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Notes d’une frondeuse/09

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H. Simonis Empis (p. 41-48).

M. BOULANGER


Je remets au garçon mon parapluie et ma veste :

— Eh ! bien, comment ça marchera-t-il aujourd’hui ?

— Oh ! aujourd’hui, ils feront du boucan ; l’Autre vient.

— Je sais. Et hier ?

— Hier, cahin-caha. Mais, avant-hier, ç’a été un chahut !… Quelque chose de honteux ! on ne s’entendait pas causer dans le couloir…

Nous parlons de la représentation nationale, ce garçon et moi ; et le dialogue a lieu dans un des corridors du Palais-Bourbon.

Les ouvreuses de théâtre aiment leurs acteurs et les vantent au public. Les ouvreuses, ici — ces grands gas à moustaches et en uniforme — ne condescendent à dire ni bien ni mal de leurs pensionnaires. Mais il y a, dans leur voix, un mépris si profond ; dans leur geste, une fatigue si dédaigneuse ; dans tout leur être, une conviction si nette de l’infériorité morale des gens de l’hémicycle, que je prends une joie intense à faire avec eux un bout de causette sur les affaires du jour.

Ils y apportent moins d’emballement que moi, une philosophie plus douce, un scepticisme de blasés. Depuis le temps qu’ils sont là, ils ont vu défiler un tel stock de présidents, de ministres, une telle flopée de « mandataires du peuple » ; ils ont contemplé de si bizarres spectacles, assisté à tant de revirements, constaté tant de trahisons, entendu tinter tant d’écus, au marché des consciences, que rien ne les étonne, que rien ne les émeut.

Dans leur a-parte, ils se rendent très bien compte que le maître est absent ; qu’il n’y a là, pour faire ripaille, que le haut personnel de l’office : larbins et intendants infidèles s’en fourrant (bis) jusque-là, tandis que le patron est loin.

Et ces garçons — de pauvres serviteurs mal payés, et faisant consciencieusement leur besogne, eux ! — tapent sur le ventre aux cochers du char de l’État, avec une bonhomie qui fait honneur à l’indulgence de leur honnêteté.

Comme m’a dit l’un, un jour, au moment des grands scandales d’il y a un an, alors que l’on découvrait des chopines dans tant de pupitres.

— Oh ! être employé ici ou à Bercy… Au moins, là-bas, on dégusterait !

Ce mot me revient, devant l’hémicycle entrevu par la baie de la porte.

Personne n’a jamais remarqué la couleur malheureuse des gradins, ce rose violacé qui soûle la vue jusqu’à éblouissement.

On croirait pénétrer dans une tonne immense ; dans le fond d’un foudre géant où, tout le liquide bu ou mis en pot, il n’est resté que la lie — une belle couche de lie à emplir d’aise l’âme des Coupeau de opportunisme.

Mais ceux qui, possesseurs des vignes, n’ont pas goûté à la cuvée, sont d’avis qu’il faut nettoyer le pressoir pour les vendanges prochaines ; et embaucher des vignerons honnêtes qui, avant de se mettre à la besogne, chasseront les ivrognes voleurs à coups d’échalas.

C’est une rude tâche. Et il me semble difficile qu’elle s’accomplisse là !

Car ça pue le vieux, ici, comme dans les caves où l’odeur du moisi se mêle à l’odeur du vin ! Rien n’y est moderne, rien n’y est vivant,

La tribune — cette fameuse tribune française sur laquelle le poing de nos orateurs donnait le la au « concert européen », — cette tribune est singulièrement toc !

Le pan de devant, en bois sombre, est agrémenté de bas-reliefs blancs — deux bonnes femmes, en peplum, qui lisent ou flûtent de je ne sais quoi. Littéralement, l’aspect de ces carrés de pain d’épice, avec appliques en sucre coulé, qui émerveillent bonnes d’enfants et militaires à la foire du Trône.

En haut, dans les niches, deux autres personnes, également de mon sexe, offrent aux regards des élus des charmes en stéarine, pudiques, quoique nus, car jamais le désir ne s’y posa. Je connais, au monde, peu de statues aussi godiches de construction et d’allure, que ces deux empesées-là ! Celle de gauche représente la Force ; celle de droite représente la Loi. Ce n’est pas écrit dessous ; toutefois, les attributs permettent de deviner.

J’ignore quel est le grand homme qui les a procréées — ce devait être quelqu’un de très « conséquent », puisque le gouvernement lui faisait des commandes. Mais, profane, je résumerai d’un mot mon opinion sur ses œuvres : c’est de la sculpture d’architecte !

Quant à la grande tapisserie qui fait pendule entre le flambeau de la Loi et la torche de la Force, c’est tout ce qu’il y a de plus moderne, siècle de la vapeur et de l’électricité, ère du téléphone, érection de la tour Eiffel !

Le sujet ?… L’École d’Athènes ! Des sages de la Grèce, en robe bleue ou jaune, qui, sans chaussettes, discourent de la dernière conférence de Périclès ou de la dernière frasque d’Alcibiade.

Voilà qui est de notre temps !

Puis, plus rien, dans cette salle. Des panneaux verts qui, auprès des rouges banquettes, offrent un contraste à faire glapir les chiens — si les chiens, malins, ne se contentaient pas de déposer extérieurement leur opinion sur le Parlement.

Un tapis criard, le public qui bâille, trois horloges qui jabotent… et c’est tout.

