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Notes d’un musicien en voyage/Chapitre 1

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Calmann Lévy (p. 3-11).
AVANT LE DÉPART

À la fin du printemps de 1875, je m’étais installé avec ma famille dans un des trois grands pavillons de la terrasse de Saint-Germain. J’adore cet admirable endroit et je m’y étais réfugié dans l’espoir bien pardonnable d’y goûter un repos devenu nécessaire après un hiver des plus laborieux.

Ma porte avait été interdite à tous les étrangers et surtout à ceux qui de près ou de loin appartenaient au théâtre à un titre quelconque. Vingt ans de travaux et de luttes me semblaient suffisants pour légitimer cette loi dure, mais assez juste, on en conviendra. Je vivais donc en paix au milieu de ma famille qui est très-nombreuse et de mes amis intimes. Ce n’était pas absolument la solitude, mais c’était la tranquillité.

Un matin que je jouais dans mon jardin avec l’un de mes enfants, on m’annonça la visite de mademoiselle Schneider. Je n’eus pas le courage de maintenir la consigne pour elle : j’ai pour la grande Duchesse de Gerolstein beaucoup d’amitié, et quand je la vois passer, il me semble que ce sont mes succès qui se promènent.

Nous causions de tout et de rien, de nos grandes batailles sous le feu de la rampe, et, pourquoi ne le dirais-je pas, de nos victoires passées et peut-être aussi des combats à venir, lorsqu’on me remit une carte sur laquelle je lus un nom qui m’était complètement inconnu.

J’allais gronder mon domestique lorsque je vis apparaître le propriétaire de la carte. C’était un gentleman très-correct et très-poli, mais je compris tout de suite que j’avais affaire à un homme marchant droit à son but, et que je serais contraint de l’écouter quand même : je me résignai.

— Monsieur, me dit-il, pardonnez-moi d’avoir forcé votre porte, mais je viens pour une affaire importante qui ne vous tiendra pas longtemps et vous n’aurez à me répondre qu’un oui ou qu’un non.

— Je vous écoute, monsieur.

— Je suis chargé, monsieur, de vous demander si vous iriez volontiers en Amérique ?

Je m’attendais si peu à une aussi formidable question que je ne pus m’empêcher de rire.

— Monsieur, dis-je à mon visiteur, je vous affirme que pour beaucoup d’argent on ne me ferait pas aller à Saint-Cloud aujourd’hui.

— Il n’est question ni de Saint-Cloud, ni d’aujourd’hui, monsieur, il s’agirait d’aller seulement à l’exposition de Philadelphie au printemps prochain. — A Philadelphie ! et quoi faire, je vous prie ?

— Monsieur, les Américains aiment fort les grands artistes, ils les reçoivent magnifiquement et les paient de même.

— Ma foi, monsieur, j’avoue que votre proposition est grave et honorable et que dans tous les cas elle mérite réflexion.

— Ah ! monsieur, je n’ai jamais espéré vous décider sur l’heure, prenez tout votre temps. Je ne suis chargé que d’une mission bien simple savoir si vous iriez volontiers à Philadelphie. Si vous me donnez une réponse favorable, les intéressés viendront s’entendre avec vous, sinon il ne me restera que le regret de vous avoir importuné et le souvenir de l’honneur que vous avez bien voulu m’accorder en m’écoutant.

Je gardai le silence pendant un instant. Mille pensées traversaient mon cerveau. Ceux qui sont pères de famille et qui ont la conscience du devoir les comprendront sans que je les explique, les autres ne les comprendraient pas, quand même je les expliquerais longuement.

Enfin je répondis :

— Eh bien, monsieur, je n’irais pas volontiers en Amérique, parce que, sans compter mes cinquante ans, bien des choses me retiennent ici ; mais, enfin, le cas échéant, ainsi que je l’entrevois, j’irais sans répugnance.

Mon visiteur me salua :

— Voici, me dit-il, tout ce que je voulais savoir.

En déjeunant, je parlai de la visite que je venais de recevoir, mais bien que mon récit fût fait sur le ton le plus gai du monde, il n’obtint aucun succès.

— C’est une folie ! tel fut le cri général.

Je m’empressai de prouver que l’affaire n’avait rien de sérieux, j’offris même de parier que je n’entendrais plus parler de rien. Mais un nuage avait passé sur tous les fronts y compris le mien et il persista pendant toute la saison. Qu’il faut peu de choses pour obscurcir les beaux jours rêvés, et que c’est une grande folie que de laisser sa porte ouverte.

Le lendemain même je reçus la visite de M. Bacquero qui s’était empressé de m’écrire aussitôt qu’il avait su ma réponse.

M. Bacquero est un homme d’affaires dans la bonne acception du mot, il me fit des offres telles que je ne crus pas avoir le droit même d’hésiter et je signai sur-le-champ le traité qu’il me proposait.

Ce jour-là je n’eus pas besoin de raconter ce qui s’était passé, ma famille avait deviné et je compris plus que jamais, en voyant les miens faire tant d’efforts inutiles pour cacher leurs larmes, de quelle douce et sainte affection j’étais entouré.

Tant de tristesse et de doux reproches n’étaient pas faits pour me donner un courage dont j’avais plus besoin qu’on ne pensait. Je passais de longues nuits sans sommeil, et le matin je n’osais m’endormir, de peur de ne pas trouver tout prêt, en ouvrant les yeux, un sourire pour rassurer les chers êtres qui venaient tristement saluer mon réveil.

Alors j’imaginais mille théories tranquillisantes — nous avions l’hiver devant nous, un hiver c’est bien long ; — qui sait ce qui peut arriver en neuf mois. — L’exposition pouvait n’avoir pas lieu ou être remise indéfiniment, — ça se voyait tous les jours. — L’Amérique avait eu une longue guerre, la guerre pouvait recommencer, c’était presque certain. J’étais dans la position du pauvre diable de la fable à qui le roi avait ordonné d’apprendre à lire à son âne sous peine de périr par la corde. Le brave homme avait accepté en demandant dix ans pour accomplir ce miracle, et comme on le blâmait, il avait répondu :

— C’est bien le diable si dans dix ans le roi, l’âne ou moi, nous ne sommes pas morts. Mais le philosophe avait dix ans devant lui pour accomplir ce miracle et je n’avais que six mois, le temps me semblait s’écouler avec une rapidité étrange.

Un seul espoir nous soutenait, un espoir bien humain, bien prosaïque. D’après le traité, une somme considérable devait être versée dans la maison de banque de mon ami Bichofsheim, et j’avais voulu me persuader, pour convaincre les miens, que cette formalité ne serait pas remplie.

Un jour, même, je rencontrai l’un de ces hommes qui savent tout sans que l’on sache pourquoi, et d’aussi loin qu’il m’aperçut il s’écria

— J’ai des nouvelles de là-bas ; votre argent n’arrivera pas.

Il me sembla que cet homme aimable me réveillait au milieu d’un affreux cauchemar. Au lieu d’entrer au cercle, je dis au cocher de revenir à la maison, et le brave serviteur se mit à brûler le pavé, comprenant que j’apportais au foyer une bonne nouvelle.

En effet, je n’eus pas plutôt fait part de l’indiscrétion que tous les fronts se déridèrent et une gaîté folle s’empara du logis. Elle ne devait pas durer longtemps. Au terme fixé les fonds furent versés, et cette gaîté passagère ne fit qu’accentuer davantage la tristesse douloureuse de la séparation.