Notes d’un musicien en voyage/Chapitre 2

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Calmann Lévy (p. 13-24).
LA TRAVERSÉE

Le moment était venu. Moment douloureux pour un homme qui a toujours vécu en Europe que celui où il va s’engager dans une longue route vers un pays lointain ! Aussi ce ne fut pas sans quelques hésitations morales que je me décidai à faire le voyage que l’on me demandait.

Je partis de Paris le 21 avril. Mes deux gendres, Charles Comte et Achille Tournai, mes deux beaux-frères, Robert et Gaston Mitchel, et quelques amis parmi lesquels Albert Volff, Mendel — et mon fils — vinrent m’accompagner jusqu’au Havre. J’étais extrêmement ému en m’embarquant le lendemain. J’avais pensé rendre la séparation moins dure en empêchant ma femme et mes filles de quitter Paris ; mais à ce moment combien je les regrettais !

Le navire partit et lorsqu’en frôlant la jetée il me laissa pour la dernière fois voir mon fils de près, j’éprouvai une douleur poignante.

Tandis que le navire s’éloignait, mes regards restaient attachés sur ce petit groupe au milieu duquel se trouvait mon cher enfant. Je l’aperçus très-longtemps. Le soleil faisait reluire les boutons de son habit de collégien et désignait nettement à mes yeux l’endroit qu’eût deviné mon cœur…

Me voilà sur le Canada, un beau navire, tout battant neuf. Il a quitté le quai à huit heures du matin et nous sommes déjà loin de la côte. Le bâtiment marche bien. — Comme moi, il fait son premier voyage en Amérique. Habitué aux premières représentations, je ne crains pas d’assister à ses débuts. Laissez-moi maintenant vous présenter quelques personnes de l’équipage. A tout seigneur, tout honneur. Le commandant M. Frangeul, un vrai marin, excellent homme, charmant causeur qui prend à tâche, par son esprit, de faire paraître la traversée moins longue à ses passagers.

M. Betsellère, commissaire du bord, a déjà eu le bonheur de faire naufrage. Il était sur la Gironde quand ce bâtiment heurta la Louisiane et fut coulé.

Il fut sauvé miraculeusement, aussi M. Betsellère ne s’effraie plus de rien. « Il en a vu bien d’autres. »

Un tout jeune docteur, M. Flamant, faisait également la traversée pour la première fois. Pauvre docteur ! la médecine n’a pas prévalu contre le mal de mer. Comme dès la deuxième journée il ne paraissait plus à table, je me faisais un malin plaisir de faire prendre de ses nouvelles chaque matin. Parmi les passagers, il y avait d’abord mademoiselle Aimée qui venait de faire une saison triomphale en Russie ; Boulard, que j’emmenais avec moi comme chef d’orchestre et qui emmenait avec lui sa jeune femme ; M. Bacquero, un charmant Américain qui, très-décidé à me présenter à ses compatriotes, était, comme on l’a vu, arrivé par la force du dollar à me faire faire cette petite tournée artistique. Arigotti, un fort ténor, élève du Conservatoire de Paris, qui, ayant perdu sa voix avait heureusement trouvé une position comme secrétaire de M. Bacquero — jouant facilement du piano et se liant plus facilement encore. Deux jolies Philadelphiennes, quelques négociants allant pour l’exposition et quelques exposants allant négocier ; puis, pour finir, quelques voyageurs sans importance.

Je ne puis pas mieux résumer la traversée qu’en transcrivant les quelques lignes que j’écrivis à ma femme en débarquant. « Les deux premières journées se sont très-bien passées. Le temps était superbe. J’ai admirablement dormi le samedi pendant l’escale de Plymouth. Je m’étais très-bien habitué au bercement du navire, si bien habitué que, dans la nuit du dimanche, le navire ayant tout à coup stoppé, je me réveillai en sursaut. N’ayant pas une grande expérience des traversées, je craignais que cet arrêt brusque ne fût le résultat d’un accident, je sautai en bas de ma couchette, je m’habillai en deux temps, et je montai sur le pont. C’était une fausse alerte. Le navire avait déjà repris sa marche, mais mon sommeil avait disparu et ma confiance avec. Je me recouchai tout habillé, craignant à chaque instant un accident, car tous les quarts d’heure le bateau s’arrêtait ; son hélice ne fonctionnait plus régulièrement.

» Comme si ce n’était pas assez, l’orage se chargea de compliquer la situation. Pendant trois jours et quatre nuits nous fûmes horriblement ballottés. Le roulis et le tangage étaient épouvantables. A l’intérieur du bateau tout ce qui n’était pas solidement attaché se brisait ; on ne pouvait se tenir debout ni assis.

» Le lundi, je ne voulus plus rester dans ma cabine. On me fit un lit dans le salon. Le commandant et tout le personnel furent admirables de bonté pour moi et me tinrent compagnie une partie de la nuit cherchant par tous les moyens possibles à me rassurer.

— C’est superbe, me disait le commandant, le navire s’enfonce dans les vagues pour ressortir superbe au bout d’une minute. Vous devriez monter voir ça ?

