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Notes d’une frondeuse/11

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H. Simonis Empis (p. 59-67).

VACQUERIE CANDIDAT


Je ne vous connais point, mon cher monsieur Vacquerie, ou mieux, je vous connais peu, n’ayant guère fait qu’échanger avec vous quelques banales paroles, dans un couloir de théâtre, les soirs de premières.

Mais j’ai pour votre nom une amitié singulière, une estime profonde ; et ce filial respect que ceux de mon époque ont si peu souvent occasion de ressentir envers ceux de la vôtre.

C’est qu’ils sont rares les hommes de ce temps-là qui, à votre exemple, n’ont pas quitté la ligne droite, ont fait leur devoir avec simplicité, et sauvegardé l’honneur de leurs cheveux blancs.

On se plaint, à tort, de l’impolitesse des jeunes — pourquoi tant d’anciens ne méritent-ils plus le salut ?… On nous a enseigné le respect, quand nous étions petits ; au fur et mesure que nous avons grandi, on nous a inspiré l’irrévérence.

Et la plaisanterie est amère, de reprocher aux adolescents leur scepticisme, leur ironie, voire leur dégoût de tout. La génération qui précède est toujours responsable de la génération qui vient — il ne suffit pas de dire à son fils : « Sois honnête », il faut pouvoir lui dire : « Sois ce que je suis. »

C’est l’histoire du coup de chapeau dans l’escalier et du pas cédé sur le trottoir, ces fragments de la civilité puérile et honnête que l’on a tant de peine à inculquer aux enfants.

On se tue à leur répéter : « Découvre-toi devant le vieillard que tu croises sur le palier, et, dans la rue, livre-lui passage. » Phrase correcte et bon conseil.

Mais, si l’ancêtre est saoul, si le patriarche est obscène, le petit renfonce son képi énergiquement et file avec un geste blagueur. C’est fini — vous aurez beau dire, il tirera la langue, le reste de son existence, à tous les aïeux qu’il rencontrera !

Or, nos Pères de la Laïque ont tété tant de pots-de-vin ; pris le menton à tant de Constitutions différentes ; ils ont déshonoré leur vieillesse avec tant de cynique ou d’hypocrite abandon, que nous ne ressentons plus, à leur aspect, que l’hilarité de Cham devant le sommeil court-vêtu de Noé.

Vous êtes, vous, de la race de Japhet, respectueux quand même, attristé par la vilenie humaine, et prêt à jeter votre manteau sur le vieux monde, objet de nos moqueries.

Prenez garde ! Si rieurs que nous soyons, nous vous crions méfiance ; car vous êtes victime d’une épouvantable mystification… et ce n’est pas nous qui l’avons imaginée.

Avec votre pudeur native, vous avez mal regardé ! Ce qui dort là — ou mieux ce qui fait semblant de dormir, guignant votre consentement, entre ses paupières sans cils — ce n’est pas le siècle dont vous êtes le fils, et dont il vous plaît de masquer les défaillances ; ce n’est pas le régime républicain, sur les fautes duquel vous êtes prêt à étendre le bouclier de votre invulnérable probité.

Non… L’être pochard et avili qui est vautré sur ce tas d’ordures, c’est la plus antique, la plus dégradée, la plus repoussante des femelles : c’est l’immonde Politique, goujate blasée qui veut tâter de l’honnête homme.

Pour Dieu ! ne lâchez pas votre manteau ! Ce n’est point Noé, c’est Putiphar — une Putiphar de ruisseau, ignoble et sordide, qui fera de votre robuste honneur une loque déshonorée !

Oh ! non, n’acceptez point cette déchéance, de devenir un politicien !

En écrivant ceci, je sais à quoi je m’expose. Les uns trouveront que je vous ai trop loué — une maladresse ! Les autres crieront que j’ai voulu vous détourner de la lutte — un calcul !

Mais comme j’ai la chance d’être une indépendante ; de garder, envers tous, cette liberté charmante et farouche qui me préserve de m’enrôler chez personne ; d’être, en cette lutte des partis, une sorte de cantinière gaie et frondeuse qui verse l’espoir ou la colère où il lui plaît ; je ne vois vraiment pas ce qui me gênerait aujourd’hui pour faire couler ma pensée à pleins bords.

Ce n’est pas que ma pensée, d’ailleurs, c’est l’opinion d’un tas de jeunes avec lesquels, l’autre jour, je causais de vous, à la Renaissance, et qui, les yeux tournés vers votre loge, me contaient leur chagrin.

Nous avons plébiscité — ma foi oui ! plébiscité — sur cette grave question de Vacquerie candidat ; et si vous saviez quel « non ! » énergique a jailli de toutes les lèvres, et aussi de tous les cœurs !

