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Notes d’une frondeuse/12

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H. Simonis Empis (p. 68-76).

LA LIGUE DES PATRIOTES


6 janvier 1888.

Nous sommes à la fenêtre d’entresol qui forme l’angle de la rue Pernelle et du boulevard Sébastopol. Voilà des heures et des heures que l’on attend le dernier cortège de celui qui fut l’âme de la résistance contre l’Allemagne ; du fils du petit épicier de Cahors ; du tribun jadis populaire… et qui ne sera suivi cependant, aujourd’hui, que par les états-majors en redingote de parlementaire ou en uniforme de soldat.

L’amitié de la foule s’était retirée de lui ; l’ingérence privée n’a donc rien à voir dans ces obsèques administratives, faites aux frais de l’État, sous le patronage de l’État, avec le matériel de l’État, avec le personnel de l’État — pleureuses et comparses habituels de chaque grand deuil gouvernemental !

On y verra des ministres et des députés, des édiles et des magistrats, des présidents et des préfets, des maires et des substituts. On y verra des généraux, on y verra des gabelous ; des gardiens de squares et des gardiens de monuments ; quiconque, en France, possède une parcelle d’autorité, détient un atome de pouvoir ; quiconque a le droit d’être dur à ses subalternes ou sévère au pauvre monde.

Et seront admis seulement les officiels : choisis, triés, bon teint, ayant montré patte tricolore, et reconnus dignes de figurer entre ces messieurs du Barreau et ces messieurs du Sénat,

Ô ironie de la destinée ! Ce Gambetta, ce réfractaire à tous crins, demeuré bohème dans le fauteuil auguste de la Présidence, resté fantaisiste — et ce ne fut pas la moindre de ses séductions ! — jusqu’en les apothéoses les plus solennelles, ce Méridional gai, bon enfant, vibrant et vivant, va avoir des funérailles de régulier !

Ceux qui lui feront la dernière conduite auront chacun un diplôme en poche ; une écharpe à se nouer sur le ventre ; un ordre français ou étranger à la boutonnière ; un grade dans une confrérie quelconque. Tous les annuaires de France, civils ou militaires, vont défiler là : en corps, en groupes, en sociétés, en délégations, en comités ; étiquetés, classés ; dans le rang, et à la place que leur auront assignée les organisateurs.

On vend déjà, parmi la foule indifférente qui rit au soleil, sur les deux trottoirs, « l’ordre et la marche » du cortège !

Il y aura quelques indépendants d’aspect, pourtant. On les reconnaîtra à leur tignasse secouée de mistral, à leurs gestes éperdus, à la vibration des consonnes… roulant sur leurs crocs de jeunes chiens comme le courant des gaves sur les cailloux blancs. Ce sont les tambourinaires qu’on appelait pour manger la brandade, en bras de chemise, au soir des séances orageuses.

Les bons gas auront de la peine — une peine qui s’évaporera, sous ce beau ciel, en interjections, en reproches au destin, en un remuement furieux de la tête et du torse, des bras et des épaules, des jambes et des cannes ! Mais on aura bien trouvé moyen de les astreindre à marcher ensemble, par lot d’accents — ils représenteront le Midi !

Le convoi vient de passer et je reste à la même place, silencieuse et immobile, tandis que les prolonges d’artillerie qui ferment l’escorte sursautent sur le pavé avec un bruît de ferrailles qui vous secoue le cœur.

Jamais, depuis le siège, on n’avait réentendu ce bruit-là ; jamais on n’avait revu tant de canons ; jamais le sanglot des tambours, voilés de crêpe, n’avait roulé si lamentablement !

L’enterrement politique a bien été ce que je prévoyais : banal à faire bâiller ! Mais la politique n’a pas longtemps tenu la scène ; et, quand elle a eu défilé, quand tout le stock des gouvernants a été épuisé, il y a eu une belle minute émouvante où l’on a senti frémir, au-dessus du char, l’ombre de la Patrie.

Oui, une minute, les discordes civiles se sont noyées dans le souvenir des heures tragiques ; et les sang-bleu comme les sang-rouge ont revécu 70 et 71, la défaite, l’investissement…

Il n’a plus été question alors du Président de la Chambre, du politicien qui avait donné le signal de toutes les persécutions religieuses ou socialistes ! Et les fronts se sont inclinés, mélancoliques, devant l’Outrancier qui s’en allait à la paix suprême, dans le frisson des drapeaux, dans la tempête des cuivres, dans l’attirail héroïque des obsèques guerrières…

C’est que, derrière les officiels, avec leur autorisation, sous leur patronage, mais avec une belle flamme de jeunesse aux yeux et, dans la voix, cette sincérité d’acclamation qu’ont les foules adolescentes, venaient les bataillons de gymnastes.