— Mon cher capitaine, lui répondis-je, comme spectateur, voir une tempête de loin ça doit être épouvantablement intéressant ; mais j’avoue que comme acteur jouant un rôle dans la pièce, je trouve que c’est d’une gaieté plus que modérée. » Un trait caractéristique d’une jeune Américaine qui était à bord avec sa sœur : au plus fort de la tempête, au moment où plus d’un faisait tout bas sa prière et recommandait son âme à Dieu (je n’étais pas le dernier, je vous assure), la petite Américaine dit à sa sœur : — « Ma sœur, vous devriez bien tâcher de descendre et me chercher mon joli petit chapeau : je voudrais mourir dans tout mon éclat ! — Nous faudra-t-il aussi vous monter vos gants ? reprit tranquillement la plus jeune… »

» Avant d’entrer dans le port, le Canada accoste les deux petites îles, dites de la quarantaine, où l’on fait la police sanitaire et les visites de douane.

» Quand un navire a des malades à bord, on les débarque dans la première de ces îles, et quand leur convalescence commence, on les transporte dans l’autre.

» Autrefois ces deux îles n’existaient pas. C’était à Long-Island que les steamers attendaient les douaniers et les médecins ; les douaniers étaient absolument indifférents aux habitants de cette localité, mais les médecins les ennuyaient profondément à cause des malades. Ils trouvaient désagréable cette importation incessante de pestiférés qu’on leur envoyait des quatre parties du monde. Ils finirent par déclarer que dorénavant ils ne voulaient plus que Long-Island servit d’hôpital et que, dussent-ils tirer sur les bâtiments, ils ne les laisseraient plus débarquer leurs malades chez eux.

— Mais où voulez-vous que nous les mettions ? leur demanda le gouverneur de l’État de New-York. — Mettez-les dans l’île d’en face, il y a assez longtemps que nous en avons la charge : c’est au tour de Staten-Island maintenant.

» Le gouverneur trouva assez juste cette réclamation appuyée de coups de fusils et donna ordre de transporter la quarantaine dans la susdite île. » Les habitants de Staten-Island ne se contentèrent pas de menacer ; ils se révoltèrent et brûlèrent tout simplement les premiers bâtiments qui abordèrent avec ou sans pestiférés.

» L’autorité fut embarrassée. Mais on ne reste jamais longtemps embarrassé en Amérique. Le conseil se réunit et décida que puisque les deux îles habitées ne voulaient sous aucun prétexte recevoir les malades, on en construirait deux autres où il n’y aurait pas d’habitants. Au bout de très-peu de temps, les deux îles que nous voyons sortirent de la mer comme par enchantement.

» Toute l’Amérique est dans ce tour de force.

» On nous attendait la veille, une promenade en mer avait été organisée pour venir au-devant de moi. Les bateaux pavoisés ornés de lanternes véditiennes, portant des journalistes, des curieux, une bande militaire de soixante à quatre-vingts musiciens, m’attendait à Sandy-Hoock. Mais comme nous n’arrivions pas, le bateau s’avançait davantage, espérant nous rencontrer ; on était joyeux à bord, on chantait, on riait, la musique jouait nos plus jolis airs ; mais à mesure qu’on avançait, le mal de mer avançait aussi, les musiciens n’étaient pas les derniers à en ressentir les effets, ce qui fit, comme dans la symphonie comique d’Haydn où les musiciens disparaissent les uns après les autres, en éteignant les lumières. Les nôtres n’avaient rien à éteindre, mais au lieu de rendre des sons, les uns après les autres rendaient… l’âme dans la mer……

» Nous fûmes bientôt accostés par un autre bateau qui amenait les principaux reporters des journaux de New-York. Vous comprenez que j’ai fait tout au monde pour ne pas être bête tout à fait. Deux heures après nous sommes arrivés à New-York ; nous étions déjà très-bons amis...

» Le soir, en revenant du théâtre – dès le premier jour j’ai visité deux théâtres, — je vois la foule assemblée devant mon hôtel. De la lumière électrique partout, on se serait cru en plein jour. Au-dessus du balcon de l’hôtel était écrit en grosses lettres : Welcome Offenbach. Un orchestre d’une soixantaine de musiciens me donnait une sérénade. On jouait Orphée, la Grande-Duchesse. Je n’ose pas vous dire les applaudissements, les cris de vive Offenbach ! J’ai été forcé de paraître au balcon, tout comme Gambetta, et là j’ai crié un formidable Thank you sir, formule polie et qu’on n’accusera pas d’être subversive.

» Samedi j’ai été invité à un dîner donné en mon honneur par Lotos Club, un des premiers d’ici ; des hommes de lettres, des artistes, des négociants, des banquiers, beaucoup de journalistes de toutes nuances. Je vous envoie le menu du dîner...

— Je savais, ai-je répondu aux toasts, que depuis longtemps j’étais sympathique aux Américains comme compositeur, et j’espérais que, lorsque j’aurais l’honneur de leur être plus connu, je leur serais aussi sympathique comme homme. Je porte, ai-je ajouté, un toast aux États-Unis, mais non pas aux États-Unis, tout sec. Les arts et les peuples étant frères : je porte un toast aux États... Unis à l’Europe.

Ce speech que l’émotion seule pourrait faire pardonner a été applaudi à outrance.

» Hier lundi, j’ai été invité au club de la presse, rien que des journalistes, des hommes charmants, spirituels tous — la plupart parlant très-bien le français — beaucoup d’entre eux ont fait un séjour plus ou moins long en France.

» Beaucoup de speeches à mon adresse ; j’ai répondu le mieux que j’ai pu. »