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Notes d’un musicien en voyage/Chapitre 16

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 167-172).
PHILADELPHIE

Me voilà à Philadelphie. Il est onze heures du soir. Je suis descendu au Continental Hôtel, une reproduction comme grandeur du Tiplte Avenue Hôtel à New-York. Seulement il y a encore plus de monde que d’habitude, car les Américains donnent un grand dîner à l’empereur du Brésil, qui habite l’hôtel.

De mon appartement j’entends une musique, pas absolument harmonieuse, qui joue Orphée aux Enfers. Est-ce le départ de don Pedro ou mon arrivée qu’on salue. C’est peut-être pour l’un ou pour l’autre. A moins que cette musique n’ait été commandée, — ce qui est plus probable — pour jouer pendant le dîner.

Le lendemain, à dix heures, je descends dans la salle à manger pour déjeuner. Absolument la répétition du repas de New-York. Cependant il y a là une chose qui donne un cachet particulier et assez bizarre à la salle, c’est qu’on n’est servi que par des nègres et des mulâtres. Pour être admis en qualité de garçon dans cet hôtel, il faut avoir un pot de cirage sur la figure.

La salle à manger est immense, et il est vraiment original de voir une trentaine de tables grandes et petites, occupées pour la plupart par de très-belles dames en grande toilette autour desquelles voltigent quarante ou cinquante nègres. Les nègres ne sont pas mal, mais les mulâtres ont des têtes superbes. J’ai idée qu’Alexandre Dumas a dû passer pas mal de temps dans ce pays — car le portrait de notre grand romancier y est joliment reproduit. Aussitôt après déjeuner, je suis sorti pour aller à l’exposition. Je ne me souvenais plus que c’était un dimanche. Or, le dimanche l’exposition est fermée, les maisons et les restaurants sont fermés, tout est fermé dans cette joyeuse ville. Aussi c’est d’un gai ! Les quelques personnes que l’on rencontre sortent de l’église avec leurs bibles et des figures d’enterrement. Si vous avez le malheur de sourire, elles vous regardent avec des yeux flamboyants ; si vous aviez le malheur de rire, elles vous feraient arrêter.

Les rues sont superbes, d’une largeur à faire envie au boulevard Haussmann. A droite et à gauche, des maisonnettes toutes en briques rouges ; aux fenêtres, des encadrements de marbre blanc. De loin en loin un joli petit hôtel. Ce qui pullule par exemple, ce sont les églises. Les jolies Philadelphiennes ont probablement beau- coup à se faire pardonner, et je n’y vois pas grand mal. On bâtit un nouvel hôtel-de-ville tout en marbre blanc qui coûtera, dit-on 200 millions de francs.

Mes deux amis et moi nous ne savions que faire pour occuper notre dimanche. On nous conseilla d’aller à Indian Rock dans Fairmount Park. Il faut deux heures pour s’y rendre, mais on ne sort pas du parc. Les Philadelphiens sont fiers de cet immense jardin. Ils ont raison, car on ne peut rien voir de plus beau ni de plus pittoresque. Çà et là des petites maisonnettes se cachant dans les broussailles, des rivières serpentant sous les arbres, des vallées fraîches, des ravins ombreux, des bois superbes, c’est d’un touffu !

De temps en temps on voit sur la route des restaurants, des cabarets remplis de monde. Les hommes, à la mode américaine, étaient allongés dans des berceuses ou bien sur des chaises ordinaires en appuyant leurs pieds sur un point plus élevé que leurs têtes. Ils avaient tous devant eux des grands verres de limonade rouge, verte, ou jaune. Les liqueurs fortes étant interdites, le dimanche il faut bien se rabattre sur les liqueurs douces. La loi ne doit pas être égale pour tous, car une voiture conduite par deux naturels du pays absolument gris, — je ne suppose pas que ce soit la limonade qui les ait mis dans cet état — a manqué à cinq ou six différentes reprises de se jeter sur la nôtre. Ces observateurs douteux du Dimanche nous passaient et dépassaient ayant l’air de chercher à nous accrocher.

En arrivant à Indian Rock, notre cocher est descendu gravement de son siège et a non moins gravement pris les rênes du cheval conduit par tes deux ivrognes.

Il a prié ces messieurs de descendre de leur voiture. Ceux-ci ont refusé. Alors un policeman, toujours gravement, est monté dans le véhicule, a soulevé l’un d’eux et l’a jeté dans les bras d’un autre policeman qui l’a reçu avec la plus grande politesse. Une fois l’homme par terre, le policeman a pris gravement les rênes et filé avec l’autre. Ils n’ont pas échangé douze paroles. Tout cela est fait silencieusement, gravement, méthodiquement.