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Notes d’une frondeuse/20

La bibliothèque libre.
H. Simonis Empis (p. 144-163).

JERSEY


I

L’ÎLE DE BON-ACCUEIL

Saint-Hélier. Novembre 1891.

Une sensation de « déjà vu », une résurrection d’impression anémiée par le temps, affaiblie par la distance, étreint ici, dès les premiers pas, quiconque a, jadis, habité les contrées de soleil.

Tout paraît écho, tout paraît reflet : écho et reflet des zones bénies où les oranges semblent des pelotes de rayons, bobinés par les fées après la fleur des vierges ; où la poussière — fléau des pays d’Oil, condiment des pays d’Oc ! — poivre la bedaine des pastèques, poudrederize la joue rustique des tomates, diamante le feuillage aigu des oliviers !

Comme là-bas, des cactus poignardent l’espace de leurs dards bêtes… joubarbes belliqueuses, artichauts guerriers ! Comme là-bas, des araucarias immuablement verts étendent leurs bras mal raclés, où les feuilles sans tige font copeau après la branche — nids de serpents en rupture de housse, dont les écailles se rebiffent, rageusement ! Comme là-bas, des figuiers développent leur frondaison édenique et chaste (caleçon de nos premiers parents !) et les treilles croulent sous l’ampleur des grappes, charnues et rebondies comme un sein de nourrice !

Oui ; c’est presque la même végétation qui ombre le sol, grimpe en spirale, dégringole du sommet des toits. Le flot, aussi, affecte des nonchelances, des transparences bleues frangées d’argent mat ; et, là-haut, le ciel s’efforce de s’éclaircir, tire les courtines de ses nuages, pour laisser entrevoir la courte-pointe azurée du firmament.

Mais malgré cette bonne grâce de la nature, ce grand désir de plaire dont tout est animé, l’accueil souriant de ce coin de Provence égaré dans l’Océan, on sent l’Angleterre proche — avec ses buées, ses brouillards, ses brutalités de climat ! Il en est de Jersey comme de ces aquarelles d’Italie que les ans ont lavées, estompées, blêmies, et qui semblent un paysage de rêve tracé par une main de fantôme.

J’ai contemplé, sur des albums de misses poitrinaires, des traductions de vues d’Orient qui avaient cet aspect-là… Un peu des brames natales paraissait demeuré entre l’interprète et la lumière ; les contours défaillaient, comme si les petits doigts las n’avaient pu prolonger l’effort ; et la mélancolie de celles qui doivent partir jeunes s’exhalait des pages, donnant à ces évocations de réalités une saveur d’apparition.

Ainsi en est-il de Jersey : c’est un Midi phtisique d’un invincible charme, d’une pénétrante douceur ! Je ne dis pas que j’aimerais beaucoup à y vivre — ô Paris, mon « patelin » ! mais j’y mourrais volontiers, parmi les roses pâles, les jasmins frêles, les lis chancelants !

Ici, l’âme se doit détacher du corps avec la morbidesse de ces feuilles de platane à peine jaunies, auxquelles la brise automnale prête ses ailes pour quelques secondes… qui planent, puis s’abattent, lentement, en tournoyant, avec des palpitations d’oiseau blessé.

Le chemin en est tout jonché, ces voies unies où le boggy avance sans fracas, sans heurts, comme si les roues étaient lingées, entre les haies de hauts géraniums et les maisons basses à portique étrusque, qui sembleraient des villas de Tibur ou de Tivoli, sous leur tunique de badigeon ocre, rose, ou bleu, si le pignon gothique n’y remplaçait la terrasse plate, de balustres encadrée.

Les jardins, pleins de fuchsias et de dahlias — fleurs « respectables », régulières, et inodores — sont tirés au cordeau, propres au-delà de toute idée. Pas un atome de poussière, pas un caillou de travers ! C’est à croire que les habitants se lèvent la nuit pour cataloguer leur sable et épousseter leurs arbustes !

L’architecture de tous ces « Manoirs » est drôlette ; moyen-âgeuse le plus souvent, parfois rococo, çà et là romane, pittoresque toujours ! Et des masses profondes de verdures, mi-indigènes, mi-exotiques, séparent les unes des autres les demeures ; créent de la solitude dans l’agglomération ; font de l’île tout entière, en toute saison, un prodigieux bouquet.

