Notes d’un musicien en voyage/Chapitre 10

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Calmann Lévy (p. 105-120).
LES
LIBERTÉS EN AMÉRIQUE

L’Amérique est bien le pays des libertés. On n’y peut creuser un trou sans déranger toute la hiérarchie gouvernementale ; mais en revanche, on y circule librement, on s’y marie librement, on y mange librement. Par exemple, il y a une restriction bien triste à constater au milieu de cette abondance de libertés, c’est qu’on n’y boit pas tous les jours librement.

Un dimanche, après avoir conduit mon orchestre avec chaleur, par une température sénégalienne, je me précipite dans un bar, — en français, une buvette. Je demande un verre de bière.

Le maître de l’établissement me regarde d’un air triste :

— Impossible, monsieur, je n’ai plus de garçons.

— Comment ? vous ! Qu’avez-vous donc fait de votre nombreux personnel ?

— Tous mes garçons sont en prison pour avoir voulu servir des clients malgré la défense formelle.

— Il est défendu de boire le dimanche ?

— Expressément défendu.

— Je vais bien voir cela.

Je cours à l’hôtel Brunswick et je commande bravement :

— Un sherry-cobler.

— Je regrette, monsieur, d’être obligé de vous refuser ; mais le bar est fermé, et pour cause. Tous mes garçons sont arrêtés. Mais, je meurs de soif.

— La seule chose qu’il nous soit permis de servir, c’est un soda.

Et c’était partout comme cela dans la ville de New-York. Ce dimanche-là, on a coffré trois cents garçons qui avaient osé porter des rafraîchissements aux clients. Bienheureux encore qu’on n’ait pas arrêté du même coup les clients qui avaient assez demandé à boire !

Quelle singulière liberté !

En Amérique, on n’a pas non plus le droit de se pendre.

Un ivrogne se pend. C’est un maladroit. Il se pend mal puisqu’au bout de quelques heures on le fait revenir à la vie. Dès qu’il a repris ses sens, on le traîne chez le juge qui le condamne à six mois de prison. Ordinairement, c’est trois mois. On a doublé la dose en faveur de celui-là parce qu’il y avait récidive ; à la troisième fois, on le condamnerait à mort. Pour s’ôter la vie, il faut une autorisation préalable du gouverneur.

Les Nègres ont été émancipés. La belle et pompeuse réforme ! Les bons noirs sont libres, archilibres. Vous allez voir comment.

Les cars et autres voitures publiques leur sont interdits. Dans les théâtres, ils ne sont admis sous aucun prétexte. Et ils ne sont reçus dans les restaurants qu’à la condition de servir. Ainsi vous voyez :

Liberté, Égalité, Fraternité.

Vous croyez peut-être que les nègres sont seuls à n’avoir pas toutes les libertés désirables : erreur.

L’hôtelier du Cataract-Hôtel à Niagara a fait insérer dans les principaux, journaux une note ainsi conçue :

« Étant dans un pays parfaitement libre, ayant le droit de faire chez moi ce qui me plaît, je décrète :
» Article unique.

» A partir d’aujourd’hui, les juifs sont exclus de mon hôtel. »

Il n’est peut-être pas inutile d’ajouter que cet hôtelier libéral a été forcé au bout de deux ans de céder son établissement pour cause de mauvaises affaires.

Quand je fus arrivé à Philadelphie, je profitai du premier dimanche que j’eus de libre pour me rendre à l’exposition. Je trouvai le palais fermé.

Il était défendu aux exposants de mettre leurs produits en montre le dimanche. Le soir, la fantaisie me prit d’aller au théâtre. Ah ! bien oui ! Fermé, le théâtre, fermés aussi les concerts — tout comme à New-York.

Le seul jour de la semaine qui appartienne au travailleur est le dimanche. Il pourrait profiter de ces quelques heures de relâche pour s’instruire ou se distraire, pour se perfectionner dans son métier en regardant les beaux produits exposés par les plus grands industriels des deux mondes : l’exposition est fermée. Il pourrait encore profiter du dimanche pour se délasser l’esprit en assistant à la représentation, de quelque bonne pièce. C’est précisément ce jour-là qu’on ferme tout, les expositions, le théâtre et le concert. Si quelque chose est respectable, c’est certes l’ouvrier. Après son rude labeur de la semaine, il a besoin du repos moral de l’esprit. S’il sort avec sa famille, il ne peut même pas se désaltérer avec une bouteille de bière. Aussi que fait-il ? Tandis que sa femme et ses enfants vont à l’église ou à la promenade, il reste chez lui, en tête-à-tête avec une bouteille de whiskey.