Regardez donc en face, avec vos yeux clairvoyants de poète, ceux qui viennent — au nom de la République, bien entendu ! — vous demander de sacrifier à leur situation, à leurs intérêts, à leurs manigances, à leurs peurs, votre renommée sans tache ; votre passé, si héroïquement modeste ; toute cette carrière laborieuse et vaillante dont l’Art a été la religion et la récompense.

Ont-ils songé à vous jusqu’ici (autrement que par des propositions aussi vagues que d’avance repoussées) ceux qui, aujourd’hui, vous prennent les mains ; essaient de troubler votre conscience par des déclamations de rhéteurs ; font appel à votre foi citoyenne ; vous affirment que la République est en danger… alors qu’il ne s’agit seulement pas de leur maroquin personnel, mais du cuir de leurs portefeuilles ?

Non ; vous le savez bien ! Vous étiez, pour eux, « ce brave Vacquerie » : un voisin commode, parce que pas ambitieux, pas solliciteur, même un peu naïf avec sa manie de ne rien être.

— C’est une pose comme une autre ! disaient les bons camarades.

Et ils ne se gênaient point pour vous appeler le Béranger du Rappel. Mais on pardonnait facilement un petit travers supprimant la rivalité et tuant la concurrence.

Aujourd’hui, ils affirment — sans rire, ces augures de foire ! — que le sort de la patrie est à votre merci.

Ils sont donc bien tarés, eux, bien peu sûrs de leur propre honneur, bien peu confiants dans leur probité, qu’ils déclarent si haut ne connaître qu’un honnête homme en ce pays de France ?

Eh quoi ! dans leur tas de gouvernants, de fonctionnaires, de journalistes militants, d’aspirants députés, il leur a été impossible de faire un choix !

Joli gouvernement, joli parti, que celui qui met huit jours à chercher dans son personnel un impeccable ; ne le trouve pas ; et est obligé d’aller au seul homme que la foule croira propre — non même parce qu’il l’est, mais parce qu’il n’a jamais servi !…

Et c’est pourquoi nous protestons, nous qui nous cramponnons à votre nom, dans ce naufrage de tout, comme à une belle et solide épave — ne la laissez pas entamer par la dent des requins !

Avec une gloire moins astrale, mais autant pour le moins d’incontestable droiture, vous êtes, pour les petits du journalisme, ce que Hugo, votre ami, fut pour les jeunes de la littérature.

On n’est pas toujours de votre avis, il s’en faut ! On vous combat, on vous taquine ; mais, pour traduire ce que je veux dire par un mot enfantin : on vous aime bien !

Et nous ne voulons pas qu’on gâche votre vie ; qu’on salisse notre admiration ; qu’on lapide votre sagesse vénérée avec tous les immondices du ruisseau !

Ils savent bien ce qu’ils font, allez, les autres, en vous choisissant ! Ils ne se tailleront pas des pourpoints dans votre manteau de roi, parce que la mode est passée des rois et des pourpoints ; mais ils découperont, dans la solide trame de votre renommée, des feuilles de vigne pour toutes leurs turpitudes.

Elle vaut mieux que cela, vrai !

Et vous allez être la victime expiatoire de leurs iniquités ! Avez-vous réfléchi à ceci : que, par le seul fait d’un concentration s’opérant sur votre personne, vous endossez, auprès du pays, la responsabilité de tout ce qu’ont commis vos parrains ? Si Ferry vous recommande, vous devenez solidaire du Tonkin ; si Floquet vous appuie, tout ce que le Panama a ruiné de pauvre monde vous montre le poing.

On va tirer les Rois dans quelques jours. Eh bien ! ce qui vous est offert c’est d’être la fève, dans la formidable brioche de leur impopularité.

Et rien ne prouve que Paris y mordra — il a assez faim, depuis quelque temps, pour préférer à la brioche un gros pain de munition !

C’est parce qu’on n’a pas taillé à même la miche, c’est parce qu’on ne lui a pas donné le pain quotidien auquel il a droit, que le peuple acclame Boulanger et hue les accapareurs.

Je ne vous vois pas, avec votre brave visage et votre parole loyale, devenu le mandataire de ces derniers.

Vous serez, certes, toujours honnête — le paraîtrez-vous toujours ? L’ère du soupçon est ouverte, et nul publicain, désormais, n’est à l’abri.

Ce que votre probité en souffrira, vous le savez mieux que moi-même. Mais vous ne savez pas peut-être le rude assaut, l’effroyable torture, qu’elle aura à subir tant que durera la lutte ?

Ce sera bien la peine, vraiment, d’avoir acquis, à force de travail, une fortune nette, une aisance poussée sans le fumier du vol, sans l’engrais de la concussion !