Quant aux fermes, quant aux églises… elles sont aussi de Nuremberg ! De Nuremberg également, les poules aux pattes lisses, au plumage lustré, qui picorent du bout du bec, l’air comme il faut ; les gorets distingués, dont pas une éclaboussure ne tache la simarre de soie ; et les petites ruminantes au corps havane, aux jambes bistre, couleur de roc et couleur de terre, qui portent leurs cornes rabattues sur les yeux, en frisons, comme leurs homonymes du Bal des Vaches, chez « m’ame Émile » — la belle-mère au président Toutée !

Pour les moutards, ils sont tels, identiquement, que nous les révéla Kate Greenway en ses ravissantes illustrations. Au retour de l’école, ce n’est, sur les routes, que jeunes gens de trois ans, en toque de jockey ou chapeau de castor, la culotte courte mais non serrée au genou, la veste à basques, flirtant avec demoiselles du même âge, en jupe longue, la taille sous les bras, et le museau enfoui au fond d’un immense « cabriolet » à bords ruchés.

Ces gamins, ces gamines sont adorables de santé, de belle humeur, de libre allure. Tout ça galope, s’embrasse, se chamaille, échange des friandises ou des taloches et jabote en bon français !

On dirait un vol de moineaux dans un cimetière de campagne…

À parcourir l’île en tous sens, à battre l’estrade parmi ses grèves, ses champs, ses sous-bois, ses villages, on comprend vite en quelle faveur la tiennent les Anglais, race nomade ; le pourquoi de cette tendresse inattendue d’Albion protestante pour Jersey catholique, de la métropole autoritaire pour cette indépendante pupille — qui a gardé ses coutumes, sa foi, sa loi !

Il n’en faut pas chercher la raison ailleurs qu’en ce que cet éclat de continent, avec la diversité de ses sites, de ses aspects, la sauvagerie de ceux-ci, la joliesse de ceux-là, est une réduction d’Europe ; une sorte de diminutif où le touriste, soit pressé, soit pauvre, prend idée de ce qu’il n’a pas la possibilité d’aller voir en original ; où le touriste plus favorisé retrouve d’intéressantes analogies, une renaissance de souvenirs.

Jersey est, à dire vrai, une exquise carte d’échantillons. Voulez-vous de l’abrupt ? Voilà Corbière, son phare, ses rocs, ses brisants, et son flot en éternelle fureur ? Voulez-vous du fleuri ? Voilà Rozel, où les magnolias poussent, aux chênes pareils. Voulez-vous une réminiscence des grottes de Hal ? Voilà Lecq et ses caves. De la rade de Menton ? Voilà Sainte-Brelade. Des bords du Rhin ? Voilà Mont-Orgueil, aire d’aigle, temple debout encore de la féodalité abattue !

Tel est le motif pour lequel l’Anglais, voyageur pratique, apprécie hautement Jersey. Il lui semble précieux au même titre que le nécessaire de toilette où se loge toute l’intimité du home ; que la Bible de poche où tient tout Dieu ! C’est, sous un petit format, le résumé des tournées lointaines ; un extrait d’impressions que l’on peut diluer à sa guise : le Liebig de la curiosité, l’Of-Meat de l’admiration !

Le Français libre, lui, aime Jersey pour sa grâce ; parce que c’est un pays mixte où il retrouve de la France en tâtant un peu de l’étranger comme les frileux tâtent l’eau, sans perdre pied.

Le Français proscrit aime Jersey parce que c’est à mi-chemin de l’exil, parce qu’il lui semble que, par ce flot qui bouge, il demeure en contact avec la patrie. Puis, quand le temps est beau, là-bas, au-delà des vagues, entre la plage et le ciel rosés par le couchant, on voit briller des maisons blanches — comme des quenottes ! C’est la jolie Gaule qui rit au soleil…

Combien sont déjà venus la contempler d’ici, les bras tendus vers elle, la face inondée de larmes, dans l’isolement des jours, dans le silence des nuits et combien encore viendront !…


JERSEY


I

L’AUBERGE D’EXIL


Pomme d’Or-Hôtel.