La liberté du travail, de l’invention et de l’exploitation est énorme dans ce pays. Les inconvénients qui en résultent sont énormes aussi.

Lorsqu’une idée traverse le cerveau d’un Américain, elle est vite mise en pratique. Je citerai pour exemple le développement si rapide des cars qui ont détrôné les omnibus en un rien de temps. Maintenant les cars sont tout à fait à la mode. Il y a des tramways partout. La largeur des rues ne permettant plus d’installer de nouveaux rails sur le sol, un inventeur a imaginé de construire des chemins de fer aériens. Belle idée qu’il s’est empressé de réaliser.

Voici ce qu’on raconte à ce propos.

Une dame, qui venait d’acheter un charmant petit hôtel dans Broad ways, part pour la campagne et revient au bout de cinq ou six mois s’installer définitivement dans sa nouvelle demeure. Elle arrive pendant la nuit, dort d’un profond sommeil. Le lendemain matin des roulements de tonnerres, des sifflements effroyables la réveillent, elle court à sa fenêtre,

Belle sans ornement, dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil. Et que voit elle ? un train qui passe à toute vitesse devant elle. Des têtes de voyageurs curieux à toutes les portières.

La dame s’évanouit.

En revenant à elle, sa première idée, avant même de fermer la fenêtre, fut d’envoyer chercher son avocat et d’intenter un gros procès à la nouvelle compagnie. La maison qu’elle avait achetée deux cent mille dollars ne valait plus que le quart de cette somme ; mais elle avait la liberté de la revendre.

Il y a un jour où l’on jouit en Amérique d’une liberté illimitée, c’est le 4 juillet, l’anniversaire de l’indépendance.

Tout est permis ce jour-là, et, Dieu sait comment on profite de cette latitude. J’ai conservé un numéro du Courrier des États-Unis qui donne des détails curieux sur cette mémorable journée. Laissant de côté un grand nombre d’accidents d’un intérêt secondaire, j’arrive immédiatement au chapitre des accidents sérieux.

L’article intitulé : le Revers de la médaille commence ainsi :

« Les premiers rapports ne nous avaient donné qu’un aperçu très-incomplet des malheurs ou accidents arrivés à New-York.

Une jeune fille de dix-neuf ans, Mary Henley, du n°261, Seizième rue, se promenait dans la Huitième avenue avec deux de ses amies. Près de la Vingt-deuxième rue, des fire crackers ont été lancés, comme le veut la coutume, sur les promeneuses. Elles n’y ont pas prêté attention, et ce n’est qu’après avoir marché encore la distance d’un « brock » environ que Mary Henley a senti qu’elle brûlait ; ses vêtements étaient en feu. Affolée de douleur, elle s’est mise à courir, flambant des pieds à la tête. Il a fallu plusieurs hommes pour maintenir la pauvre jeune fille, tant ses horribles douleurs la faisaient se débattre avec énergie. Les flammes ont été étouffées, mais il était trop tard ; le corps de Mary Henley n’était plus qu’une plaie vive.

Pendant l’exhibition pyrotechnique au parc du City Hall, une bombe a fait explosion au milieu d’un groupe de spectateurs, dont cinq ont été blessés, trois dangereusement.

Nous avons enfin sous les yeux une liste de quarante-neuf personnes — enfants pour la plupart — qui ont été blessés le jour ou le soir du 4 juillet. Les uns ont perdu un œil, les autres une main, ceux-ci ont eu une côte enfoncée, ceux-là ont eu le visage ou d’autres portions de corps brûlés. Quelques-uns se sont blessés eux-mêmes en maniant des armes à feu, ou en faisant partir des pétards, ou en tombant de toits ou de fenêtres ; mais les neuf-dixièmes au moins doivent leurs blessures à des coups de pistolet tirés « par quelqu’un qui est resté inconnu » La charité commande de croire que la plupart de ces inconnus ont simplement été maladroits. Ces faits désastreux ne sont pas particuliers à la ville de New-York. Toutes les grandes villes des États ont vu se produire des faits semblables.

