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Notes d’une frondeuse/08

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H. Simonis Empis (p. 35-40).

LETTRE À UNE MARIÉE


C’est donc aujourd’hui, petite Marcelle, que l’on vous marie — ou, pour mieux dire, que vous vous mariez. Car cette union est votre œuvre, à vous seule ; ce choix n’est que l’élection de vos préférences.

Il fait un beau rêve, le capitaine Driant !

Non pas seulement parce qu’il conquiert une jolie personne ; non pas surtout parce qu’il y a des « espérances » dans la famille — mais parce qu’il est sûr, certain, sans l’ombre d’un doute, sans l’effleurement d’un soupçon, d’être élu pour soi-même, d’avoir été distingué entre tous, en dehors de tout calcul de vanité ou d’ambition… d’être aimé, enfin !

C’est rare, par le temps qui court, d’ingénues d’affaires et de matrimoniales spéculations ! Et il faut, qu’à notre époque, un jeune homme soit ou bien héroïque ou bien innocent pour risquer la terrible aventure des justes noces. Plus d’un célibataire renforcé, si peu qu’il ait un nom et quelques mille livres de rentes, dit à qui veut l’entendre qu’il n’a voulu être épousé ni pour sa généalogie, ni pour son revenu.

De là une sympathie profonde, dans le public, pour celles qui, très riches d’argent ou très riches de célébrité, s’unissent à un loyal et brave garçon très riche seulement de sentiment.

Ici, les situations d’intérêt sont égales ; mais c’est vous, petite fée blonde, qui mettez dans la corbeille un beau rayon de gloire, clair comme une lame d’épée et doré comme vos cheveux. Et Paris, qui le sait, a vers vous un grand élan de tendresse — vous êtes l’enfant de ses prédilections !

Tout ce que la ville renferme d’amoureux et d’amoureuses ; toutes les femmes, jeunes ou vieilles, pauvres ou opulentes, gracieuses ou laides, s’intéressent, depuis des mois, à ce joli et chaste roman d’amour qu’on a deviné mieux qu’on ne l’a connu, et qui a fleuri à l’ombre du renom paternel, comme ces pâles violettes écloses au pied des chênes géants.

On vous voyait peu, chère petite, mais on vous devinait au parfum de votre grâce, de votre fraîche jeunesse, de cette candeur singulière qui vous a fait rester une enfant modeste, alors que vous auriez pu si facilement devenir amazone altière ou mondaine évaporée.

Et je ne saurais dire à quel point on vous a su gré de n’adopter ni les allures américaines, ni les manières anglaises ; de ne paraître ni une excentrique, ni une masculine ; mais de demeurer, en toute simplicité et en tout charme, une Française, une jeune fille de la vieille école, arriérée à ce point de daigner rougir encore et d’oser baisser les yeux.

Aussi, vous allez avoir un beau cortège, ce midi — le cortège de celles qui se marient selon leur cœur ; de celles qui semblent, dans leur costume d’apparat, en robe de tous les jours, tant le blanc leur sied à ravir, tant la fleur d’oranger gagne de virginale splendeur à toucher leur front !

Et l’on va vous emmener bien loin, au pays même qui fut le berceau de la fortune du général Boulanger, qui fut un peu le vôtre aussi.

Que la vie vous y soit douce, qu’elle vous y prodigue toutes ses ivresses, qu’elle vous y épargne toutes ses amertumes !… Mais remplissez, là-bas, cette inconsciente et angélique mission que le sort, dans les tragédies modernes, semble vous avoir dévolue.

Fille de soldat, soyez bonne aux soldats dont un climat meurtrier calcine le sang et brûle le cerveau ; compatissante aux détresses des tristes petits piou-pious qui, loin du « patelin », agonisent de peine autant que de mal au fond des infirmeries — que votre intercession s’exerce même en faveur des rebelles que désarmera le clair regard de vos yeux de pervenches bien plus que la terreur de l’inexorable châtiment !