Ici, m’arrivent les journaux — les journaux de France annonçant que les représailles contre le général Boulanger s’exerceront au-delà de la tombe ; que le fisc, le Trésor, le gouvernement enfin, vont s’acharner sur les dépouilles du mort… quitte à jeter à la rue, sur le pavé brumeux d’automne, la noble fille qui immola ses scrupules à son dévouement ; et la pauvre mère de quatre-vingt-sept ans dont on berce l’inquiétude ignorante avec le mot célèbre de jadis : « Il reviendra ! »

Je ne veux pas croire à ces infamies, elles ne sont point possibles ! Il y a erreur, malentendu, tout ce qu’on voudra mais quelle que soit l’hydrophobie de haine que cet homme ait inspirée de son vivant, je ne la puis admettre assez maladroite pour s’attarder à des mesures qui soulèveraient de dégoût et d’indignation le pays entier. On n’aime pas les hyènes, déterreuses de cadavres, dans la patrie des chevaleresques miséricordes…

Paix donc aux trépassés ! Paix surtout à ces ombres drapées de ténèbres qui veillent sur les sépultures ; qui étendent le frêle rempart de leur voile de deuil entre la méchanceté humaine et les pauvres corps sans défense, immobiles à jamais dans le sol glacé !

En cette île qui fut le dernier esquif du boulangisme — le radeau de la Méduse, même, pour quelques-uns des rongeurs ! — un contraste poignant s’établit, entre ces menaces contre les survivantes et les espoirs chatoyants dont des bribes semblent demeurer accrochées, comme brins de soie, aux haies de tous les chemins !

Les rues, les fermes, les villas, les cabanes, sont toutes pleines de l’ombre mélancolique de ce couple, qui passait la main dans la main, les yeux dans les yeux, et dont le moindre pâtre, dont le moindre pêcheur, sait maintenant le lugubre sort.

Devant l’hôtel, les touristes s’arrêtent, regardent longuement les fenêtres, se font expliquer par le guide. Les prunelles bleues des Yankees, les prunelles noires des Asiates s’estompent de rêve. Leur curiosité est avide, brutale parfois, mais émue aussi. Plusieurs, en écoutant, se penchent vers la femme, laide ou belle, élégante ou fagotée, qui est leur compagne de route… c’est qu’une tendresse émane de la légende ; et les cœurs, si las de l’insipidité du voyage, y font halte, s’y rafraîchissent, comme, à mi-côte, des coursiers fatigués !

En effet, il est hanté de réminiscences, ce lieu d’asile que M. Massard, l’un des plus infimes, mais l’un des plus gaffeurs coryphées du boulangisme, représentait, dans le compte rendu d’une de ses visites, comme une sorte de petit Coblentz, nid de conspiration contre la République placé sous la sauvegarde de l’étranger.

« Les canons anglais, disait-il, qui, par dessus les toits, avancent vers le sud leurs gueules menaçantes, semblent protéger le Général patriote contre la haine française. » Jolie façon de faire de la propagande ! Habile manière de calmer les défiances ! Pourquoi pas souhaiter tout de suite, comme en 1815, le retour triomphal dans les fourgons des alliés ?…

De ces visiteurs-là, on a gardé mémoire ; et il faut entendre les récits que fait sur le compte de pas mal d’entre eux madame Moureaux, la très intelligente et toute aimable patronne du Pomme d’Or-Hôtel.

— Ah ! madame, le pauvre général, ce qu’il était mal entouré ! J’en ai vu défiler, ici, des intrigants, des gens qui ne venaient que par intérêt, pour de l’argent, ou pour qu’il les recommande aux électeurs !

Et elle précise, dit des noms, spécifie des faits ; établit la contre-partie des Coulisses ; dresse, en son langage de simple femme que la fourberie, que la lâcheté révoltent, un réquisitoire bien autrement intéressant, bien autrement documenté que celui de M. de Beaurepaire. Seulement, c’est l’entourage, cette fois, qui est sur la sellette, sauf de rares exceptions dont l’honorabilité demeure au-dessus de toute atteinte — et j’écoute, avec une secrète joie, les renégats, les accusateurs, accusés à leur tour.

J’assiste, en pensée, à cette curée : chacun essayant de tirer à soi son morceau, en une dernière entrevue, avant que de s’en retourner vers le continent, vers le nouveau chef ». On se faisait offrir, par celui que l’on comptait trahir, l’apéritif de la trahison… Judas s’est peut-être pendu de n’avoir pas trouvé ça !

Et je comprends que, dès cette première étape, l’ère douloureuse a commencé ; je devine quel calice d’amertume a dû vider goutte à goutte, sans arriver jamais à l’épuiser, cet « innocent » de caserne, ce têtu d’illusions. Et je le plains, ah ! oui, je le plains de toute mon âme, d’avoir dû tant connaître l’humanité avant de mourir !

