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Notes d’une frondeuse/14

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H. Simonis Empis (p. 84-89).

PAUL DÉROULÈDE


Tu l’as bien connu ? C’était un grand diable…

Un grand diable, oui ; avec des grands bras, des grandes jambes, un grand nez, une grande redingote, des grands gestes, en toute sa personne quelque chose de démesuré, d’exagéré — et de profondément attractif !

Je l’ai abominé, jadis, avant de le connaître : son patriotisme bruyant me portait sur les nerfs ; sa Ligue des Patriotes me faisait l’effet d’une fanfare d’État. C’était au temps de la brasserie de la rue Saint-Marc ; du siège mémorable qui laissa sur le carreau tant de bocks égueulés, tant de moos défaillants ; où le sang du houblon jaunit vilainement le trottoir, étonné de le recevoir tout de go, sans l’intermédiaire des fils saoûlards de la saoûlarde Germanie.

Je le savais sincère pourtant — de sa loyauté nul ne douta jamais ! — mais d’une sincérité si tapageuse que la fourberie discrète de quelques-uns en semblait, parfois, ne pas manquer de charme. Il aimait tout ce que je hais : le sabre et le canon, la guerre et la tuerie ; et s’il ne haïssait pas tout ce que j’aime, il ne s’en fallait guère ! Puis, je le répète, son œuvre paraissait quasi gouvernementale… il était le « Moniteur » officiel de toutes les Sociétés de gymnastique de France et de Navarre.

Or, le côté du manche m’inspire une horreur invincible ; dès que les autorités patronnent une œuvre, la phrase du Guillotiné par persuasion me revient en mémoire — j’ai de la méfiance ! Enfin, si je ne nourris point de haine spéciale contre la gymnastique, qui est l’art de se casser les reins un peu plus savamment que les autres, les chienlits dont s’affublent quelques gymnastes m’inspirent une inextinguible hilarité.

Ce n’était pourtant pas Déroulède qui choisissait les costumes, décrétait les nuances, ajoutait un pompon par-ci, un plumet par-là, comme un brave père habille son rejeton morveux en zouave ou en cuirassier. N’importe, je l’en rendais responsable — il me semblait un arc-en-ciel vivant : le bienheureux patron des teinturiers

C’est à l’enterrement de Hugo que je le vis pour la première fois ; de haut, de très haut même — du cinquième étage d’où nous contemplions le défilé.

Tout à coup, quelqu’un dit : « Voilà la Ligue des Patriotes ! » Très profonde, très serrée, une masse s’avançait, barrant la large rue de son flot profond. En tête, quelque chose de haut, de long, de mince, que je distinguais insuffisamment.

— Tiens, fis-je, ils ont un drapeau ?

— Où ça ?

— Là, en avant… voyez la hampe.

— C’est Déroulède !

Je saisis la lorgnette et examinai. Il avait vraiment du chagrin, celui-là, ses yeux flambants fixés sur la coupole du Panthéon, en un extatique regard. Il suivait ce quelque chose de grand qui disparaissait, avec l’angoisse qu’ont les amoureux de lumière lorsque le soleil s’éteint.

Chose curieuse, avec sa longue redingote verte boutonnée jusqu’au col, son allure raide, cet air de jeune dur-à-cuire, il donnait la sensation très précise d’un recul dans le passé, la vision nette d’une autre cérémonie précédant de près d’un demi-siècle celle-ci — non plus le départ d’Homère, mais le retour de César… et, derrière le char qui ramenait, en une apothéose, les cendres impériales, un « brigand de la Loire » dont les vingt ans auraient vu Waterloo, quelque illuminé de la gloire napoléonienne, fidèle jusqu’à la mort, fidèle après la mort !

Non, ce garçon n’était pas ce qu’on m’avait dit, ce que je le croyais ; derrière le moulinet de ses gestes, je sentais quelque chose de plus grave, de meilleur, que le chauvinisme de parade dont il s’était drapé !

Le soir même (la vie a de ces hasards) j’entendis Thérésa chanter le Bon gîte.

— De qui est-ce, cette chanson simple qui émeut aux larmes ?

— De Déroulède.

Le lendemain, je faisais acheter les Chants du Soldat.

