Notes d’un condamné politique de 1838/28
XXVIII
LE PAYS ENFIN.
Je ne sais pas qui répandit le bruit qu’un exilé canadien venait d’arriver des terres australes ; mais, à chaque instant, je recevais la visite de quelque citoyen de Québec (où je ne connaissais à peu près personne) qui venait me féliciter de mon retour, me souhaiter la bienvenue, et me demander des nouvelles de nos compatriotes restés en exil. On ne savait que faire pour me plaire et me prouver combien on était heureux de me voir revenir sain et sauf après tant de misères et une si longue absence. Plusieurs m’invitaient à me rendre chez eux, et m’offraient l’hospitalité de la famille ; mais, avant que j’eusse répondu à pareille invitation, un autre visiteur arrivait : alors je remerciais, me défendant sur les devoirs que j’avais à remplir envers une population qui me recevait si cordialement. — Eh bien ! demain, me disait-on alors ! Et pourquoi ne passeriez-vous pas quelques jours à Québec ?… Enfin, tout ce que l’intérêt le plus vif et la cordialité la plus grande peuvent suggérer.
Mais, j’avais hâte de voir mes parents, dont même en ce moment j’ignorais le sort. Je m’empressai de régler toutes mes affaires le lendemain, et, dans l’après-midi même, je m’embarquai sur le bateau à vapeur de la ligne de Québec à Montréal.
Je viens de dire que j’ignorais le sort de mes vieux parents ; en effet, je ne savais pas s’ils vivaient encore, n’ayant pas reçu de nouvelles d’eux à l’étranger, et n’ayant pu en avoir à Québec, où ils n’étaient point connus. C’était donc le cœur plein d’une joie mêlée d’anxiété que je remontais le cours du Saint-Laurent pour regagner le toit paternel ! Je ne dormis pas de la nuit, que je passai à marcher sur le pont par un temps magnifique ; des milliers d’étoiles brillaient au firmament, et la température était d’une tiédeur délicieuse.
En arrivant à Montréal je reçus des nouvelles heureuses de mes parents : ils m’attendaient de jour en jour, avertis qu’ils avaient été par M. Fabre. Lui-même avait reçu une lettre de M. Roebuck, apportée par le paquet de la malle d’Angleterre à New-York, lequel nous avait devancé de près de trois semaines.
Désirant me rendre immédiatement dans ma paroisse, située à vingt lieues de Montréal, je me mis de suite en frais de remplir un devoir sacré pour moi, celui de demander au peuple canadien de pourvoir au retour de mes compagnons restés en exil. J’étais occupé à écrire une communication sur ce sujet, lorsque je reçus la visite de M. Duvernay, propriétaire du journal la Minerve. M. Duvernay était accompagné de M. LePailleur, un de mes compagnons d’exil déjà au pays depuis près de deux ans.
Nulle visite ne pouvait arriver plus à propos car on sait avec quel zèle et quel dévouement M. Ludger Duvernay a servi la cause des exilés de 1838. Je lui fis part de suite du sujet de la communication que j’étais occupé à écrire quand il était entré. Il me répondit que la chose était faite ; que les souscriptions prélevées dans toutes les paroisses et villes du Bas-Canada, et alors intégralement payées entre les mains du trésorier-général de l’Association de la délivrance, M. Fabre, étaient amplement suffisantes.
Nous allâmes ensemble chez M. Fabre, qui me reçut avec bienveillance et urbanité, et à la mémoire duquel j’ai des obligations toutes particulières. Il me dit que le fonds de secours pouvait suffire à toutes les dépenses ; mais qu’on avait éprouvé des mécomptes dans les moyens tentés pour transmettre ces valeurs en Australie. J’indiquai à M. Fabre les moyens que mon expérience des affaires en la Nouvelle-Galles du Sud me suggérait.
Qu’on me pardonne d’intervertir ici l’ordre chronologique des événements, pour constater le retour de mes compagnons d’exil et signaler un acte de générosité que la justice veut qu’on ne passe pas sous silence. Quinze ou seize mois après le jour où je m’étais rencontré avec MM. Duvernay et Fabre, tous mes compagnons d’exil étaient de retour au pays, à l’exception d’un seul, Joseph Marceau, qui, s’étant marié à Sydney, ne voulut pas ou ne put pas revenir. Partis cinquante-huit, près de neuf ans après nous étions cinquante-cinq de retour.
Trois des treize exilés laissés derrière moi à Sydney sont arrivés plus tôt que les autres, et voici comment. Immédiatement à la suite de mes communications avec M. Roebuck et de mon entrevue avec M. Graham à Londres, je m’étais empressé d’écrire à l’un de mes compagnons, M. le capitaine Morin, pour l’informer, lui, et, par son entremise, tous les autres exilés canadiens, que certaines sommes étaient déposées à leur service à Londres ; je leur promettais, de plus, de faire, à mon arrivée au Canada, toutes les démarches possibles pour obtenir la somme nécessaire à leur délivrance. Je les engageais donc à chercher qui voudrait leur avancer les moyens de revenir en Angleterre, sur la certitude que là ils trouveraient les moyens de payer ces avances, et je leur donnais le nom et l’adresse de M. Graham, dépositaire des souscriptions du Canada.
La Providence voulut qu’un Anglais généreux se trouvât avec mon compatriote, lorsqu’il reçut cette lettre de moi. Ce monsieur, dont j’ignore le nom, dit alors à mon ami, que, sur la foi de ma lettre, il avancerait les sommes nécessaires pour payer le passage de trois exilés jusqu’à Londres, où on lui remettrait ses déboursés sur les sommes déposées entre les mains de M. Graham. En effet, l’ami à qui j’avais écrit, M. Morin, et deux de ses compagnons, MM. Morin, fils, et Rémi Pinsonneault, revinrent de suite en Angleterre avec leur généreux protecteur qui, lui aussi, abandonnait la Nouvelle-Galles du Sud, comme le firent beaucoup de négociants à cette époque.
Comme je ne pouvais partir le jour même de mon arrivée à Montréal pour Saint-Policarpe, lieu de résidence de mes bons parents, je profitai du temps pour aller remercier M. Lafontaine de la grande part qu’il avait prise aux démarches faites par nos compatriotes, pour obtenir l’amnistie qui nous permettait de nous réunir en notre cher Canada.
Le lendemain matin, je m’embarquai sur le bateau à vapeur allant aux Cèdres. Nous éprouvâmes des retards dans le passage du canal de Beauharnais, en sorte que je n’arrivai à la maison paternelle que la nuit sur les deux heures. Naturellement tout le monde était au lit, lorsque je frappai à cette porte que j’avais franchie tant de fois, que je n’avais pas vue s’ouvrir depuis huit ans, et derrière laquelle s’abritaient les auteurs de mes jours.