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Notes d’une frondeuse/18

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H. Simonis Empis (p. 121-128).

JUSQU’À LA MORT !…


La voilà endormie à jamais dans sa couchette d’érable, celle qui fut fidèle jusqu’au trépas, fidèle dans la défaite, dans la déroute, dans la proscripiion et l’exil : Marguerite de Bonnemains !

En terre étrangère, elle repose ; les planches de son cercueil ont un restant de sève belge dans leurs veines taries ; les prêtres qui l’ont absoute ont failli dire : « Savez-vous ? » à Dieu, à la fin des oraisons — rien n’est français autour d’elle, que les baisers dont furent ointes, à l’heure suprême, ses petites mains ; que l’écho des mots qu’entendirent à peine ses oreilles assourdies ; que les larmes qui, versées par d’autres yeux, tombèrent sur ses prunelles troubles et s’y figèrent, sceau d’amour et de douleur !

Maintenant, elle repose — enfin ! La voici à l’abri des injures, des propos sales, des attaques haineuses, de toutes les flèches empoisonnées et souillées qui, trois années durant, prirent pour cible ce faible cœur de femme,

Elle n’entend plus rien, que les bruits berceurs, les rumeurs consolatrices de la bonne nature : le sautillement des bergeronnettes, l’écroulement des roses, l’explosion des bourgeons mûrs, la tombée des rameaux secs, la chute des fruits crevant de sucs, le pas traînant des isolés, le pas ailé des amoureux — et, dans les souples peupliers qui abritent sa tombe, le vent, applaudisseur enthousiaste, battant des branches, ressuscitant l’écho de quelque apothéose lointaine : ouragan de bravos sous le ciel clair, acclamations, cris d’espoir et d’allégresse, tandis que le ciel se pavoise de blanc, de pourpre, d’azur, et que l’étoile d’or se lève à l’horizon…

Pauvre femme ! Mais ce ne fut pas pour le triomphe, ce ne fut pas dans le triomphe, qu’elle aima le plus ni le mieux. Et c’est pourquoi elle m’est sacrée, c’est pourquoi elle m’est chère même, celle que jamais je ne vis, celle que je n’eusse jamais rencontrée, si la mort ne l’avait prise tout à coup et couchée comme un petit enfant, les mains jointes, les paupières closes, être tout d’innocence et de douceur !

Oui, d’innocence ! Cette passionnée garda une ingénuité de cœur, une candeur d’esprit, qui la firent s’étonner douloureusement de tout le mal qu’on lui voulut, de tout le mal qu’on lui fit, sans avoir, à aucune heure, le désir ou la tentation, pas même de la riposte, mais de la défensive.

Elle fut bonne ; elle fut dévouée, elle fut l’Amie, dans la haute et noble acception du terme — comment, sans distinction de parti, ne salueraient-ils pas son cercueil, tous ceux qui ont le respect de la bonté, le fanatisme du dévouement, la religion de l’amour ?

Puis elle fut si malheureuse !…

Marguerite Brouzet naquit, le 19 décembre 1855, de M. le capitaine de vaisseau Brouzet et de mademoiselle de Saint-Remy, son épouse.

À quatorze ans, à l’époque où la fillette a le plus besoin de délicates inspirations, de soins maternels, celle-ci était orpheline, toute seule au monde, sans appuis ni conseils, sans autre famille qu’une aînée, de nature absolument adverse, de caractère absolument différent.

Marguerite Brouzet vécut toute son adolescence au couvent du Roule, à Paris, y acheva son éducation. Sa sœur, devenue madame Rozat de Mandres, l’en fit sortir en novembre 1874, pour lui faire épouser le baron Pierre de Bonnemains, fils du général vicomte de Bonnemains, qui commandait l’une des divisions de cuirassiers engagés dans la fameuse charge de Reischoffen.

Mais si le père était un héros et un brave homme, son rejeton, lui, fut un piètre mari. La jeune femme subit toutes les humiliations, toutes les souffrances, tous les dégoûts ! Elle fut suppliciée dans sa dignité, dans sa chair, connut les nuits d’attente, les rentrées querelleuses, les semaines d’abandon, et les nauséeux partages, et le viol légal !…

Elle en endura tant et tant, la pauvre créature, et avec une si angélique résignation, un si parfait respect d’elle-même, que lorsqu’elle se décida, enfin écœurée, à demander la séparation, la famille de M. de Bonnemains, au grand complet, se déclara pour elle.

