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Notes d’une frondeuse/13

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H. Simonis Empis (p. 77-83).

LES PROCÈS POLITIQUES

TOUT AUX TREIZE !


Le Prévenu. — C’est là toute l’erreur de ce procès : l’administration, vaincue dans les élections de Paris, au lieu d’attribuer sa défaite à sa véritable cause, c’est-à-dire au mouvement des esprits, s’est mise en frais d’imagination. Elle a cherché des combinaisons savantes ; elle a supposé des alliances monstrueuses ; elle a cru à je ne sais quel gouvernement occulte ; elle évoque des fantômes ; elle rêve, je crois, du fameux comité directeur dont on nous a bercés sous la Restauration. C’est une erreur commune dans notre pays, où l’on croit peu à la puissance morale, et où l’on s’exagère celle de la gouvernementation, s’il m’est permis d’employer ce barbarisme pour exprimer ma pensée,

M. le Président. — C’est là une appréciation qui vous est personnelle.

Le Prévenu. — La vérité, la voici. Les comités ont eu cet honneur d’avoir réveillé l’esprit public en France, ils le revendiquent hautement. La France est redevenue ce qu’elle sera toujours, démocratique et libérale, et les vrais amis du pouvoir se montreraient plus sensés s’ils lui conseillaient de donner satisfaction à cette opinion en progrès, au lieu de la poursuivre dans la personne de ceux qui n’ont pas fait autre chose que de lui dire : « Tu existes, fais acte d’indépendance. »

M. le Président. — Je crois que le Gouvernement marchera sans avoir besoin de vos conseils ; vous présentez votre défense, c’est très bien ; mais le Gouvernement à son action, et je ne pense pas qu’il aille chercher vos avis.

« D’après l’inculpation, il y a eu une pression non seulement exercée à Paris, mais dans d’autres lieux par le comité, qui a abandonné sa qualité de comité consultatif pour devenir un comité électoral, et même un comité politique. C’est du moins ce que prétend l’icculpation

» Cela est si vrai que vous avez ouvert des souscriptions, et que des sommes plus ou moins considérables ont été versées dans la caisse sociale, et à plusieurs reprises, par les mêmes personnes.

» L’inculpation voit, dans cette caisse ouverte par le comité, dans les souscriptions, dans les parts contributives fournies par certaines personnes, une véritable affiliation au comité ; en sorte que, au lieu de réduire ce comité au nombre de quinze ou vingt personnes, elle voit là une association composée de deux à trois cents personnes, peut-être. C’est là-dessus qu’elle se fonde pour poursuivre.

Le Prévenu. — Dites deux ou trois cent mille, monsieur le Président.

» Avant de me rasseoir, je demande à dire un mot, à mon tour, sur les perquisitions qui ont eu lieu, et sur la saisie de papiers opérée à mon domicile. Je suis peu au courant des usages du lieu où nous sommes, j’ai siégé autre part, mais je n’ai pas encore eu l’honneur de m’asseoir sur ces bancs. Cependant, je dois le dire, j’ai eu souvent occasion, dans le cours de ma vie politique, de faire les actes de citoyen qui m’amènent aujourd’hui devant le tribunal correctionnel.

» Je ne puis m’empêcher de faire une réflexion : c’est que, sous tous les gouvernements qui se sont succédé, sous des régimes même dont, à coup sûr, je n’étais pas l’ami, une avanie semblable à celle dont j’ai été la victime m’avait toujours été épargnée. Je n’avais pourtant pas alors derrière moi vingt-cinq ans d’une vie politique passée au grand jour de la publicité. Cela est cruel, je dois le dire, pour mes honorables complices et pour moi. Je ne me plains pas de cette avanie, puisqu’elle est facultative et que chaque gouvernement a ses procédés. Je ne me plains pas non plus de la manière dont la chose s’est faite : le fonctionnaire chargé de cette exécution s’est comporté avec politesse. Mais j’ai besoin, afin que cette expérience que nous avons faite à nos dépens ne soit pas perdue, de dire quelle est mon impression.

» L’agent de police, quelque honorable qu’il puisse être de sa personne, pénétrant dans le sanctuaire domestique, s’introduisant de force dans cette intimité où nous laissons même rarement pénétrer nos meilleurs amis, cet agent, dis-je, devenu le confident imposé de nos secrets de famille et d’intérêt, et cela non pour saisir la trace d’un délit qui touche à l’honneur ou qui menace la sûreté publique, mais celle d’une lutte loyale qui s’est faite en pleine lumière, devant les électeurs, dans le but de faire triompher une opinion politique !… oh ! ne soyez pas étonnés, messieurs, qu’une telle profanation blesse tous nos sentiments de pudeur et de délicatesse ; oui, vraiment, j’en suis navré, et, si l’expression émue de ces sentiments, sortant de la bouche d’un homme de cœur, devait faire renoncer le gouvernement à ces tristes habitudes, je m’applaudirais d’avoir été amené sur ces bancs. »

Qui parle ainsi ? C’est Laisant, Déroulède sans doute… peut-être Rochefort ? La scène se passe de nos jours, au Palais de justice ? Que dis-je, de nos jours ! Aujourd’hui même, sur le coup de midi, dans la salle de correctionnelle où vont être jugés les membres directeurs du Comité de la Ligue des Patriotes. Et, par avance, la fantaisiste que je suis, s’amuse à raconter les débats ! C’est bien cela, n’est-ce pas ?

