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Notes d’une frondeuse/17

La bibliothèque libre.
H. Simonis Empis (p. 113-120).

LE DÉPART DE L’AMIE


Samedi soir, 18 juillet 1891.

L’arrivée à Bruxelles a été sinistre.

Dès la frontière, du ciel bas, l’eau s’était mise à tomber en larges nappes, en violentes hachures. Tout le long des steppes du Hainaut, tout le long des plaines du Brabant, la tourmente a galopé sur les flancs du convoi. Et si fortes étaient ses rafales, qu’elles renfonçaient les bouffées de fumée dans la gueule des hauts-fourneaux.

Ici, on patauge. Les quelques centaines de baraques foraines, mi-françaises, mi-allemandes, qui se serrent autour de la gare du Midi, pour la grande Kermesse, semblent des épaves de l’arche où quelque animal est demeuré : lion de dompteur, lapin de tir, singe de ménagerie — et jusqu’au corbeau de la somnambule, qui rêve sur une patte, l’air profond, engoncé dans son waterproof de plumes noires que, par instants, il secoue.

— Cocher, rue Montoyer, 79 !

— Chez le général ?

— Oui, chez le général.

M’y voici. La rue est paisible comme une rue de Versailles ; quelques brins d’herbe verte pointent entre les pavés. Elle est en pente ; la demeure de Boulanger est sise presque au bas de la côte. Plus loin, terminant la descente, une barrière de bois blanc clôt la chaussée que mûre, à l’horizon, un océan de hautes futaies : les arbres du parc Léopold. C’est un passage à niveau ; les trains le traversent, fulgurants, avec un vacarme de sifflets qui trouent le silence.

Pas de commerce, en cette voie où circulent peu de piétons. Seul, un petit épicier, un tout petit épicier comme les chante Coppée, a établi son fonds sans magasin dans un minuscule rez-de-chaussée, de l’autre côté de la rue, en face presque du numéro 79. Aux fenêtres, sous les rideaux, dans des bocaux, des confiseries, des compotes sèchent, l’air malheureux.

Quant à la maison du général, elle a quatre ou cinq croisées de façade, pas plus ; trois étages ; l’aspect plat des bâtisses anglaises où rien ne fait saillie, où rien n’accroche l’œil, ni balcon, ni pignon. La teinte en est blanche, les châssis de bois des ouvertures sont peints en rouge brun.

C’est un hôtel comme il y en a des mille et des cents à Neuilly ou à Passy. J’ignore ce que cela peut valoir à Bruxelles ; mais, chez nous, de location, on demanderait quatre ou cinq mille francs — pas plus.

Je sonne, on m’ouvre, on m’annonce.

Dans le cabinet de travail très austère, tendu de tapisseries sombres que relèvent des panoplies, et où une Alsace jeune, jolie, lève, d’un air d’espoir, ses doux yeux vers le drapeau dont la frange caresse son épaule, un homme est assis, qui se lève au bruit de la porte, et s’avance, chancelant, les mains moites…

Il est méconnaissable, ce vaincu que les pires défaites de la politique ont laissé alerte et souriant, et dont les yeux saignent à force de larmes, aujourd’hui, sous le coup qui lui broie le cœur !

Voûté, le pas traînant, jeune de visage toujours, mais d’allure brisée, le geste indécis, la voix hachée de sanglots, il erre en parlant, dans la pénombre de la vaste pièce, puis s’assied, comme harassé, à bout de souffle.

Il me raconte l’agonie de la disparue ; le mieux menteur des phtisies survenant, leur rendant confiance à tous deux ; ensuite, un léger malaise, le médecin appelé — et lui disant, à lui, en redescendant : « C’est fini ! »

Alors, la malade, avec cette divination de ceux que la mort guette, l’interrogeant du regard, et blottissant sa main dans la sienne, douze heures durant. Puis un souffle, un rien, quelque chose comme un vol d’oiseau à travers la chambre ; lui qui crie éperdu, les mains jointes : « Ne t’en va pas ! »… et le pâle visage qui glisse sur l’oreiller comme un lis fauché !

