Notes d’un musicien en voyage/Chapitre 6

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Calmann Lévy (p. 61-69).
L’ART EN AMÉRIQUE

L’étranger qui parcourt les États-Unis a mille occasions d’admirer. En Amérique plus que partout ailleurs, l’intelligence et le travail humain ont produit des merveilles. Il serait superflu de faire l’éloge de l’industrie si puissamment organisée, si bien servie, par des machines dont la perfection et la force étonnent l’imagination. Il serait oiseux de rappeler les prodiges accomplis sur cette terre, qui, il y a à peine cent ans, était encore vierge, le réseau formidable de chemins de fer et de télégraphes qui se développe chaque jour et enfin les progrès de toute nature qui y rendent la vie matérielle si facile.

Mais une réflexion attristante vient troubler le voyageur dans son admiration. Le spectacle de la situation actuelle de l’Amérique dénote un manque d’équilibre dans l’emploi des forces humaines. La grande poussée qui a fait des États-Unis une nation si considérable a été dirigée d’un seul côté. Elle a triomphé de la matière ; mais elle a négligé de s’occuper de tout ce qui pouvait charmer l’esprit.

L’Amérique est aujourd’hui comme un géant de cent coudées, qui aurait atteint la perfection physique, mais auquel il manquerait une chose : l’âme.

Cette âme des peuples, c’est l’art, expression de la pensée dans ce qu’elle a de plus élevé.

En lisant le chapitre consacré aux théâtres, on a déjà pu voir combien l’art dramatique était négligé aux États-Unis, et dans quelles conditions déplorables il se trouvait. Pour avoir de bons artistes, des troupes d’ensemble et des auteurs, il faut des institutions stables, un long entraînement sur place, une tradition qui se fait lentement. A New-York il n’y a ni opéra permanent, ni opéra-comique permanent, ni même un théâtre d’opérettes qui puisse être assuré de vivre deux ans. Il n’existe pas une scène pour les auteurs classiques ou modernes qui puisse offrir assez de garanties de durée pour devenir une école. Le théâtre vit, en Amérique, au jour le jour. Les directeurs et les troupes sont tous des nomades. La plupart des artistes sont des artistes de passage, empruntés au vieux monde, qui viennent faire une saison et qui partent.

Ce que je dis pour l’art dramatique s’applique aussi bien aux autres arts. Ni la musique, ni la peinture, ni la sculpture ne se trouvent en Amérique dans des conditions convenables pour se développer. Il y a pourtant des peintres, me dira-t-on, et des sculpteurs. Je ne le nie pas. J’en pourrais citer quelques-uns qui ont beaucoup de talent : Bierstadt, Stunt, Ball, Carlisli, Mismie, Ream et bien d’autres. Quelle est la lande où l’on ne trouve pas une fleur ? Je vois bien quelques fleurs, mais je ne vois pas de jardin. En d’autres termes, je vois bien quelques peintres ; mais je ne vois pas d’école en Amérique.

Il importe à la gloire des États-Unis de remédier à une lacune aussi considérable. Il faut qu’un peuple si grand ait toutes les grandeurs, qu’il ajoute à sa force industrielle l’éclat et la gloire que les arts sont seuls capables de donner à une nation.

Quels sont les moyens propres à développer les beaux-arts en Amérique ?

Si j’avais à répondre à cette question, je dirais aux Américains : — Vous avez chez vous tous les éléments nécessaires. Les hommes intelligents et bien doués, les tempéraments artistiques ne vous manquent pas. La preuve en est dans les travaux de ces quelques Américains dont je citais les noms tout à l’heure, qui, sans culture, dans un milieu défavorable, sont arrivés à produire des œuvres. Vous avez l’argent, vous avez des amateurs distingués, des collectionneurs dont les galeries sont justement célèbres. Utilisez tous ces éléments et vous réussirez.

L’État — c’est un principe admis chez vous — ne devant pas intervenir dans cette réforme par des subventions, c’est à vous de vous organiser. En Europe l’État ne subventionne que quelques grandes scènes de capitales. Ce sont les municipalités qui subventionnent dans les plus petites villes les entreprises théâtrales, les musées. Les conseils municipaux font beaucoup pour les arts dans notre pays. Ils s’occupent non-seulements de théâtres et des musées ; mais ils entretiennent souvent dans les conservatoires et les académies des jeunes gens qui montrent des dispositions artistiques. Imitez cet exemple, et si les conseils municipaux ne veulent pas vous aider, créez de grandes sociétés protectrices des arts, et des sociétés correspondantes dans tous les grands centres. Réunissez des capitaux. Cela vous sera facile, et que l’initiative privée joue chez vous le rôle protecteur que les gouvernements jouent en Europe.

Pour relever l’art dramatique, subventionnez des théâtres : ayez des directeurs stables, assurés contre la faillite ; il vous faut deux scènes de musique et une scène pour les œuvres littéraires. Il vous faut surtout un conservatoire où vous formerez des élèves excellents si vous composez le corps enseignant comme il convient, c’est-à-dire en appelant et en retenant chez vous les artistes de mérite d’Europe. Le jour où vous aurez des théâtres permanents et un conservatoire organisé comme je viens de le dire, vous aurez beaucoup fait pour l’art dramatique, pour les compositeurs et les auteurs américains, mais vous ne récolterez pas immédiatement le fruit de vos efforts. Il faudra peut-être dix ans, vingt ans pour que les établissements que vous fonderez produisent les excellents résultats que l’on est en droit d’en attendre. Qu’est-ce que vingt ans ? vingt ans pour faire que vos élèves deviennent des maîtres, vingt ans pour que vous ne soyez plus les tributaires de l’art européen, dix ans pour que les théâtres de l’ancien monde viennent vous demander vos artistes comme aujourd’hui vous lui demandez les siens ?

Ce que j’ai dit pour les théâtres, je puis le répéter pour les autres branches de l’art. Créez des musées publics ; c’est en visitant les musées que les hommes vraiment doués pour l’art découvrent souvent en eux-mêmes la faculté créatrice que Dieu leur a donnée ou même ces facultés d’assimilations qui souvent touchent de près le génie. C’est par la contemplation des chefs-d’œuvre que le goût se forme et s’épure.

Créez des académies de peinture et de sculpture, et choisissez vos professeurs parmi les meilleurs de nos académies. Les maîtres modernes ne consentiraient pas à se fixer hors de leur pays ; mais il n’est pas nécessaire d’avoir les plus grands peintres ni les plus grands sculpteurs. D’autres qu’eux possèdent les qualités nécessaires pour l’enseignement. C’est à ceux-là qu’il faut s’adresser. N’épargnez pas l’argent. C’est à cette seule condition que vous formerez une école américaine, qui pourra figurer dans les annales de l’art, avec les écoles italienne, hollandaise, espagnole et française.

Il a suffi de cent ans pour que l’Amérique arrivât à l’apogée de la grandeur industrielle. Le jour où ce peuple qui a donné des preuves si admirables de volonté, d’activité et de persévérance voudra conquérir un rang parmi les nations artistiques, il ne lui faudra pas longtemps pour réaliser ce nouveau rêve.