C’est là que fut le vrai châtiment, la réelle expiation ! Pour quelques dévouements sincères qu’il avait méconnus autrefois, en ignorant la valeur, il connut les abandons inqualifiables, les défections éhontées, les « lâchages » impudents tous les corbeaux de la défaite lui rongèrent le flanc !

Je crois que, depuis Napoléon Ier, aucun vaincu ne fut ainsi offert en proie au vainqueur par les créatures qu’il avait faites. Qu’il lui soit donc beaucoup pardonné… parce qu’il a été beaucoup renié !

— L’appartement occupait tout l’étage au-dessus du vôtre, dans le corps de bâtiment sur le devant. Voulez-vous le voir ?

— Bien volontiers.

Nous montons au second. Le palier n’a pas de portes, un immense couloir le prolonge en ligne directe : un couloir formé à gauche par une muraille sans ouvertures, tandis que la paroi opposée est percée de cinq ou six portes parallèles, comme des huis de cellules monastiques, que surmontent, très haut, des impostes vitrées par lesquelles le jour pénètre dans le corridor.

Une à une, l’hôtesse me les énumère :

— Ici, c’était une pièce où madame de Bonnemains recevait son médecin ; là, le logis du valet de chambre ; puis, celui de la femme de chambre ; plus loin, la lingerie ; et, cette dernière porte, l’appartement privé.

— Mais ces deux-là, perpendiculaires, qui ferment le couloir ?

— La première, dans l’angle, c’était le logis de M. Mouton ; la seconde, une salle d’attente pour les visiteurs. Seulement, vous ne voyez que la carcasse, la charpente, pour ainsi dire. Les murailles, ces murailles peintes en vert clair, étaient tendues de soie grenat et il y avait des fleurs dans tous les coins. Madame de Bonnemains aimait tant les fleurs !…

Elle a ouvert l’appartement privé.

Une antichambre qui s’allonge, pas très large, avec une croisée et une porte, à droite, deux portes à gauche.

La plus proche est celle du cabinet de travail du général, avec deux étroites fenêtres à l’anglaise, et le fameux lustre à gaz, en cristal, au-dessus de la table du milieu, contre lequel, un jour, on prétendit qu’il s’était, en se levant trop brusquement, ouvert le front. La pièce est banale, sans rien de particulier.

Très simple aussi, la chambre de madame de Bonnemains qui, sans communiquer, lui fait suite ; avec son alcôve à portes de boiseries, qui la transforment à volonté en boudoir. Il ne reste, de l’ancien ameublement, qu’une assez jolie toilette, le tapis d’un rouge antique, et deux grands fauteuils de velours bleu sombre, à bande de tapisserie, se faisant face de chaque côté du foyer.

— Tenez, madame, elle s’asseyait toujours ici, à gauche, le dos au jour, travaillant sans cesse à ces magnifiques portières au petit point qui sont, maintenant, à Bruxelles, rue Montoyer, dans le bureau du général. Lui s’asseyait parfois là, à droite, et regardait ses doigts si agiles et si blancs courir dans les laines. Mais le plus souvent, il était debout, adossé à la cheminée. Ah ! madame, comme ils s’aimaient ! Et comme elle était belle ; et comme elle était courageuse ; et comme elle était bonne ! Hélas, le mal l’a prise bien vite ! Quand elle est arrivée, elle était fraîche, superbe, toute rose. Au bout de trois, quatre mois, elle était si faible, si changée, qu’elle demeurait couchée tout le jour, incapable de se tenir debout, ne mangeant plus. Tout de même, elle se levait bravement à six heures, afin de se mettre en toilette de bal et de descendre dîner… pour les gens de France !

— Ils prenaient leurs repas dans la salle commune ?

— Oh ! non ; le salon, en bas, leur était réservé.

— Est-ce que ces gravures étaient déjà là ?

— Je désigne du doigt deux cadres : le portrait de Gambetta, le portrait de Hugo.

— Oui, ils disaient souvent que c’étaient les grands hommes qu’ils préféraient.

Comme je ressors, dans l’antichambre, madame Moueaux me désigne la porte de droite :

— Là, c’était la chambre du général ; c’était censé sa chambre plutôt… du temps où madame de Bonnemains, débarquant ici, et, toute malheureuse de sa fausse situation, se faisait appeler miss Florence.