Je l’ai lu et relu ce petit bouquin, plein de tendresse et de bravoure, entraînant comme une sonnerie de clairon. Ah ! dame ! les rimes ne sont peut-être pas aussi riches que celles de Leconte de Lisle — mais de la richesse il n’a cure, celui-là qui a si allègrement gâché son patrimoine en l’honneur de son idée !

Regardez ses mains, elles sont ouvertes et nettes comme des mains de brave homme ; jamais une suée d’argent n’en a taché les paumes, jamais les ongles ne se sont ébréchés après le « sac » convoité. L’or — son or à lui — a glissé entre ses doigts comme par les trous d’un crible, alimentant l’œuvre, subvenant aux besoins de ceci, aux exigences de cela. Et le jour où il a eu mangé tout son bien, il s’est senti mieux ce qu’il devait être : gueux comme un poète, gueux comme un soldat !

Ce sera son éternel honneur, ce désintéressement de toute minute, ce dédain de la fortune après laquelle courent les autres hommes et dont il a si peu souci — ce grand ingénu qui ne demande au sol natal que le lopin recouvert de son ombre, pour s’y coucher, un jour, et mourir, le rhythme aux lèvres, l’épée au poing !

C’est parce que je sais cela que je l’estime de toute mon âme et que je l’aime de tout mon cœur, si profonds que soient les dissentiments qui nous séparent, sur les choses et sur les gens.

Le jour où on me le présenta, malgré moi mes yeux revenaient toujours à la boutonnière teintée de rouge, comme une blessure d’assassiné. Il devina ce que je pensais, et doucement :

— Non, je ne la dois pas à la guerre civile. C’est pour la campagne contre la Prusse, et vrai, je ne l’avais pas volée ! Après, dame, après, j’ai fait mon devoir… tristement ! On m’a tiré dessus, j’ai tiré dessus ; là-haut, à Belleville, je suis tombé, le bras fracassé. Mais je n’ai pas commis l’ombre d’une cruauté, je vous jure, pas, une lâche action ! La bataille finie, j’ai sauvé tous ceux que j’ai pu — je ne suis pas un acheveur de vaincus, vous le savez bien !…

Oui, je le sais bien ! Et, sans hésiter, j’ai mis ma main dans cette large main ignorante des traîtrises et des compromissions. Notre idéal n’est pas le même, nous ne rêvons pas les mêmes lendemains — qu’importe si l’adversaire est un convaincu, sans peur et sans reproche, tel que celui-là ! La foi est une, quelle que soit la divinité qu’on adore ; la même flamme brûle dans l’âme de l’Arabe accroupi à la Mecque ou de l’Indou prosterné devant Civa… Reste à savoir quel est le vrai Dieu !

Cela est si juste, que des croyances les plus opposées peut jaillir une colère semblable contre tout acte douteux. Rappelez-vous la hautaine lettre de Déroulède à M. de Rochefort, qui lui reprochait injurieusement d’avoir combattu les insurgés : « J’aime mieux, monsieur, ceux qui vont aux barricadés que ceux qui les y envoient. »

Il sera toujours, lui, où il enverra les autres ; on y peut compter ! Et l’entendant avant-hier, à la tribune de la Chambre, se déclarer si bellement « courtisan du malheur » ; affirmer, dans la déroute du parti, son inébranlable fidélité au chef désarmé ; flétrir les renégats et fouailler les délateurs, des réminiscences de Cervantès me hantaient l’esprit.

Allez, partez en guerre, bon chevalier de la Manche, protégez les faibles, délivrez les captifs, défendez les opprimés ! Laissez rire les sots, médire les méchants ; et si Sancho, bourgeois bourgeoisant, ventre repu, âme piètre, courage débile, piaille trop à vos trousses — tapez dessus ! Ceux-là mêmes qui voient que les géants sont des moulins admirent votre vaillance et crient bravo à votre effort !

Puis, ce ne sont pas des moulins, toujours — les tristes moulins qui broient au profit de quelques meuniers affameurs tout le beau grain de France, De l’autre côté de la frontière, ce sont bien des géants, hélas, casqués de cuivre, bardés de fer. Après tout, ce n’est point la guerre de conquête que vous rêvez ; et bien des cœurs, chez nous, vous font escorte, par les sentiers de la vieille Lorraine.

Dieu vous garde, bon chevalier !