A Washington où « la fête du centenaire a été célébrée avec très-peu d’éclat » — qu’est-ce que cela aurait été si la fête avait été plus brillante ? — l’élément « rowdy » a fait grand tapage et, avant la nuit, quatre assassinats étaient commis, tous étaient le résultat de l’ivresse. Beaucoup de personnes ont visité la tombe de Washington, à Mount Vernon ; malheureusement, ce lieu sacré n’a pas été exempt de désordres et d’effusion de sang. Plusieurs ivrognes se sont battus à coups de couteau. Personne n’a été arrêté. »

Au tour de Philadelphie maintenant :

« — La journée du 4 juillet a été funeste pour Philadelphie. Indépendamment de l’incendie dont nous parlons ailleurs, et dans lequel quatre personnes ont trouvé la mort, cette ville a eu une conflagration ruineuse causée par l’imprudence avec laquelle il est de tradition de manier les armes à feu. Des jeunes gens tiraient des coups de canon près du chantier de bois de construction de Collins et compagnie, au pied de Laurel street. L’étoupe servant de bourre a été lancée sur des bardeaux et y a mis le feu. Tel a été le commencement d’un incendie qui a causé pour 250,000 dollars de dégâts et fait une masse de ruines du quartier compris entre le côté est de l’avenue Delaware et le bord de l’eau, et entre Laurel et Shackamaxon streets.

Nous avons calculé que le prix total de chaque coup de canon était d’environ un quart de million de dollars ; retombant pour la plus grande part sur diverses compagnies d’assurances. »

On peut juger d’après ces quelques extraits du nombre considérable d’accidents, d’incendies, de morts, qui se produisent le 4 juillet sur toute l’étendue des États.

Quant à moi, j’avoue que ces excès me font grandement apprécier nos détestables gouvernements qui prohibent carrément les libertés qui mettent la vie des citoyens en danger ; et qui nous feront protéger par nos braves gendarmes. J’ai vu ce qu’était la liberté illimitée. Je préfère nos sergents de ville.


Voici la note comique après le drame, bien que ce dernier incident soit raconté très-sérieusement par un journal américain.

Pour donner une idée des résultats que l’on peut obtenir avec le système de la liberté tel qu’on le pratique en Amérique, je copie textuellement un fait-divers que je viens de lire dans la Presse libre de Detroit. « La fête de l’Indépendance a été célébrée avec beaucoup d’éclat à Detroit. Tous les citoyens ont payé de leur personne en cette occasion. Pour ne citer qu’un exemple, voici ce qui est arrivé à la famille Hamerlin, l’une des mieux posées de l’État.

A six heures du matin, le cher de cette famille, voulant fixer un drapeau à la fenêtre du deuxième étage de sa maison est tombé dans la rue. Une chute malheureuse ! Il a cassé trois pots de fleurs et une de ses côtes. Cela a été le commencement d’une série de désordres indescriptibles. En effet, pendant que les voisins entonnaient dans le gosier du blessé de la limonade et du cognac, et que les médecins se disputaient le malade tombé du ciel, le tout avec des hurrahs en faveur de l’indépendance, madame Hamerlin compliqua la situation en dégringolant dans l’escalier de service. La pauvre femme voulait empêcher son fils Johnny de faire éclater des pétards dans le four. Elle ne s’est rien cassé, heureusement, mais après sa chute le souffle lui a manqué pour crier : « Vive l’Indépendance ».

Le père et la mère étant hors de service, les petits Hamerlin ont profité de la circonstance. John, furieux de ne pouvoir tirer son feu d’artifice dans le four, a imaginé de se fourrer des pétards partout : deux dans les mains et un dans la bouche. Une étincelle et voilà les trois pétards qui prennent feu à la fois. Embrasement général. Le pauvre John a le palais brûlé. Il devra rester bouche close pendant longtemps.

Le fils cadet s’amuse à enflammer des traînées de poudre. Il se grille les mains. Renonçant au dur métier d’artificier, il sort pour tâcher d’oublier ses souffrances... Le soir, on frappe à la porte de la maison Hamerlin.

— Qu’est-ce qu’il y a ? — C’est votre fils que je vous ramène. Il est dans un triste état, un trou à la jambe.

On couche le fils. Reste la fille. Celle-là n’a rien eu de bien intéressant. Un gamin qui passait près d’elle l’a seulement atteinte à l’oreille droite avec une torpille, et un monsieur étranger à la maison lui a tiré un coup de fusil si près de l’oreille gauche qu’elle en est restée sourde.

Dans un mois la famille Hamerlin sera remise à neuf. Il n’y paraîtra plus. Du reste il ne faut pas croire que les victimes de Detroit soient dans la désolation. Au contraire. M. Hamerlin nous a dit de la meilleure foi du monde :

— Avoir fêté l’Indépendance avec éclat comme nous l’avons fait, cela vaut bien 10,000 dollars !