Pauvre miss Florence ! C’est tout elle, ce nom d’Italie, embaumé et rayonnant, sous ce ciel d’Albion !

Demain, j’irai à Sainte-Brelade. Il est difficile, presque impossible, dit-on, de visiter la villa. Mais ce que femme veut…

JERSEY


III

LA MAISON DES MORTS


[Sainte-Brelade.

De Saint-Hélier à Sainte-Brelade, le chemin longe la mer, comme la route de la Corniche, de Menton à Monte-Carlo.

À gauche, l’Océan, mais l’Océan sans fureur, presque alangui, roulant ses vagues en sourdine sur une plage d’or fin. À droite, un demi-cirque de falaises couvertes de jardins en terrasses, escalier géant, gradins fleuris qui semblent monter de la terre au ciel. Au lointain, barrant l’espace, bornant l’infini, le cap de la Moye en retour sur les flots. La vue est féerique, il fait beau, il fait soleil… et, cependant, une infinie tristesse flotte sur tout cela.

— Où est-ce ?

— Là, répond mon guide, le bras étendu vers la droite. Autrefois, on savait tout de suite, parce qu’en haut de ce grand mât blanc, planté derrière la maison, flottait le drapeau tricolore. J’ai vu plus d’un Français tressaillir, en le regardant.

D’ici, on distingue, émergeant des cimes d’arbres, le triple toit d’un vaste châlet recouvert de tuiles gaies, plaqué de majoliques, avec des loggias à vitrail, des auvents de bois ajouré, des balconnades, toute la fantaisie spirituelle d’un artiste pliant la matière à sa guise, la pétrissant, en faisant jaillir l’imprévu.

En arrière, autour, s’étagent un tas de petites annexes amusantes : kiosque de repos, volière et pigeonnier, abri en tonne de Heidelberg, serre… et jusqu’à un minuscule temple grec à colonnes brisées !

Au fur et mesure que le cheval descend la côte, au fur et mesure que nous avançons sur la route qui suit parallèlement la grève, la façade se dégage mieux. De la mer à elle, nul obstacle. Un pré herbu, dépendant de la propriété, va de la chaussée au sentier planté de peupliers, qui borde la très basse muraille exhaussée d’arbustes — garant ainsi la vue, pour l’avenir, de toute ingérence étrangère, de toute fâcheuse obstruction.

Et plus on approche, plus je m’étonne de la légende de luxe et de folie attachée à cette retraite ; c’est coquet, sans nul doute, mais il n’est pas un peintre un peu arrivé qui n’en possède autant, sur la côte de Sainte-Adresse ou le coteau de Saint-Cloud.

Par un chemin couvert, voûté de feuillage, nous sommes arrivés devant une grille Renaissance, joliment ouvragée, à un seul battant. Et sur le cartouche dédoré, faisant fronton, où une inscription gothique s’efface, je lis :

« Il n’est rose sans épines ».

Une allée, arrondie en montée de perron, troue les massifs, puis débouche sur une éclaircie, juste en face d’un porche auquel donnent accès trois marches de pierre.

En un petit salon, au bout du long couloir qui scinde l’habitation en deux parties, dans le sens de la longueur, je suis introduite, avec prière d’attendre.

Il est exquis, ce petit salon : ni le luxe figé des « locations » richement garnies ; ni, non plus, le fouillis inextricable où mes contemporaines, sous mine de réception, infligent la cangue à mes contemporains. On s’y peut mouvoir à l’aise, aller, venir, tendre une tasse, accepter un bonbon, manier un éventail — ou simplement s’asseoir — sans renverser quelque pouf ou démolir quelque magot.

Sur l’aspect extérieur du logis, j’avais pressenti l’artiste ; l’aspect intérieur me l’affirme. Ces bibelots disparates et qui, par d’heureuses combinaisons, d’ingénieux contrastes, concourent à une harmonie extraordinaire ; ces tentures du siècle passé dont la tonalité chromatise de la violence à la tendresse ; toutes ces « curiosités », au sens rare et précieux du mot, ont été apportées là, une à une, par un amateur de haut goût et de singulière patience. Le joli réduit !

Deux fenêtres y accèdent, y jettent à pleines ondes la vaste clarté des pièces d’angle : l’une, sur le côté occidental de la maison, séparée de la serre par une allée ; l’autre, en loggia, sur la façade. Et, dominant une console, — un groupe ironie de bronze ! — attire et retient l’attention : Saint-Georges terrassant le dragon !