Mais un roulement s’élève au loin, comme si la France faisait tambouriner et réclamer, de par les carrefours de Paris, ses droits perdus.

M. le président ! module l’annoncier,

— Oh ! voyez la belle prestance ! Quelle grande allure, jacasse une vieille dame à mes côtés.

Je la regarde, effarée,

Elle se penche vers moi :

— C’est bien M. Méline, n’est-ce pas, là, le premier, si distingué ?

— Non, madame, c’est l’huissier.

Un afflux de bonshommes en redingote ou en veston, un flot gris de visages ternes qui, peu à peu, envahit les gradins. On se salue, on cause de ses petites affaires ; chacun s’informe comment vont « la dame et les demoiselles » de l’interlocuteur ; on se montre, parfois, les emplettes que l’on a faites en venant.

Quelqu’un lit n’importe quoi, à la tribune : le public regarde, ahuri de ce brouhaha qui évoque non point l’éveil de la ruche quand s’allume l’aube, mais le vol des hannetons quand s’éteint le soleil.

Il y a, là-dedans, vingt figures connues sur six cents anonymes, vingt personnalités parmi six cents individus. Et ce que ces vingt-là ont l’air d’en avoir trop !…

Tout à coup, un silence. D’un seul mouvement, la Chambre a fait volte-face. Puis, comme furieuse de cette attention qu’on lui arrache, de cette surprise de curiosité, elle reprend brutalement ses dialogues ou ses occupations.

En un mot, elle fait « celle qui ne veut pas avoir l’air ».

Mais le diapason des voix s’est accru, les gestes sont fiévreux ; il y a, sous les paupières, des lueurs mauvaises, cette gêne vague des gens qui aimeraient mieux regarder ailleurs, et qui mâtent leur désir sous leur volonté.

Que s’est-il donc passé ?…

Rien — un homme est entré.

De taille moyenne, plutôt grand, l’allure pesante du cavalier, les épaules très larges, comme fatiguées par un invisible joug, le député du Nord, Georges Boulanger, monte lentement les gradins de gauche, et s’assied non loin du sommet,

Avec lui, ils sont quatre, tout juste ; si bien qu’ils donnent l’illusion de ces Cinq si bafoués, si injuriés, et qui mirent si peu de temps à devenir les maîtres de la France,

Je crois, dans les Parlements, au triomphe des infimes minorités.

Il y croit aussi, celui-là, et c’est ce qui lui prête cet aspect d’insolence tranquille, de sérénité suprême, qui affole ses collègues contre lui. Rien que dans la façon dont il entre à l’Assemblée, dont il s’assied, dont il abaisse son énigmatique regard, il y a je ne sais quel fatalisme abstrait qui est pour ses adversaires le plus sanglant des outrages.

I le sait ; et de là, sous sa moustache blonde, un pli de goguenard défi.

La tête est curieuse, autrement qu’on ne le supposerait d’après les portraits qui encombrent les vitrines.

Moins bien — et mieux

Des cheveux châtains, très drus et coupés ras ; le teint hâlé ; une barbe à reflets de cuivre ; des sourcils épais sous lesquels l’œil est comme embusqué ; le front têtu et audacieux ; la mâchoire tenace… cela semble constituer, au premier abord, une belle silhouette de haut aventurier, un profil de trabucaire partant à la conquête d’un empire, comme on en vit au temps de la Renaissance française.

Mais il y a l’âme de ce visage : une physionomie si profondément déconcertante qu’elle échappe à l’observateur.

Il y a le regard et le rire — un rire de petit enfant que la vie amuse, et un regard noir à travers des yeux bleus…

Ce regard-là, il est impossible de le préciser. Il s’estompe à volonté quand il plaît à la pensée de rester inconnue, comme ces flots limpides dont tout à coup le fond se trouble et s’ennuage, sous la fuite d’une fine anguille en robe d’acier.

Je les ai vus parfois vides, ces yeux, vides incommensurablement ; et donnant, avec leur nuance d’azur, cette sensation que ferait éprouver une lorgnette-jumelle braquée sur le ciel et reflétant l’infini de l’éther, sans le passage d’une ombre, sans le sillage d’une aile…

J’ai dit combien le rire était naïf et jeune — le sourire, lui, est autre. Il est injurieusement distrait envers les ennemis ; mélancolique vis-à-vis des partisans : douteur seulement, pour les familiers. Et, à mesure que les événements s’accomplissent, le scepticisme burine davantage sa ride de cruelle gaieté aux angles de cette bouche.

La voix, très douce et singulièrement enjôleuse, dans les causeries particulières, devient hautaine, et comme rocailleuse, dans les harangues, avec son dur accent breton. Le mot est net, le geste est bref.

Il n’imite ni Danton comme Gambetta, ni Joseph Prudhomme comme M. Floquet. Il est « lui », avec simplicité et avec rudesse. Cela enthousiasme la foule et exaspère la députaille.

Il est général ; on dit même qu’il jouit sous ce titre de quelque popularité. Moi, je ne vois ici que M. Boulanger, député.

— Misérable !

— Gredin !

— Traître !

— Lâche !

— Renégats !

— Vendus !

— Fripouilles !

— À bas Boulanger !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est la Chambre qui délibère, au mieux des intérêts du pays.

Assis à sa place, les bras croisés, le regard vague, souriant au-delà, M. Boulanger, député du Nord, écoute — et rêve…