Et, tandis qu’il parle, des heurts sourds scandent ses paroles, un tapage de marteaux discrets — c’est, dans l’entrée, les tentures funèbres que l’on cloue…

À ce moment, le général s’en va, m’envoie une amie, pour me donner quelques détails sur ce que fut l’enfance de la morte, sa jeunesse, la continuelle mélancolie de sa vie.

— On l’a mise en bière tout à l’heure. Mais s’il vous plaît de monter ?

J’accepte. Nous gravissons le large escalier aux murs blancs. Un étage, puis deux. Je m’arrête sur le palier, émue jusqu’au frisson…

Par une large baie, dont les portes ont été retirées et que drape, à l’italienne, une immense portière de peluche bleu de France, la vue s’étend dans une chambre de femme, encombrée de ces gentilles fanfreluches, de ces bibelots gracieux qui révèlent l’élégance et la joie.

Seul, entre les deux fenêtres, un Christ d’ivoire met une note sévère, un rappel à la futilité des bonheurs d’ici-bas. Et son regard douloureux tombe sur le cercueil !

Car il est Là, étendu sur le sol, au pied du lit. Autour, les cierges scintillent ; et il disparaît sous les fleurs amoncelées : roses, œillets, dans lesquels enfonce sa tête et ses poings un homme agenouillé, dont les plaintes sourdes retentissent comme les lamentations des blessés sur les champs de bataille…

Je redescends. La maison est pleine d’amis qui pleurent, et parlent de la défunte avec émotion et respect : mademoiselle Griffiths, la cousine du général ; M. et madame Dutens ; madame Lefèvre ; M. et madame Barbier, d’autres encore que j’oublie ou dont je ne sais pas les noms.

Sous la voûte, quand je passe, la besogne est presque finie. À la lueur des lanternes, j’aperçois, tout au fond, la croix blanche sur le drap couleur de ténèbres — qui tend les bras vers les hommes, : pour accueillir ; vers le ciel, pour implorer !

Dimanche, 1 h. 58.

J’ai tenu à être à l’arrivée du train de Paris. Car, si le général a reçu près de six cents lettres ou télégrammes, je suis curieuse, moi qui connais un peu, pour mon malheur, la nature humaine, de voir qui se dérangera, qui sacrifiera quinze heures à l’idole de jadis, même par le temps superbe qu’il fait aujourd’hui.

Ils étaient trente-deux députés, au groupe boulangiste ; combien seront-ils tout à l’heure, derrière le convoi ?…

Susini, Théodore Cahu, Bois-Glavy, Antonin Louis, quelques fidèles des comités sont arrivés de la veille.

Et voici que le train en amène — quatre ! Ces quatre-là sont Déroulède, Millevoye, Castelin, et Dumonteil ; ils peuvent compter, à la Chambre, sur une jolie rentrée !

2 h. 45. À la maison mortuaire.

Dans le vestibule de l’hôtel du général, un défilé serré, compact, a lieu devant le catafalque. De main en main passe le goupillon trempé d’eau bénite, qui trace dans l’air le signe fraternel.

Certes, il y a de la curiosité dans cet empressement, mais souvent, aussi, de la sympathie. Des vieux, qui ont l’air d’anciens soldats, arborent l’œillet rouge et manient l’aspersoir comme un espadon. Des ouvrières apportent d’humbles bouquets : pour cinq sous de roses, pour deux sous de réséda.

Seulement, il vient trop de monde, et le proscrit veut éviter, avant tout, ce qui pourrait ressembler à une manifestation politique, autour des restes de celle que tant la politique fit souffrir.

Le signal est donné, on enlève la bière ; on la hisse sur un char empanaché, ensemencé d’étoiles — et le général à pied, en habit noir, la plaque de grand-officier de la Légion d’honneur sur la poitrine, mène le deuil.

Il est blême, ses paupières battent ; mais une volonté de ne pas faiblir, devant toute cette foule, le maintient torse droit, front haut.

Pendant l’absoute.