Eh ! bien, non, pas cela du tout !

Le prévenu s’appelle Lazare-Hippolyte Carnot. Il a été élu député sept fois : en 1839, en 1842, en 1846, en 1850, en 1851, en 1857, en 1864. C’est un journaliste assez prisé, un « vétéran de la démocratie », ex-ministre du roi Louis-Philippe. Il est né à Saint-Omer, avoue soixante-trois ans et demeure rue du Cirque, numéro 2, en famille. Il a même un fils, un grand garçon noiraud, ingénieur de mérite, mais qui ne semble pas appelé à de hautes destinées. Comme gloire, on vit sur l’aïeul.

C’est dans ce tranquille intérieur que la police a été quérir M. Carnot, ainsi qu’elle a fait envers presque tous ceux qui essuient de leur redingote d’avocats ou de représentants du peuple les deux — le plus souvent ! — les banquettes, gluantes et crasseuses, du contact des pochards ou des vagabonds.

Ils sont treize ; pas un de plus, pas un de moins, que la fournée d’accusés projetée pour aujourd’hui. Seulement, on est alors au 5 août 1864, devant les magistrats de l’Empire, et les accusés s’appellent, — Ô gaietés de l’histoire ! — les accusés s’appellent : Garnier-Pagès, Carnot, Dréo, Hérold, Clamageran, Floquet, Ferry, Durier, Corbon, Jozon, Hérisson, Melsheim et Bory !

Voilà cinq mois qu’on leur fait les cent mille misères, les traquant et les persécutant de façon inimaginable. Le 13 mars (huit jours avant l’ouverture du scrutin pour l’élection de deux députés, dans la première et la cinquième circonscription de la Seine) une réunion électorale intime tenue chez Garnier-Pagès, l’un des candidats, et à laquelle assistait Carnot, l’autre candidat, a été dissoute par la police.

Pendant qu’elle était dans la maison, elle a monté un étage et perquisitionné de fond en comble chez M. Dréo, le gendre de Garnier-Pagès.

Malgré cela — peut-être à cause de cela ! — Garnier-Pagès et Carnot ont été élus.

Mais, le 28 mai, la session du Corps législatif a pris fin ; et le 16 juin, à huit heures du matin, nouvelle invasion d’agents chez les deux mandataires de Paris. De nombreuses descentes ont été faites simultanément, aux quatre coins de la ville, chez un grand nombre de citoyens ; on a fouillassé aussi, en province, dans les tiroirs de quelques correspondants ; et, du tout, on a retenu une liasse de paperasses et un tas d’accusations sous lesquelles on compte bien écraser le mouvement nouveau.

Et, comme je le disais, depuis cinq mois, ils sont en butte à toutes les tracasseries possibles — tant et si bien que les voilà en correctionnelle, ces députés, cet ex-Grand-Maître de l’Alma parens, tout comme de vulgaires filous !

Motif du procès : avoir donné des dîners de plus de vingt couverts et avoir causé politique — de politique désagréable au gouvernement, bien entendu !

Non, mais croyez-vous que c’est intense, ce rapprochement ?

J’ai trouvé cela hier, en potassant dans mes livres, et je bénis une fois de plus le ciel de m’avoir fait naître rat de bibliothèque !

Car j’ai passé quelques quarts d’heure joyeux à parcourir cette brochure usée, fanée, jaunie par le temps et par la poussière, mais qui n’en est pas moins l’arme la plus décisive qu’on puisse opposer au procès d’aujourd’hui.

Si j’étais défenseur, c’est là-dedans que j’irais puiser mes arguments ; chercher le trait à la fois habile et loyal qui doit clouer l’accusation, comme une chouette mauvaise, contre le mur du prétoire !

D’autant que les défenseurs d’alors n’étaient pas des inconnus pour les gouvernants de maintenant. Ils se nommaient : Jules Favre, Marie, Grévy, Ernest Picard, Jules Simon, H. Didier, Berryer, Dufaure, Senard, Desmarest, E. Arago et Hébert — un joli lot d’éloquence !

Ces républicains-là défendaient le droit d’association contre l’Empire, comme les boulangistes, les monarchistes, et les socialistes d’aujourd’hui le défendent contre la République bourgeoise. Ils étaient peut-être plus logiques il y a vingt-cinq ans, les républicains, ces partisans farouches de la farouche liberté !

Laguerre, Naquet, Laisant, Turquet, Déroulède, Richard et Gallian sont de la fournée d’aujourd’hui. On devait y adjoindre, paraît-il, le général Boulanger, le comte Dillon, Rochefort, Le Hérissé, Lalou, et Michelin.

Je regrette qu’on y ait manqué. D’abord, parce que rien ne vaut, pour les gens, un procès bien injuste et une persécution bien sérieuse, — le boulangisme est à point pour le martyre.

Ensuite, parce que ce chiffre de Treize… qui y touche, dit-on, se brûle les doigts !