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Notes d’un musicien en voyage/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 149-165).
QUELQUES PORTRAITS

Jusqu’à présent j’ai beaucoup parlé des choses et des mœurs américaines. Quand j’ai eu à mettre en scène un personnage, je me suis le plus souvent servi d’une désignation impersonnelle. J’ai dit que j’avais vu à tel endroit « un original, » à tel autre « une jolie femme ». Pour donner à mes lecteurs une idée plus complète et plus exacte des Américains, je vais essayer d’esquisser quelques portraits à la plume.

Je souhaite que cette galerie contemporaine procure à ceux qui liront ce livre autant de plaisir que j’en ai eu à fréquenter et à voir les personnages qui composeront ma série de médaillons.


M. BENNETT

M. Bennett est le fils du célèbre James Gordon Bennett, qui fonda, il y a une trentaine d’années, le New-York Herald.

Le New-York Herald rapporte deux millions de francs par an.

Pour dire ce qu’il fallut à Gordon Bennett de travail, d’opiniâtreté, de génie, pour arriver à ce résultat, il faudrait plus d’un volume et je ne vois que le fondateur du Figaro français capable de traduire ce livre avec vérité.

Je me suis souvent demandé ce qui serait arrivé si mon éminent ami H. de Villemessant et M. Gordon Bennett s’étaient rencontrés en 1848 et quel journal serait sorti de la collaboration des deux hommes qui ont le mieux compris et les hommes et les choses de leur temps.

Toute réflexion faite, il vaut mieux que le hasard ne les ait pas mis sur la même route. Villemessant aurait gardé à tout prix et par tous les moyens possibles sir James Gordon, Paris y aurait gagné sans doute, mais New-York eût beaucoup perdu.

M. Bennett le fils a trente ans, et, par un hasard heureux dans les monarchies héréditaires, il est digne en tout point de la succession de son père.

Au physique c’est un gentleman complet, grand, brun et pâle, parfaitement distingué. Comme tous ceux qui travaillent et possèdent beaucoup, son regard est froid et paraîtrait voilé, si parfois une impression quelconque ne venait subitement l’illuminer.

Le propriétaire du Herald a certainement conscience de la situation d’un homme qui tient une grande place, il commande à une armée de correspondants fidèles, hardis et dévoués, toujours prêts à s’élancer sur un signe d’un bout du monde à l’autre. Il possède dans le monde entier autant d’agents qu’une grande puissance possède de consuls, et c’est par plus de mille par jour qu’il faudrait compter les dépêches qu’il reçoit ou qu’il expédie. Aussi n’arrive-t-il pas un événement de quelque importance dans les deux mondes, sans qu’il ne soit consigné quelques heures après dans son journal.

C’est M. Bennett qui jeta un million en l’air pour avoir des nouvelles de l’infortuné Livingston et l’on se rappelle la sympathique curiosité qui accompagna son reporter M. Stanley qui, lancé avec cent autres, eut la chance d’arriver premier.

Cette remarquable aptitude à mener les affaires grand train contribue à solidifier et augmenter tous les jours la réputation du journal.

Au milieu d’affaires si multiples et si absorbantes, M. Bennett sait encore trouver des heures pour le plaisir. Il aime beaucoup Paris et y vient souvent, aussi parle-t-il français comme un habitant du boulevard de la Madeleine.

Un jour il lui prit fantaisie de venir en Angleterre sur un yacht où M. Batbie n’eût certes pas osé éternuer. Cette fantaisie fit grand bruit et eut des imitateurs ; deux autres yachts partirent en même temps, des paris fantastiques s’engagèrent et comme toujours le héros du Hérald arriva avant les autres.

M. Bennett aime les fêtes et reçoit avec une prodigalité qui rappelle les beaux jours des grands seigneurs du dernier siècle.

Dans une de ses propriétés il a installé des haras modèles et il y donne souvent des courses où sont invités tous les gentlemen riders des États de l’Union ; l’attrait de ces courses qui pourraient au besoin se passer d’un attrait particulier, c’est que le maître de la maison fournit lui-même les chevaux et que le gentleman qui gagne emporte son cheval comme dans nos châteaux les chasseurs emportent le soir la bourriche traditionnelle.

Joignez à tout cela une bonne grâce parfaite et vous aurez à peine une idée d’une des individualités les plus intéressantes du Nouveau Monde.