Mais la porte s’est ouverte, quelqu’un apparaît : une aimable personne aux yeux vifs et rieurs sous la neige précoce de ses cheveux ; la lèvre pétrie de bonté, le parler net, le geste sincère, le regard droit. C’est la propriétaire, madame Vannier. Et elle vous met de suite à l’aise, avec cette grâce sans prétention de mes payses.

Comme tous ceux qui ont approché ce couple aux destins tragiques, madame Vannier en a gardé un souvenir ému. Elle aussi me vante la beauté douloureuse de Marguerite de Bonnemains ; son don de séduction tendre ; cette grâce discrète, voilée de crépuscule et de mélancolie, qui lui liait les cœurs.

Du général, elle ne dit qu’un mot, le même que répètent sans cesse ceux de son intimité, de sa domesticité — cette opinion-là compte, vous savez ! — les fournisseurs, les petites gens de l’entourage : « Il était bon ! »

C’est la brève oraison funèbre des femmes et des humbles, sur la mémoire de celui qui commit et subit tant de discours… des femmes, qui ne font point de politique ; des humbles, que la politique meurtrit toujours, sans les servir jamais !

Elle a sa valeur.

— Là, madame, c’était le cabinet de travail, d’où il expédiait ses circulaires, ses correspondances…

Ah ! bon Dieu, ce qu’il en est parti de bêtises, d’ici ! Ce qu’on lui a fait endosser de gaffes entre ces quatre murs, où pas une fois l’esprit faubourien n’a vibré, sifflé, gémi, crié gare, lancé sa blague, comme une boulette de papier mâché, contre le plafond correct !

Enfin !…

De l’autre côté de la glace sans tain, est le grand salon. Une réminiscence de Trianon, cette vaste pièce ovale, avec ses panneaux en treillis de bois doré sur fond de brocard ponceau, et son dôme en miroir, enclos d’une haie de fleurs peintes, dont les branches empiètent et s’échevèlent sur le cristal, comme à la surface d’un lac. Un faisan s’y mire, un singe y gambade ; c’est d’une fantaisie délicieuse, cette trouée vers l’infini du rêve, cette suppression du couvercle de plâtre contre lequel la pensée s’assomme et dont elle ricoche parmi les gravats, front cabossé, ailes meurtries !

Une vérandah règne le long des fenêtres, par les baies de laquelle s’aperçoit la mer bleue.

J’y sors — et demeure stupéfiée, croyant à quelque sortilège, à quelque enchantement…

Des roses ! Des roses ! Et des roses ! Tout le long des piliers supportant le toit, des ceintures de corolles frissonnantes, qui semblent de chair animée ! Tout le long de la balustrade, des draperies de feuillage, piquées à l’infini de calices béants, de cassolettes vivantes, comme pour une éternelle Fête-Dieu !

En dehors, sous la bise, il neige — il neige des pétales, des brassées de pétales blancs ou carminés à peine, qui voltigent de-ci, de-là ; s’engouffrent par rafales dans la maison ; s’agrippent à mes cheveux ; s’accrochent à ma voilette ; se faufilent sous mon boa ; exhalent de tels parfums que je m’en sens pâlir de plaisir.

Et je le comprends, qu’on ne puisse survivre, après avoir aimé ici !

J’ai descendu les degrés qui, de droite et de gauche, mènent au jardin, afin de regarder extérieurement cette merveille, ce coin d’Éden. Entre les branches, au sommet du toit rustique, un écusson de bois peint et sculpté : les armes de la Ville de Paris, le vaisseau mystique qui flotte et ne sombre pas. Et, de chaque côté, une effigie en relief : Saint Denis, patron de la capitale du boulangisme… et encore saint Georges !

Du regard, j’interroge madame Vannier.

— Oui, évidemment, fait-elle avec un sourire. Mais c’est par hasard. Il y a longtemps que le domaine est voué à ces bienheureux-là : mon fils s’appelle Georges, ma fille s’appelle Denise.

Pure coïncidence… mais que de coïncidences marquaient cette maison pour être l’étape dernière du roman prestigieux ! La fatalité trace aussi bien sa croix sur la poitrine des portes que sur le front des hommes.