C’est au bras de son beau-père qu’elle pénétra dans le cabinet de M. Aubépin, dès le début de l’instance ; et le Président du Tribunal civil, d’un mot, caractérisa la situation : « Puisqu’il en est ainsi, la cause est entendue. »

Pendant la durée du procès, c’est encore le général de Bonnemains qui tint à lui donner asile, voulant marquer plus encore sa désapprobation à l’égard de son fils, son estime pour sa bru. Et quand celle-ci eut obtenu gain de cause, il lui témoigna toujours la plus vive des sollicitudes, la plus paternelle des affections.

D’ailleurs, ces sentiments étaient justifiés par l’attitude correcte de la jeune femme, la modestie de ses allures, l’impeccabilité de sa conduite, la pureté de sa vie.

En 1887, pas un mot n’avait été dit, n’avait pu être dit, par le monde, plus volontiers méchant, d’ordinaire ; pas une insinuation maligne n’avait été faite, sur cette exquise Parisienne de trente-deux ans, jolie, élégante, riche, fêtée, courtisée… et seule !

C’est à ce moment qu’elle rencontra, chez sa sœur, en un dîner prié longtemps à l’avance, auquel elle n’eut pas à s’inviter — car des lettres font foi qu’elle y fut conviée — M. le général Boulanger.

Ce qu’il était alors, ai-je besoin de le dire ?

La France ne croupissait pas, comme aujourd’hui, en un j’menfichisme qui fait croire que la chandelle est morte, sous le casque prussien qui la coiffe, à ceux qui ne savent pas combien vite elle se ranime au moindre vent.

La rue vivait, chantait, vibrait ! Il y avait des refrains dans l’air ; de l’espoir dans les cœurs ; et même ceux qui gardaient de la défiance, qui-pensaient à l’explication après le coup de torchon, ne pouvaient se garer de la belle humeur ambiante.

On bataillait ferme, entre mécontents et satisfaits, mais la salive ne moisissait pas dans les becs, ni la « sueur de négresse » dans les encriers !

Et toute la France, pour Rodrigue, avait les yeux de Chimène ! Les « citoyennes » étaient, je me le rappelle avec un sourire, extraordinaires d’emballement. C’est elles qui poussaient les hommes au vote, faisaient aller le commerce des œillets rouges ; et risquaient des atouts, dans les bagarres, pour glapir rageusement, sous le nez des sergots : « Vive Boulanger ! »

J’en parle à mon aise, ayant reçu alors plus de remontrances féminines que je n’en reçus jamais. Mes sœurs me trouvaient tiède…

Tiède, en vérité, je l’étais, n’ayant jamais aimé ni le panache, ni le galon ; ayant du sabre une méfiance instinctive — et antérieurement justifiée. À ce moment même, je me souviens, le Cri tombait à bras raccourcis sur le général et (sans injures, par exemple, j’avoue mon tort républicain !) je saisissais volontiers l’occasion de lui allonger un coup de patte.

Mais j’étais seule à penser ainsi, et pas une des femmes que je connusse, pas une, quel que fût son rang, qui ne me blamât.

Dans les salons, où on lui présentait les invitées ; sur le carreau des Halles ; dans les loges ou les foyers d’artistes ; partout, enfin, mes contemporaines n’avaient qu’une folie en tête et qu’un nom aux lèvres.

Comment s’étonner alors que cette nature douce, rêveuse, enthousiaste, ait subi l’unanime entraînement ; elle était libre après tout : ni parents, ni mari, ni enfants — en cela, du moins, le ciel avait béni son union !

L’uniforme ne la fascina guère, elle y était habituée d’enfance. Mais l’homme la séduisit comme elle le séduisit elle-même ; et il fut réciproque l’entraînement qui les jeta aux bras l’un de l’autre.

Elle ne trompait personne ; il trahissait quelqu’un. S’il y eut un coupable des deux, ce fut lui. Et encore avant que de lui jeter une trop lourde pierre, faut-il se souvenir que depuis longtemps la discorde régnait dans son ménage, que la principale intéressée avait renoncé à occuper sa place et maintenir son droit.

Celle-là avait ses raisons, plus que légitimes, certes ; mais il n’y avait eu jusqu’alors que des frasques, et, cette fois, c’était l’amour — maître des dieux !

Cette liaison fut si sérieuse, si discrète, que nul, sauf les très intimes, ne la pénétra. Même, il y eut des paravents, des affichages, destinés à protéger contre la curiosité des méchants ou des sots celle dont le général voulait faire sa femme.