LE DIRECTEUR MAURICE GRAN

Un tout jeune homme. — Vingt-huit ans à peine — mais il en paraît quarante. Le travail incessant, les soucis de toute sorte, une activité extraordinaire, des préoccupations de tous les instants l’ont vieilli avant l’âge. Il a mené la vie des affaires, plus fiévreuse, plus dévorante en Amérique que partout ailleurs. Déjà il a gagné et perdu cinq ou six fortunes. Millionnaire un jour, il est sans argent le lendemain. Cela n’a rien d’extraordinaire. Le directeur Maurice Gran dirige souvent jusqu’à cinq théâtres à la fois : un opéra italien à New-York, un théâtre français à Chicago, une salle d’opérette à San-Francisco, un théâtre anglais de drame à la Havane, et un opéra comique espagnol au Mexique.

C’est lui qui a fait venir en Amérique Rubenstein, le fameux pianiste. Quelle campagne que celle-là ! Deux cents concerts en moins de six mois ! Quelquefois deux concerts par jour.

En ce moment, Maurice Gran dirige la troupe de mademoiselle Aimée. C’est encore lui qui a traité avec Rossi. Le grand tragédien italien arrivera dans deux mois, et voyagera pendant une année avec son habile impressario.
LE CHEF D’ORCHESTRE THOMAS

Thomas, prononcez : Thomasse.

Simple violon — et, à ce qu’on dit, violon médiocre à l’orchestre de l’opéra de New-York, Thomas s’est aperçu que sa position ne lui rapportait pas assez. Il a quitté l’archet et pris le bâton de chef d’orchestre. Pour se distinguer des autres batteurs de mesure, il a eu le bon esprit de se créer une spécialité en se faisant le propagateur des œuvres de Wagner — ce qui lui a valu une réputation artistique des mieux établies.

C’est un homme jeune encore. On doit lui rendre cette justice qu’il est parvenu à former un excellent orchestre. Il a pris pour cela le bon moyen. Coûte que coûte, il s’est attaché les meilleurs musiciens de l’Amérique, et il continue à les payer fort cher. Où qu’il aille, et quoi qu’il veuille entreprendre, il peut toujours compter sur le concours de douze exécutants de premier ordre qui ne le quittent pas d’une semelle. Aussi son orchestre se fait-il, remarquer, entre tous, par des qualités d’ensemble vraiment merveilleuses.

Comme chef d’orchestre dirigeant, Thomas ne m’a pas paru à la hauteur de la réputation qu’on lui a faite. Il conduit mollement. Je l’ai vu, à la tête de ses musiciens interpréter de la musique soi-disant légère de Rossini, d’Auber, de Verdi, d’Hérold, sans feu et sans entrain.

Lorsque par hasard il veut mettre un peu d’énergie, il conduit avec les deux bras à la fois, ce qui, par derrière, le fait ressembler à un gros oiseau qui veut prendre son vol.

Signe particulier — affectionne d’une manière toute spéciale la musique du directeur du conservatoire de Paris, notre excellent ami Ambroise Thomas. Il est rare qu’il ne mette pas sur ses programmes un morceau de l’auteur de Mignon. Les trois quarts du temps, le public croit que c’est au chef d’orchestre Thomas que revient l’honneur de l’œuvre.

En somme, si Thomas n’est pas un chef d’orchestre de premier ordre, il n’en a pas moins un mérite très-réel. On doit lui savoir gré d’avoir si bien composé son orchestre et d’avoir beaucoup aidé à propager la musique classique en Amérique.


MARETCECK

Un Hongrois de Vienne, né en Italie, et résidant depuis longtemps à New-York. Cinquante ans environ — une figure intelligente, ouverte, spirituelle. — Personnalité très-sympathique aux Américains.

Tantôt directeur, tantôt chef d’orchestre, il a formé presque toutes les troupes qui jouent l’opéra italien aux États-Unis. Lorsque les affaires directoriales vont mal, ce qui arrive quelquefois, il redevient chef d’orchestre. Mais à peine est-il chef d’orchestre que, comme il est très-aimé, les fonds reviennent à lui et le mettent à même de former une autre troupe et de reprendre une autre direction.

Je ne saurais dire si c’est un bon directeur, ne l’ayant pas vu à l’œuvre, mais je puis affirmer que c’est un excellent chef d’orchestre, et qu’il compose en outre de la charmante musique.

En ce moment Maretceck dirige les concerts d’Offenbach Garden à Philadelphie. Vous pouvez être sûr qu’avant trois mois il aura déposé son bâton pour reprendre une direction quelconque.