Nous voici à l’église Saint-Jacques, sur la place Royale. Le trajet n’a pas duré plus de vingt minutes.

Pour entrer, une bousculade honteuse ; aucun service d’ordre établi. S’il n’y a pas eu d’enfants étouffés, c’est que les petits Belges ont la vie dure ! Quant aux grands, ils se répandaient en clameurs contre la police de la ville ; et n’avaient réellement pas tort,

L’intérieur de l’église, blanc et agrémenté de moulures, à un peu l’apparence des salles de concert. Mais la voix grave des orgues, mais la triste mélopée des répons jetaient de la solennité sous les hauts arceaux ; et, distinctement, les mots de pardon sont tombés dans le silence.

Puis le cercueil a repassé, un cercueil de bois clair, ornementé de cuivre, et sur lequel un crucifix est étendu. Au passage, j’ai vu le nom : Marguerite. C’était aujourd’hui sa fête !…

Le général, les dents serrées, les doigts tremblants, marchait derrière, comme hypnotisé par la croix de métal.

La sortie a été pire que l’entrée, Enfin, on a pu regagner les voitures et se diriger au trot — c’est l’usage ici — vers le cimetière d’Ixelles.

Dans le coupé de Boulanger étaient les prêtres ; dans un landau fermé, ensuite, les gens de maison avec l’excédent des couronnes ; en un autre landau, également fermé, le général avec son neveu et deux amis. Puis quelques voitures encore, faisant partie du service funèbre, et des fiacres.

Parmi le hourvari de fanfares rencontrées, on a descendu la rampe d’Ixelles, suivi la chaussée des Éperons d’Or, pris la route de Boondael. En pleins champs, notre défilé passait — des champs désolés, pelés, sans la gaieté d’un arbre, quelque chose comme la zone militaire à Paris.

Et ce trot, ce trot abominable, sacrilège, me fronçait les nerfs, à la pensée du frêle corps que la maladie avait fait presque diaphane et qui devait heurter, j’en étais sûre, contre les dures parois !

On est arrivé. La bière a été glissée dans une sorte de coffre-fort en fer, capitonné de ciment, qui représente ici les caveaux provisoires. Les palmes, les bouquets ont été entassés devant la porte, et le cortège s’est disséminé. On soutenait le général, à bout de forces.

Une brise, sous le clair soleil, faisait flotter, en haut du monceau de fleurs, un léger ruban tricolore…

P. P. C.

Je suis revenue au domicile mortuaire.

— Tenez, regardez-la ! m’a dit une intime.

J’ai pris le portrait qu’elle me tendait et l’ai contemplé, longuement. Un visage ovale, d’expression douce, des cheveux dorés, une moue de bonté au coin des lèvres, et des yeux tendres, presque craintifs, demandant grâce à la vie — à la mort aussi, peut-être ! — elle était sûrement, cette créature sans défense, de la race des prédestinées pour le malheur et la précoce disparition.

Comme je rendais l’image, un hennissement triste, inquiet, semblable en sonorité à l’aboi du chien qui sent la mort, a soudain retenti.

— Qu’est cela ?

— C’est Tunis.

Tunis !…

J’ai traversé la cour dans laquelle, le long du mur mitoyen, quatre arbres en expectative, plumeaux de verdure hauts comme des têtes-de-loup, représentent le « jardin anglais ».

L’écurie a été ouverte, et le cheval noir, le fameux cheval noir, a allongé sa tête fine, en un appel de caresse.

Pauvre Tunis !

Dans la maison, au premier, en un salon tendu de rouge où le portrait équestre de Boulanger, par Debat-Ponsan, emplit un panneau, les amis serraient la main du général, prenaient pour la plupart congé de lui — allaient reprendre, eux, le chemin de France !

Entre sa vieille mère, sa cousine, son neveu, il les recevait, morne, affaissé jusqu’à l’agonie, répétant ce mot navrant, dont l’écho encore me hante :

— Elle est partie. Je suis seul, tout seul…

Tout seul, c’est vrai !