L’armée vous a prise à votre père, et vous voilà non pas le chef, mais la sœur « d’une nombreuse famille », pour faire variante à un refrain de vous bien connu… Eh ! bien, chère enfant, acceptez cette fraternité, et représentez là-bas tout ce que le cœur paternel peut contenir de sollicitude pour ses humbles compagnons d’armes.

Puis, si jamais, de ce côté-ci de la mer bleue, la mitraille étrangère fait trou en chair française, accourez, accourez vite avec nous, à la première ambulance d’avant-poste !

Tel est votre rôle, petite mariée d’aujourd’hui ; — Marcelle Driant, soit ; mais toujours Marcelle Boulanger !

Vous n’y faillirez pas. Je me rappelle le jour où je vous vis pour la première fois, à la gare de Lyon, le 23 mars de cette année.

Vous arriviez de Clermont ; le général venait d’être révoqué et allait comparaître devant le conseil d’enquête. Vous étiez presque des proscrits… c’est pourquoi j’étais là.

Et, de loin, ne vous connaissant pas, intéressée seulement par l’acharnement que les gouvernants mettaient à vous poursuivre, je vous vis, tous deux, descendre de wagon. Il y avait cohue : on vous pressait, on vous étouffait. À une minute, je me rapprochai, et me trouvai en face de vous.

C’est de cette minute-là, petite Marcelle, que date mon affection lointaine, un peu de cette affection tendre qu’ont les aînées.

Au bras de votre père, vous sembliez si mignonne, si délicate, dans cette enthousiaste mais brutale escorte, qu’on tremblait à l’idée d’un choc, d’une poussée qui vous eût broyée… Et cependant, avec vos cheveux d’ambre, vos prunelles pâles, votre teint de lis, toute votre fragilité de blonde, vous aviez l’air courageux, gai et résolu.

Explique cela qui pourra ; on eût dit une petite sainte de vitrail, échappée d’une cathédrale, et marchant, non sans crânerie, en pleine émeute, son nimbe en bataille, vers un but inconnu.

Il semblait aussi que votre père, au lieu de passer par Nevers, avait passé par Orléans, et ramené cette autre blonde, fine, fière, héroïque, qui s’appela Jeanne, et aima, autant qu’il peut l’aimer, le « doulx pays de France ».

Ma parole, on aurait juré que, dans votre valise, il y avait la cuirasse et les brassards de fer, toute la carapace du temps, retirée, avant que de se mettre en route, pour ne point attirer l’attention.

C’était charmant et émouvant, ce groupe symbolique d’une vierge et d’un soldat !

On le reverra aujourd’hui, dans des conditions autres, avec le carillon des cloches, l’envolée de l’encens, le rayonnement des cierges, et le long vivat du peuple accouru.

C’est presque une apothéose — je n’y ai que faire ! Mais j’ai voulu vous écrire ceci parce que je sais des gens pour lesquels l’innocence, la grâce, l’amour, ne sauraient obtenir une trêve de vingt-quatre heures, dans la lutte ignoble des partis.

Déjà on a commencé.

Il vous a été reproché de vous marier chrétiennement, pauvre fillette, comme si vous n’étiez pas étrangère aux choses de la politique ; comme si vous n’aviez pas le droit de prier qui vous plaît, et de préférer la bénédiction de Dieu à celle de Cattiaux !

On continuera ; et l’on essaiera de tacher d’encre votre blanc bonheur.

Ces taches-là ne comptent pas ! Seulement, vous qui êtes une croyante, ajoutez un bout d’oraison à vos dévotions, pour qu’à la sortie de l’église la bêtise ou la férocité de nos maîtres n’éclabousse pas de rouge votre jupe immaculée.

Que le destin nous en garde !…

Mais si ce crime était commis, petite Marcelle, vous iriez, au bras de votre mari, dans les prisons ou les hôpitaux, voir ceux qui auraient été frappés d’être venus vous rendre hommage.

N’ayez peur ! Si sot ou si haineux qu’il puisse être, le gouvernement ne s’exposera pas à ce qu’elles soient telles, les visites de noces de Marcelle Boulanger !