WEBER

Weber est un Allemand naturalisé Américain. Il habite le pays depuis vingt ans. J’ai visité les ateliers où il fabrique ses pianos. C’est une installation magnifique. Le maître de la maison m’a fait les honneurs avec une bonne grâce parfaite. C’est un homme charmant, à la figure sympathique, à la physionomie franche et ouverte. Descend-il de son fameux homonyme Charles Marie Von Weber, je l’ignore. J’ai oublié de le lui demander. En tout cas, de même que le compositeur était maître dans son art, le Weber américain est maître dans le sien. Ses instruments sont très-recherchés dans tous les États-Unis.


MADEMOISELLE ESMERALDA CERVANTES

Une jeune et charmante personne qui promène sa harpe dans les deux mondes. Comme musicienne, je lui reconnais beaucoup de talent ; elle n’a qu’un tort c’est de mettre tous ses titres sur sa carte de visite. Et Dieu sait si elle en a !

Je copie textuellement :

ESMERALDA CERVANTES

» Harpiste des cours royales et impériales de S. M. la reine doña Isabella II, de S. M. le roi don Alfonso XII, de S. M. le roi don Louis I et de S. M. I. l’empereur don Pedro II du Brésil.

» Citoyenne honoraire de la République de l’Uruguay, décorée de plusieurs croix et médailles.

» Professeur honoraire du conservatoire de Barcelone, présidente du lycée Esmeralda d’Espagne, des sociétés chorales Euterpe, de Montevideo et Esmeralda de Buenos-Ayres, de la société lyrique la Balma, de l’hôpital oriental et de la société de bienfaisance de Buenos-Ayres ; membre honoraire de la société chorale Euterpe de Barcelone et de la société de la Torre, de la même ville, de la société philharmonique du Brésil, de la Lyra de Montevideo, des cercles littéraires et de l’Union de Lima, des sociétés de bienfaisance de Beneficiencia, de la société de Caridad, de l’hôpital espagnol et de la société de Miséricorde de Buenos-Ayres, de la Beneficiencia de Rosario et de Valparaiso, de la Beneficiencia españa de Lima, membre de la société de pompiers Callao, protectrice de la société des Dames du Buen Pastor en Amérique et en Europe. »

Ouf !

Et dire que mademoiselle Esmeralda Cervantes a à peine seize ans ! Que sera-ce quand elle aura atteint sa trentième année ?


MORA

Mora est à la tête d’une photographie — un établissement superbe. — Il a la clientèle la plus agréable que l’on puisse imaginer. C’est devant ses objectifs que les plus jolies Américaines viennent poser. Elles ont raison, car, si cela était possible, Mora serait assez habile pour les embellir encore.


MARA

Celui-là est un miniaturiste. Il a la spécialité de colorier les photographies et d’en faire de véritables miniatures.


UN SÉNATEUR

J’ai rencontré à New-Jork un personnage qui, parti de très-bas, s’est élevé au rang de sénateur à la force du poignet. Ceci n’est pas une image de rhétorique. Simple ouvrier d’abord, mais doué d’une force herculéenne, il a renoncé à l’atelier pour se faire pugiliste, et c’est de l’arène des lutteurs qu’il est passé dans la chambre haute. John Morrissey est un homme jeune, très-grand, et admirablement proportionné. Il a le nez un peu écrasé. C’est, assure-t-on, un glorieux souvenir d’un combat mémorable contre un autre boxeur.

Après avoir gagné quelque argent en luttant contre les « Remparts de Cincinnati et les terribles Savoyards de Chicago », le pugiliste se retira de la partie et se mit à la tête de deux maisons de jeu, dont l’une est à New-York et l’autre à Saratoga. La fortune vient vite dans des entreprises de ce genre, et l’ancien lutteur vaut aujourd’hui un chiffre formidable de dollars. Rendu très-populaire par une fortune considérable, il n’a pas eu de peine à arriver au sénat.

En lisant ce qui précède, vous vous figurez peut-être que ce sénateur doit avoir gardé quelque rudesse, au moins une certaine brutalité dans les formes. Erreur. C’est un homme très-doux, un homme distingué, causant de tout avec beaucoup d’esprit et de tact.

En France, Harpin, dit le rempart de Lyon, aurait de la peine, malgré l’excentricité de nos temps, à arriver à une situation parlementaire. Mais le diable n’y perd pas grand’chose, puisque plus d’une fois nos Assemblées ont été transformées en Arènes où la lutte n’était pas toujours courtoise.