Notes d’un condamné politique de 1838/27

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Librairie Saint-Joseph (p. 228-230).


XXVII

DE LONDRES À QUÉBEC.


Le 13 de juillet 1846, après un séjour de quatorze jours dans le sein de l’immense métropole du Royaume-Uni, je quittai les bassins de Londres à bord de l’excellent navire Le Montréal, commandé par l’aimable autant qu’habile marin, M. le capitaine Forbes. Un bateau à vapeur nous remorqua jusqu’en dehors de la Tamise et nous laissa à quelque distance des côtes de la Manche.

À peine étions-nous arrivés dans ce chenal qui sépare l’Angleterre du continent, qu’un vent tempétueux s’éleva, lequel, avec des alternatives de calme et de redoublement de rage, nous retint trois semaines à louvoyer dans la Manche. Le Saint-George avait parcouru en deux jours l’espace que nous mîmes environ dix-huit journées à franchir.

On sait que la houle et la vague de la Manche sont sans égales sur toute l’étendue des mers pour la fatigue qu’elles font endurer aux navires. Ces trois semaines de pénible navigation avaient tellement secoué la charpente du Montrêal qu’il se mit à faire de l’eau ; pendant toute la traversée, l’équipage, à son grand déplaisir souvent exprimé en termes de matelot anglais, eut à pomper plusieurs heures chaque jour.

Notre course à travers l’océan fut on ne peut plus heureuse. Le seul incident pénible qui se présenta fut la mort d’un petit enfant appartenant à une famille d’émigrés très respectable. La douleur de ces compagnons de passage excita les sympathies de tout le monde à bord. C’est si triste la mort, et la sépulture qui la suit, sur mer !

Le 2 septembre, à sept heures du matin, oh ! je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui, nous aperçûmes, en montant sur le pont, les côtes du district de Gaspé.

La patrie ! Après plus de sept ans d’exil, quelle émotion ! C’était quelque chose de si doux, de si enivrant, que je me prenais à me dire à moi-même : — Après tout, de pareilles jouissances ne sont pas trop cher achetées ! Si l’on ressent tant de joie à revenir dans la patrie terrestre, quelles ne seront donc pas les joies de ceux qui, après avoir mérité sur la terre, seront admis aux douceurs de la patrie céleste ?

Et je rêvais ainsi, contemplant à m’en fatiguer et le ciel et les eaux et les terres de mon pays. Ma joie paraissait telle à tous mes compagnons de voyage qu’ils en étaient émerveillés. Un passager, ancien major de l’armée anglaise, jouissait tellement de mon bonheur dans son bon cœur, qu’il m’invita à descendre dans la cabine où il avait, avec le capitaine, organisé une petite fête. On but à ma santé, au Canada tant aimé de ses enfants, et on me félicita de mon retour au foyer de mes ancêtres.

Ces émotions, si vives et si profondes, produisirent sur moi un effet singulier, que rien auparavant dans ma vie, si accidentée pendant les neuf années alors dernières, n’avait pu produire à ce point ; je demeurai plus de deux fois vingt-quatre heures sans dormir.

De Gaspé, huit jours de navigation entre les deux superbes rives du plus beau fleuve du monde nous amenèrent dans le port de Québec, où nous jetâmes l’ancre le 10 septembre, qui était un dimanche, vers deux heures de l’après-midi.

Je descendis à terre presqu’immédiatement après notre arrivée, laissant à bord ma malle, du reste fort peu considérable. Je pris une calèche sur la place et je me fis conduire à un hôtel canadien. Les plus petites choses ont leur signification dans de semblables situations : je ne saurais exprimer, par exemple, l’effet qu’eut sur moi la vue de cette calèche et l’impression que je ressentis quand j’entendis parler français autour de moi, et que je perçus, surtout, ces simples mots que le cocher adressa à son cheval : — « Marche donc. » Un éclair traversa ma pensée, et l’image de Long-Bottom s’offrit à mon esprit comme contraste. Il me semblait entendre, en opposition aux mots de commandement que mon cocher adressait à son cheval canadien, les mots si rudes à nos langues et à nos oreilles, que nous adressions à nos associés de travail, les bœufs australiens : — « Hi ! Dji ! » C’est ainsi, que pour nous confondre et nous humilier, sans doute, Dieu permet que ces idées triviales viennent s’offrir à notre pauvre cerveau, souvent dans les moments les plus solennels. Qui n’a pas éprouvé cela plusieurs fois dans sa vie ?