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Notes d’une frondeuse/05

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H. Simonis Empis (p. 22-24).

LES PERSÉCUTÉS


Sont-ils bêtes, ces gouvernants !

Je ne m’amuserai point à discuter la mesure dont ils ont frappé le général Boulanger ; mais, juste ou injuste, elle n’en constitue pas moins la suprême maladresse.

Comment ne l’ont-ils pas senti, comment ne l’ont-ils pas compris ?

Voilà un homme qui est populaire. Pourquoi, je n’en sais rien, et peut-être ne le sait-il pas lui-même ; enfin il est populaire à tel point que les ministres tremblent, que la Chambre claque des dents, que le Sénat sanglote sous lui, rien qu’à l’écho de ce nom. Et pour éteindre cette popularité, pour détacher le peuple de cet homme, que fait-on ?… On l’expédie dans un coin de province ; on lance à ses trousses tous les mouchards de France, on lui inflige trente jours d’arrêts de rigueur ; on espionne ses amis ; on intercepte ses lettres — on le révoque !

Or, quelle est la situation de l’officier révoqué ? À peu de chose près celle qu’indique Victor Hugo dans le premier chapitre des Misérables, en parlant du forçat libéré Jean Valjean.

Il est sous la surveillance de la haute police militaire — sinon de la haute police civile — ; il n’aura pas d’autre résidence que celle qui lui sera assignée par les « autorités » ; il devra y justifier de sa présence à toute réquisition, n’en pourra sortir, fût-ce pour un jour, qu’avec un permis motivé ; et, là uniquement, recevra les quelques subsides qui lui sont alloués. C’est le passeport jaune imposé à un général français.

C’est davantage.

C’est la mesure vile qui frappe non seulement l’honneur, mais la bourse ; qui rogne les trois cinquièmes du traitement ; qui enlève un plat à la table et une bûche à l’âtre.

Nous ne sommes pas pour les généraux, ici, il s’en faut ! Mais le peuple a cela de grand, que, s’il foudroie parfois, il n’humilie jamais. Il supprime l’adversaire, il ne lui inflige pas de supplices mesquins. C’est pourquoi seul il fait et défait les hommes, et tient les popularités les plus ailées, comme des oiseaux frêles, dans sa large main.

Mais ces gouvernants !

lis n’ont pas le courage du crime — qui a un résultat, au moins, et une consécration. Ils n’ont que les petites férocités de la peur, les lâchetés minuscules qui, nuisant à qui les commet, servent qui les subit.

Le pauvre triomphe ! Voilà tout ce qu’ils ont trouvé, nos maîtres : cette dégradation déguisée, et ce râclage de solde, pour tuer un élan populaire !

Est-ce que l’interdiction a jamais tué quelque chose ? Est-ce que la persécution a jamais étranglé une idée, étouffé un dogme ?

Il fait bon parfois regarder en arrière : c’est ainsi que l’on apprend à juger le présent, à déchiffrer l’avenir.

Que nous enseignent les leçons du passé ?… Elles nous disent que seuls restent debout, dans la postérité, les penseurs ou les pensées proscrites ; qu’aux époques barbares le bûcher a été immuablement le piédestal de toutes les figures symbolisant une théorie, une foi nouvelle — qui renaissaient des cendres, et s’élançaient d’un coup d’aile, phénix merveilleux, en pleine lumière, en plein azur !

Ce sont les Césars qui ont fait le Christianisme, c’est l’Inquisition qui a fait les Juifs, c’est la Saint-Barthélemy qui a fait les protestants ! Ils existaient avant, certes — ils n’ont eu de force cependant que le jour où leur sang a coulé pour la première fois.

Et sans aller chercher si loin, voyez combien cela est juste pour nous autres. Si l’on avait laissé se développer librement, se discuter sagement les doctrines nouvelles, auraient-elles la vitalité qu’elles ont aujourd’hui ? Si le Prolétariat n’avait pas eu ses hécatombes et ses martyrs, ses captifs et ses exilés, l’Idée sociale aurait-elle cette envergure et cette puissance ?…

Non !

La persécution n’a jamais que grandi ceux qu’elle a atteints. Voilà pourquoi l’événement d’hier est la dernière des sottises ; pourquoi nous devons garder une rancune profonde à ceux qui ont compliqué encore une situation déjà suffisamment menaçante ; pourquoi nous n’aurons pas assez de reproches pour des gouvernants à qui on ne demanderait même pas d’être un peu moins malhonnêtes s’ils étaient seulement tant soit moins idiots.

Non, mais les voyez-vous, ces gens qui, sous prétexte qu’un homme captive trop l’attention publique, trouvent moyen, dans notre France généreuse, d’ajouter à son prestige l’auréole de la persécution !…