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Notes d’une frondeuse/06

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H. Simonis Empis (p. 25-28).

LES RICOCHETS


Hier, pendant la manifestation boulangiste, tandis que je regardais, du haut de mon cinquième, les sergots stimuler l’enthousiasme des passants à coups de poing et à coups de botte, quelqu’un m’a dit :

— Bah ! laissez donc ! Vous avez grand tort de vous indigner. Ce sont des boulangistes qu’on tape, après tout !…

Je sais bien que c’est des boulangistes que l’on tapait, mais j’ai là-dessus, comme sur beaucoup d’autres choses, de singulières idées.

Quand la police cogne sur une foule, je ne m’inquiète pas de savoir ce qu’est cette foule ; mon sang de Parisienne frondeuse ne fait qu’un tour ; je bats des mains et crie bravo si les rôles changent une minute, si les bonapartistes, royalistes, anarchistes, ou boulangistes, font écoper à leur tour les agents qui ont la main si leste et le pied si prompt.

Puis, je regarde d’un peu plus loin.

Dans le vieil Évangile qu’on nous faisait apprendre quand nous étions tout petits, il y a une belle sentence qui se peut traduire ainsi : « Ne souhaitez pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît à vous-mêmes, » C’est très juste… et c’est très roublard.

Car, il en est des sergots — sauf leur respect ! — comme de tous les animaux dressés pour la chasse : ils y prennent goût.

Il y a l’entraînement de l’assommade, comme il y a l’entraînement de la bataille. Quiconque a tambouriné avec joie sur un crâne plébiscitaire, « sonnera » avec délices une caboche socialiste. Et quand la botte d’un agent entre en rapport direct avec les assises d’un citoyen, le choc se produit toujours avant que le citoyen ait eu le temps de décliner ses opinions.

C’est pourquoi je me méfie quand je vois les gardiens de la paix en humeur guerrière ; c’est pourquoi je considère toute intervention de la police dans la rue comme menaçante pour nous autres !… même quand elle est dirigée contre des adversaires ou des indifférents.

Et ces brutalités du 9 avril sont tout bêtement — à moins que le gouvernement ne ménage la Révolution par peur de la Boulange — l’apéritif de notre 28 Mai.

Mais ce n’est pas tout.

Mes indignations se sont heurtées, fréquemment, à ce qu’on appelle, « en style de gouvernant, la raison : d’État ; à ce qu’on appelle, en style de révolutionnaire, le qu’en-dira-t-on du Parti.

Or, je voudrais précisément que ce qu’en-dira-t-on fût mis de côté ; je voudrais que toutes fois qu’un acte mauvais ou vil est commis par le pouvoir, la Sociale demandât la parole et dénonçât l’infamie — eut-elle un intérêt direct à cette infamie-là !

Nous ne sommes pas des politiciens, nous autres ; et c’est parce que nous ne sommes pas des politiciens que nous n’avons ni à biaiser, ni à ruser. Nous n’avons point deux morales, comme les académiciens, nous n’avons qu’une honnêteté, qui est faite moitié de logique, moitié de probité.

La probité fait rarement défaut, chez nous — la logique, souvent.

C’est cependant à la logique que j’entends faire appel.

Nous assistons, en ce moment, à un duel curieux entre les opportunistes et les boulangistes : les uns ont la force, les autres la foule. À mon humble avis, n’était besoin ni de s’allier à M. Ferry, ni de s’inféoder à M. Boulanger ; le parti socialiste pouvait se croiser les bras, demeurer témoin, et attendre l’issue de la lutte pour y jouer le rôle du troisième larron.

D’autres ont pensé autrement — et l’Être suprême me garde de discuter le mot d’ordre des états-majors ! Je donne là une opinion personnelle que je n’ai jamais essayé d’imposer à aucun ; et je la donne pour ce qu’elle vaut, sans m’attarder à la défendre.

Mais ce que je m’acharne à soutenir par exemple, de toute l’énergie de ma conviction, c’est notre devoir de protester contre certains actes : d’abord, parce qu’ils sont odieux ; ensuite, parce qu’ils sont une menace envers nous et nos idées.

Dans la lutte dont je parlais tout à l’heure, il y a eu intervention policière, il y a eu des faits malpropres contre lesquels nous devons crier, sans nous soucier s’ils se sont passés chez celui-ci ou chez celui-là.

Pour avoir une correspondance du général Boulanger, la Sûreté générale a simulé un vol, forcé des secrétaires, faussé des serrures — disons que c’est une infamie !

Pour se procurer des arguments, soit devant le Conseil d’enquête, soit devant la Chambre, les Postes et Télégraphes ont rétabli le cabinet noir, volé des lettres, retenu des dépêches — disons que c’est une infamie !

Pour combattre une candidature que nous combattons, nous aussi, mais loyalement, les Fonds secrets ont stipendié la presse reptilienne, acheté des journaux, acquis des consciences — disons que c’est une infamie !

C’est notre rôle, rôle plein de grandeur et que le peuple seul peut jouer, de dire la vérité tout entière, sans restrictions, sans détours. C’est s’élever que reconnaître la taille de l’adversaire… et malheur à ceux qui ne sentent point la suprême force de la justice !

Dans ces faits à flétrir il est, je l’ai dit, la menace pour nous.

C’est qu’en effet, jamais mesure n’a été prise contre tel ou tel personnage sans qu’elle ne s’abattît ensuite, plus pesante, sur des fronts obscurs.

Le vol simulé par un agent contre celui-ci, est frère de la bombe déposée par un agent en perquisitions chez celui-là. Le Cabinet noir rétabli, ce sont les lettres de Kropotkine violées comme les missives de Boulanger. La Presse vendue, c’est la vie de n’importe quel socialiste traînée dans l’ordure tout comme l’existence d’un général.

Défendons notre sécurité, défendons nos secrets, défendons notre honneur !

J’ai été à l’école d’un homme qui disait : « Les députés qui votaient l’article 7 votaient en même temps l’expulsion de Lawroff. Toute loi ou tout acte réactionnaire a son ricochet contre nous. »

Méditez cela, vous qui applaudissez !…