Ce sera la peine d’avoir refusé les bons postes, les grasses prébendes, restant obstinément un journaliste, et rien qu’un journaliste consciencieux — le plus noble emploi qui soit au monde !

Ce sera la peine d’avoir, non pas refusé, mais dédaigné les décorations ; d’avoir vu fleurir autour de soi les boutonnières, du haut en bas de sa propre maison, et gardé la sienne nette, en sa logique républicaine, pour être mis en croix au bénéfice de farceurs dont on essaiera en vain de faire le salut !

Ecce homo ! Oh ! pauvre, pauvre Vacquerie ! La candidature, c’est la fin de tout ! C’est la malignité publique entrant dans la vie privée ; c’est le repos aboli ; ce sont les chères créatures qui sont votre cœur atteintes souvent par ricochet — ce sont les larmes dans la maison !

Je sais bien comment ils émeuvent votre âme de vieux lutteur, et par quoi ils auront peut-être raison de vos résistances.

Ils invoquent, comme je l’ai dit précédemment, le bien de la République.

Le bien de la République !… Hé ! qu’a-t-il à voir avec ces gens-là ?

Est-ce que chaque ministère qui dégringole ne piaule pas, à qui mieux mieux, en frottant ses bosses, en grattant ses bleus, que du fait de sa chute, le sort de la patrie est compromis ?

La Patrie et la République sont bien au-dessus de ces querelles, bien au delà de ces misères.

C’est parce que je les aime, que j’ai tant de rancune contre ceux qui en détachent le peuple. C’est parce que nous les aimons que je vous parle, mon cher monsieur Vacquerie, comme je le fais aujourd’hui.

Puis, il y a pire. Pour tout autre, cela me ferait rire, tant la pétaudière offre en ce moment un spectacle curieux — pour vous, cela me peinerait.

C’est la déroute certaine. Le gouvernement et son filleul resteront à plat sur le carreau.

Vous allez vous récrier… et les autres crieront au boulangisme, ce dont je me moque fort, ayant fait plus haut ma profession de foi.

Mais je vais vous dire ce qui motive cette opinion.

Les journaux opportuno-radico-possibilistes clament à tue-tête qu’ils veulent un candidat de protestation. On jurerait, à les entendre, que le général Boulanger est au pouvoir, et qu’il s’agit, pour l’opposition, de lui faire échec.

Et ils évoquent les grandes élections populaires contre les gouvernements de jadis : Rochefort, sous l’Empire ; Barodet, sous Thiers ; les 363, sous le Septennat !

Or, la situation est juste le contraire. Ce sont les opportuno-radico-possibilistes qui détiennent le pouvoir ; c’est le général Boulanger qui incarne aujourd’hui l’opposition.

Et il sera élu par cette unique raison (irrésistible pour Paris surtout) qu’il est le chef des mécontents, le candidat désagréable au gouvernement, donc sympathique à la population.

On ne retourne pas comme cela ses barricades — Paris est Paris !

Cela est si vrai que son adversaire, quel qu’il soit, sera le benjamin officiel, chéri des fonctionnaires, protégé des agents ; qu’on lui prêtera les salles municipales pour ses réunions ; qu’on veillera à la conservation de ses affiches ; qu’au besoin on donnera le coup de pouce à l’horloge, pour empêcher les boulangistes retardataires de voter.

J’atténue même, en ne parlant point de ce qui se passera au fond des urnes lors du dépouillement du scrutin. Mon très spirituel confrère Bergerat a créé un mot qui serait là joliment de situation.

Et j’exagère si peu, que vous aller le constater vous-même. Faisons cette hypothèse folle que le gouvernement ne représentant pas de candidat, et que les royalistes en présentant un, la lutte se concentre entre le général Boulanger, qui affirme sa fidélité à la République, et M. Z…, proclamant sa foi monarchique.

À qui iraient les sympathies du régime républicain et son appui occulte ?

Je vous affirme que la haine et la peur des dirigeants sont assez puissantes pour qu’ils préfèrent tout — tout, vous entendez bien ! — au succès du général.

Il y a encore une autre raison, à ce que ce succès soit présentement inéluctable.

Un des plus beaux chapitres de Notre-Dame de Paris porte pour titre ce simple mot : Ananké.

C’est contre cette Ananké-là que se débattent nos maîtres d’aujourd’hui. Il y a du fatalisme dans la fortune de cet homme, passif instrument aux mains du destin. Jusqu’ici, les flèches qu’on lui décoche rebondissent, et viennent frapper en plein cœur qui les a lancées.

Il a une chance miraculeuse ; ce qu’en termes de jeu on nomme la veine. « Le Roi des halles », ont dit quelques-uns. Non — le Roi d’atout !

Reste à savoir s’il ira jusqu’au sacre…