Ils étaient singulièrement accoutrés pour la plupart, en bleu, en vert, en rouge, en violet — un tantinet chiens de cirque !

Seulement, ils criaient : « Vive la France ! » de si candide ardeur que le peuple, en les voyant passer, se rappelait qu’ils étaient aussi singulièrement affublés, les francs-tireurs du siège, que l’on ramenait, aux soirs de Champigny et de Buzenval, le crâne fendu ou le flanc béant, et qui mouraient comme des héros, dans leurs habits de cabotins !

Oui, de leur enthousiasme, à ces petits, l’on oubliait les ceintures voyantes, les panaches ébouriffants, les médailles de fabricants de moutarde, toute cette quincaillerie et cette friperie de la gloire dont s’agrémentent les gamins qui rêvent d’être soldats.

C’étaient eux qui avaient ainsi transformé la cérémonie, changé l’esprit de la multitude, qui, gouailleuse quelques minutes plus tôt, suivait leur marche, maintenant, d’un bon regard ému.

— Qu’est-ce, monsieur, que ces garçons-là ? fis-je à mon voisin.

— Ça, madame, c’est la Ligue des Patriotes… Le gouvernement l’aime bien !

1er juin 1885.

Sur le boulevard Saint-Michel, à l’intersection de la rue de Médicis, devant le bassin qui orne l’immense refuge, s’élève une statue de Hugo, dont le socle disparaît sous les fleurs.

Du reste, il y a des fleurs partout : aux corsages, aux fenêtres, aux tentures qui garnissent l’appui des balcons. Des guirlandes de feuillage courent entre les mâts, dont les oriflammes se secouent, joyeuses, dans le vent d’été.

Paris, d’un bout à l’autre, a des allures de Fête-Dieu.

C’est cependant une fête bien païenne que celle qui se célèbre aujourd’hui ; presque mythologique : l’enterrement d’Homère, l’apothéose du poète dont la vieillesse n’a été que l’acheminement à l’immortalité.

Tout l’Olympe officiel, tout le Parnasse gouvernemental est en rumeur. Quiconque a, s.g.d.g., tenu une plume, rédigé des stances, pondu une cantate ; quiconque a pincé la lyre de Tyrtée ou gratté la guitare de Gastibelza ; quiconque a creusé l’antique ou taquiné le gothique ; tous les gradés et groupés de l’art béni par la rue de Valois, ont leur place marquée dans le cortège.

La Mort, sinistre courtière, étale cette fois, sur la table de l’univers, une autre carte d’échantillons. Il y a deux ans, c’était le monde de la politique, qu’elle déroulait majestueusement ; aujourd’hui, c’est le monde de la littérature, qu’elle exhibe d’un geste charmeur.

On va voir les Académies, la Société des gens de lettres, et l’École normale ; plus, les théâtres subventionnés, et une foule d’agglomérations intellectuelles encouragées par l’État.

C’est lui, d’ailleurs, qui se charge de ces funérailles grandioses ; ce qui lui permet d’en être le maître des cérémonies, d’exclure qui bon lui semble, de n’admettre que qui lui plaît.

Quelques cercles trop républicains devaient venir avec des bannières rouges : ordre est donné de les prier de se retirer ; au besoin, de les y contraindre.

On peut être sûr que la fête se passera entre gens comme il faut, et « bien pensants » selon la doctrine démocratique, et pas sociale, des maîtres de la troisième République.

Je me retire une seconde du balcon que nous occupons, à l’angle de la rue Le Goff et de la rue Soufflot. La tête me tourne et j’ai la vue perdue à regarder ce spectacle. C’est magique, c’est inouï, c’est fou !…

Pas les gens, oh ! non ! mais les fleurs ! Je ne me rappelle pas en avoir jamais tant vu !

À mesure que les couronnes arrivent, on les dépose sur les marches du Panthéon. D’ici, on les entrevoit confusément ; mais la marée chatoyante et embaumée des corolles noie déjà le perron et envahit le péristyle. Les fleurs expirent, étouffées par d’autres fleurs, et leur râle flotte dans l’air saturé de parfums. On se sent soi-même étourdi et comme grisé par cette orgie d’odeurs, douces ou violentes, qui montent de la terre au ciel.

