répété deux fois ce refrain, qui me faisait plaisir à entendre, que je me joignis au chœur qui le répondait ; puis madame Mesnier se joignit à nous, et tous les huit nous répétions le doux refrain : Santa Maria !

Une fois sur le pont de notre navire, je m’accoudai sur le bord des pavois et j’y demeurai, m’enivrant de la mélodie touchante du chant des rameurs, jusqu’aux derniers Santa Maria, que mes oreilles charmées purent aller saisir dans le lointain et me rapporter avec les chaudes et douces brises du vent du soir des tropiques.

Le lendemain matin, sur les dix heures, le Saint-George, et nous, l’un portant les autres, reprîmes notre course vers les îles britanniques. Après six semaines, du jour de notre départ de Pernambouc, marquées tantôt par du calme, tantôt par un vent favorable, nous arrivâmes dans les bassins de Londres, tous sains et saufs et bien portants. Nous nous félicitions les uns les autres de notre heureuse traversée de quatre mois, qui nous permettait à tous de toucher le lieu de notre destination… moins notre malheureux matelot, à la mémoire duquel nous donnâmes quelques mots de souvenir.