Elle, perdue en son rêve, attendait, souffrant de sa chute ; espérant de toute son âme la réhabilitation ; sentant, de loin, s’accumuler les rancunes des dépités qui, ne pouvant arriver à la connaître, commençaient à la combattre, accusaient formellement « l’influence féminine » de contrecarrer leurs projets.

Pauvre influence féminine ! Elle ne savait que la politique de la caresse, la diplomatie du baiser ; tout effarée de se sentir heureuse — elle qu’en avait si peu l’habitude ! — et inquiète déjà de l’expiation dont il lui faudrait payer ce bonheur !

Il était son tout, son idole ! Je m’en suis bien rendu compte, allez, dans sa chambre de morte ; en voyant toutes les photographies de Boulanger, toutes, vous entendez bien, alignées sur les meubles. Et pas avec le désordre échevelé de l’amoureuse éprise du mâle ; qui trompe l’absence en usant de ses lèvres l’image de l’absent ! Non — gentiment rangées comme en une petite chapelle !

Je suis sûre qu’avant de s’endormir, elle disait :

« Mon bon Dieu, priez Georges pour moi, afin qu’il m’aime toujours ! »

Comment aurait-elle fait de la politique, celle-là !

Quand il la vint chercher pour la fuite — poussé à cela par quelqu’un qui n’a de féminin que la frayeur des foules — elle le suivit docilement, tendrement, comme elle l’aurait suivi au bout du monde, s’il lui avait plu d’y aller.

On s’aime partout, n’est-ce pas ?

Elle ne réfléchit même point qu’elle allait sortir de son ombre, être connue, s’offrir en curée aux pourceaux de la politique ; que sa beauté allait être dévoilée, son argent pesé, son honneur discuté… qu’elle serait la victime expiatoire de tous les péchés d’Israël !

Elle partit pour Bruxelles, comme elle s’en fut à Jersey ; comme elle retourna à Bruxelles ; comme elle serait revenue à Paris si, lui, l’eût désiré. Où il était, elle était bien.

Et quant à ses desseins, ses vues, ses ambitions, elle était trop humble de cœur, se jugeait trop petite fille, auprès du maître qu’elle s’était donnée, pour oser, pour vouloir jamais risquer un avis — bien trop joyeuse de recevoir des ordres ! Et elle n’avait de volonté, de décision, de courage, que pour la tactique de la tendresse, la stratégie de la séduction !

Une robe qui le charmât, une coiffure qui lui plût, un parfum qui l’attirât, un plant de roses contre la maison, pour égayer les brumes de l’exil — cela, oui ! Mais discuter qui avait raison d’Y… ou de Z…, mettre en doute l’inébranlable fidélité de X… ou appuyer les justes revendications de W… — cela, non !

Ne pas la juger sotte ou futile, pourtant ! Elle était, au contraire, intelligente, instruite, de jugement sûr. Mais elle avait peut-être le secret pressentiment de celles qui doivent mourir jeunes ; et se dépêchait, ayant si longtemps vécu sans amour, de mettre les baisers doubles !

Par exemple, là où elle avait trop présumé de ses forces, c’est dans la résistance à l’outrage. Ceux qui l’en ont lapidée peuvent être contents ; ils n’ont pas perdu leur peine : elle est morte d’eux autant que de son mal !

Chaque soir, elle prenait les journaux de France, et quand les allusions immondes, les épithètes fangeuses l’atteignaient plus que de coutume, la feuille s’étoilait de larges gouttes, pesantes et tièdes comme une pluie d’orage.

— Qu’est-ce que je leur ai fait ? gémissait-elle, ses pâles mains levées en un appel de détresse.

On la crut morte, le jour où parut le chapitre des Coulisses la concernant…

Et l’une des dernières phrases balbutiées par son délire fut celle-ci :

— Oh ! je voudrais tant, tant, que quelqu’un dise que je n’ai pas dit de partir ; que je n’ai jamais rien dit ; que je l’ai aimé, voilà ! Mais on est trop méchant… jamais personne, personne ne voudra le dire !…

Si, pauvre morte, chère martyre d’amour, il se trouve quelqu’un pour détruire la légende mauvaise et refaire l’histoire vraie ; quelqu’un qui a combattu l’homme que tant vous avez aimé, qui le combattra peut-être encore, s’il est besoin ; mais qui, parti là-bas pour faire son métier, a suivi avec respect votre cercueil, et, au cimetière, a détaché en cachette de son corsage une petite rose rouge, fleurie en terre de France, pour la déposer sur votre tombe — humble hommage de toutes celles qui ont aimé… et qui ont souffert !