Le sol est jonché de pétales roses, comme le tour des cathédrales après le passage du dais sous lequel flamboie l’ostensoir.

Mais, ici, la foi manque. Il gênait leur médiocrité à tous, ce génie merveilleux ; il tenait trop de place dans l’histoire ; sans en convenir, chacun de ceux-là pense qu’il est parti à temps pour laisser aux survivants quelques miettes du siècle à grignoter.

À ce Hugo dont l’œuvre est pleine des cris et des sanglots de l’humanité, ils font un enterrement d’impassible. C’est beau comme la Vénus de Milo, et sans âme — comme elle !

Pourtant il a chanté la France, celui-là aussi, pourtant il a célébré la Patrie, ses triomphes et ses joies, ses désastres et ses douleurs !…

— Oh ! mais, on a permis à la patrie de se souvenir ! répond quelqu’un à qui je fais part de mes réflexions. On a donné la meilleure place à la Ligue des Patriotes. Et, tenez, la voici.

Je regarde, le sourcil un peu froncé. Elle a fait pas mal de bêtises contre les idées et les êtres que j’aime, cette association-là, depuis deux ans ; et son chauvinisme breveté est pour exaspérer les moins irascibles.

Cependant, au nom seul de Déroulède, mes rancunes s’envolent comme un essaim de moineaux ayant affronté le cerisier. Il les épouvante joyeusement !

L’ennui, au fond, c’est que le gouvernement les aime tant, lui et sa Ligue ! Je serais bien plus de leur bord, si les ministres en étaient moins !

…Derrière Déroulède, se tenant par le bras sur toute la largeur de la chaussée, des hommes, des femmes, jusqu’à des enfants.

C’est du « petit monde », diraient des notables. Du petit monde, oui, vêtu modestement, mais soigneusement ; du petit monde dont les vêtements noirs font ressortir, par-ci, par-là, des pommettes saillantes, un teint rose comme du lard frais, des cheveux couleur de choucroute, et des yeux de myosotis, pas grands, mais de regard si bon ! Du petit monde qui marche au pas militaire, tout droit : « Une, deux ! Une, deux ! », comme si la grille du Panthéon était la frontière et qu’on dût, de l’autre côté, retrouver le « chez soi » perdu !

La voilà, la poésie du cortège ! Quel dommage que nos consuls lui servent de Mécènes !

28 février 1889.

Au siège de la Ligue, numéro 9, place de la Bourse, le deuxième au-dessus de l’entresol, dans le second corps de bâtiment, passé la cour.

Trois commissaires de police et vingt agents ont envahi le domicile, éventrent les tiroirs, fouillent les cartons, entassent les papiers dans des sacs que l’on descend un à un.

Très pâles, les mains nerveuses, deux hommes regardent cette dévastation, cinglant, d’un mot, qui essaie de les interroger.

Déroulède et son collègue sont inquiets, non de ce qu’on découvrira — il n’y a rien — mais de ce qu’on pourra glisser chez eux. Comme tous ceux qui font de la politique, ils savent bien qu’il n’y a jamais à craindre que les documents fabriqués pour les besoins de la cause, et intercalés prestement dans d’inoffensives paperasses.

On en trouvera, c’est certain ! Et ce sera la prison, l’amende, pis peut-être…

Mais qui peut ordonner de pareilles mesures contre une association française et républicaine ?… Ni des Français, ni des républicains, à coup sûr. Le gouvernement allemand ? Un régime monarchique ? Les Prussiens sont revenus ? L’Empire est rétabli ?

Non.

Alors, quel est le crime de cette association tant chérie jadis, tant frappée aujourd’hui ?… Car enfin, elle est toujours la même qu’aux temps où elle faisait l’ornement et la gloire des pompes officielles ; qu’à l’époque où la police lui faisait faire place, où la troupe lui faisait escorte. Ses règlements n’ont pas changé ; ses pensées s’envolent toujours, comme des cigognes, vers les toits d’Alsace.

Ah ! voilà !

Elle a crié : « Vive la France ! », et le cri n’est plus de mode, semble-t-il. Elle a crié : « Vive Boulanger ! » et le cri est trop de mode, assure-t-on. Enfin — et là, je crois, est le vrai grief — elle a surveillé les urnes électorales au moment du dépouillement des votes. Il est des gens que cela a gênés, paraît-il ; et ces gens-là se revanchent aujourd’hui.

Drôle de politique, tout de même… et drôle de République !