Nous rentrons au salon. Après, toujours en enfilade, c’est la salle à manger, pas immense, un peu sévère, mais toujours d’un goût très sobre et très sûr. Puis une dernière pièce, dont la fenêtre en loggia touche au porche par où j’ai pénétré (nous avons fait en retour, à travers les appartements de réception, le chemin que j’avais fait, à l’aller, par le couloir de dégagement) c’est un bureau que madame de Bonnemains avait adopté pour y faire son courrier, y travailler un peu, quand sa santé le lui permettait.

Il s’y trouve une sorte de bahut à incrustations magnifiques, véritable chef-d’œuvre de l’industrie française, relique de l’Exposition de 1889, médaillée, primée, couronnée, etc., et qui vaut, comme on dit chez nous, « des argents fous ». Ça me laisse froide — je lui préfère de beaucoup ces deux petits vases à marguerites, où les doigts diaphanes de la condamnée glissaient les œillets envoyés ou apportés de France…

L’escalier, inondé de clarté par une baie vitrée sur la cour, large, garni, comme le couloir, de moquette rouge, et tendu de tapisseries, s’arrête au premier étage, qui renouvelle identiquement la disposition du rez-de-chaussée. À droite, au-dessus du cabinet du général, était la chambre de madame de Bonnemains, drapée de peluche sombre comme le fut, plus tard, celle de la rue Montoyer. Elle est sérieuse, et un seul détail y frappe. Au plafond, sur l’or du cartouche central, une branche de laurier, vivace et robuste, élargit ses feuilles avec, en exergue, cette devise : Semper resurgo.

Au dessus du grand salon, une chambre : celle du général, disait-on ; mais, à la vérité, celle des meilleurs amis. Car le général s’était seulement réservé, de l’autre côté du couloir, un recoin où il avait mis son « bazar » de troupier, un bric-à-brac de l’ancien temps : pistolets, sabres, cartes, théories, etc., qu’il ne permettait à personne de toucher.

Dans la chambre « officielle », rien de remarquable ; sinon, au plafond toujours, un immense aigle de majolique, les ailes éployées, d’un beau mouvement. Et, sur la table, un petit masque de bronze — une jeune femme morte, aux paupières closes, au nez aminci — qui lui servait de presse-papier… sans qu’il se doutât, le pauvre amant, que l’amante adorée serait telle quelques mois plus tard ; aurait les traits aussi rigides, le front aussi glacé sous sa main !

La chambre d’après (tendue de cretonne Delft, à dessins indigos sur fond blanc et d’une gaîté toute particulière) était occupée par la maman, — la maman si âgée qu’on choyait, qu’on gâtait ; et qui est aujourd’hui la plus heureuse de tous… puisqu’elle ne sait rien !

Ensuite, vient une pièce tapissée de bleu où logeait mademoiselle Griffith, l’ange gardien, alors comme aujourd’hui, de la vieille mère ; l’amie fidèle de l’exilé ; celle qui pansait l’âme et soignait le mal de la douce pécheresse que cette fille impeccable appelait ma sœur.

Je redescends et parcours le jardin. À chaque pas, mon émerveillement s’augmente ; la traîne de ma jupe roule autant de fleurs que de cailloux.

— Regardez, il se reposait là, souvent.

Et, derrière le banc, près d’un buisson de fuchsias où les clochettes vermillonnes mettent une gaîté de fête chinoise, il me semble apercevoir sur le roc une large traînée de sang, une flaque de pourpre où toutes les veines d’un homme se seraient vidées !

La sensation a été si vive, si imprévue que j’ai reculé…

Ce sont les vignes vierges qui se sont barbouillées de lie pour l’automne ; qui ont mis ce reflet de sa mort à l’endroit où il vécut, où il rêva, les yeux tournés vers la patrie !

Madame Vannier m’a cueilli toute une gerbe des lis chair qui s’épanouissent sans feuilles, dans le sol de Jersey, et des roses à pleines poignées. Elle me met tout cela sur les bras, alors que je prends congé et la remercie de son cordial accueil.

Je suis sortie par la grille correspondante à celle par laquelle j’étais entrée ; et, me retournant pour saluer une dernière fois l’hôtesse charmante, je lis ceci, le cri de ces murailles, de ces arbres, de ces plantes, de cette Terre promise, enfin, vers le couple qui s’en fut mourir loin d’elle :

« Où que tu soyes ne t’oublierai ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la tombe d’Ixelles, j’ai expédié mon bouquet, ces lis et ces roses — peut-être des baisers tombés qui ont refleuri !…