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Notes d’une frondeuse/21

La bibliothèque libre.
H. Simonis Empis (p. 164-197).

LA VENTE DU « CONCUSSIONNAIRE »


I

L’INTIMITÉ. ― JUPITER À L’ENCAN.

Bruxelles, 24 mars 1892.

Il y a cinq jours, à Paris, une lettre m’arrivait, une pauvre petite lettre de modeste mine, à enveloppe commune, aux jambages titubants. Il ne fallait pas être grand clerc en graphologie pour présumer la qualité sociale de l’expéditeur ; sans compter que le cachet de cire noire précaution naïve — portait une empreinte banale ; et que le timbre de la poste traçait en exergue, à divers endroits, cette mention essentiellement faubourienne : rue Alexandre-Dumas.

C’est par là-bas, au diable, du côté des Buttes-Chaumont, dans une zone inexplorée des mondains.

Voilà ce que disait cette lettre, textuellement :

« Madame,

» Depuis trois jours que j’ai vu la vente du général Boulanger annoncée, je remettais de vous écrire, car je crains d’abuser de votre complaisance, mais l’article de M. M… qui s’en moque, et le manifeste de l’extrême-gauche qui le traite de César et de soldat révolté m’a fait oser. Plus on veut le flétrir, plus je tiens à son souvenir.

» Pourriez-vous me dire, madame, comment faire pour me procurer un petit objet quelconque lui ayant appartenu ; étant ouvrière, je ne peux aller à Bruxelles, mais j’ai eu l’idée que peut-être vous irez. Si cela était, madame, et que vous voudriez bien, je vous enverrai un peu d’argent ; et vous m’achèteriez un petit souvenir de l’homme qui a fait des fautes, sans doute, mais qui a été bien trahi et profondément malheureux ; que j’ai toujours considéré comme honnête, et qui avait su ramener l’espoir dans les cœurs français. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Croyez-vous qu’elle est belle de simplicité et de constance, cette lettre d’une plébéienne, d’une tâcheronne, qui s’use les yeux nuit et jour sur sa couture, et pour qui l’aiguille a gardé, sous la lampe, des reflets d’épée Croyez-vous que la dernière phrase en est éloquente, que la dernière ligne en est significative, dans sa précision et son laconisme ; que le porte-plume d’un sou trace lapidairement entre les doigts piqués qui hésitent le mot de l’énigme… pourquoi cet homme, vivant, fut ainsi suivi ; pourquoi cet homme, mort, est ainsi aimé !

« Qui sut ramener l’espoir dans les cours français ! » Cela dit tout, explique tout, justifie tout. Et cette passion de tendresse, qui ne désarme pas ; et cette passion de haine, qui s’acharne sur le disparu, comme une bête puante sur un cadavre !

Pauvre de nous ! Que deviennent notre instruction, notre rhétorique, notre phraséologie, auprès de l’instinct ingénu qui donne le talent à une ignorante, l’éloquence à une timide !

Cela est dur à constater — si dur que j’ai préféré douter, d’abord. Était-elle authentique, seulement, cette lettre ? N’était-ce point le fruit de quelque sotte mystification, une farce de confrère, un stratagème de littérateur ?

Hé ! non. J’ai fait vérifier signature et adresse — l’une et l’autre sont parfaitement exactes. Si je ne les transcris point, c’est uniquement parce que si la malechance voulait que soit anti-boulangiste, fût-ce un tantinet, le patron de cette fervente, je m’exposerais à lui faire perdre son pain.

Mais je n’ai pas voulu, au compte rendu de l’épilogue qu’est la vente d’aujourd’hui, d’autre introduction que cette lettre d’une sincère, d’une obscure… l’humble femme qui, dans son logis de Charonne, met encore refleurir, en un verre de foire — riez, ô vainqueurs ! — la fleur de revanche des sans-espoir : l’œillet couleur de flamme et couleur de soleil !

Les enchères ont été ouvertes, ce matin, à dix heures et demie, dans la petite cour qui, derrière, sépare l’hôtel des communs ; la cour plantée à gauche, le long de la paroi, d’une lignée d’arbres jeunets, hauts comme des cannes de tambour-major, et que Boulanger me désignait d’un geste ironiquement las, à mon avant-dernière visite : « Tenez, le « jardin anglais » dont on a tant clabaudé !… »

On ne le voit plus, aujourd’hui, le « jardin anglais ». Les murailles ont été palissées de planches ; entre la pierre et le bois, les arbustes étouffent, demeurent captifs. Un toit provisoire, en lames de sapin, en forme de chalet, garantit de la bise et de la pluie, des giboulées et des grillades, de toutes les intempéries du fantasque renouveau.

Un écriteau, cloué à la solive, au fond, presque contre la porte de milieu des communs, dit le nom de l’éphémère constructeur : P. Smet, menuisier, boulevard d’Anderlecht, 68, Bruxelles. De retour vers la porte, en ligne droite, des lustres sont accrochés : un petit d’abord, en cuivre jaune, à becs rares, presque semblable aux lampes à sept branches des Hébreux ; puis un autre, davantage important, d’une banalité surprenante, en cristal incolore, ruisselant de girandoles ; et, enfin, le troisième, encore plus volumineux, pareil, comme métal et comme nuance, au premier. Parallèlement, de chaque côté, un trio de lampes à pétrole et à abatjour réflecteur (administratives celles-là), sont suspendues.

Contre le mur de droite — qui continue la paroi du porte-rue, par lequel accède directement le public — se rangent les assistants, debout. Face à eux, à deux mètres du mur de gauche, s’étend, tout le long (de la première issue des écuries à la maison), le comptoir qui sépare les employés des acheteurs ; sur lequel se fait l’exhibition des objets ; et que domine, à son milieu, la chaire de M. Demolle, le commissaire-priseur. Le centre de la cour est rempli par des chaises qu’occupent des dames belges, ménagères économes, à l’affût d’une « occasion ». La palissade de droite est recouverte par : 1o Une tenture de lit debout, et une fenêtre en cretonne de Jouy, claire, à dessins légers et neutres : 2o Deux portières, une fenêtre, une tenture de lit debout, une fenêtre encore, en andrinople rouge, encadrée de bandes blanches où voltigent des fleurettes. Ceci garnissait la chambre à coucher de madame Boulanger mère — la chambre du premier étage où l’octogénaire buvait, le 1er octobre, au bon voyage de son fils ; reprochant aux amis la tristesse ambiante… alors que son « petit » reposait dans la pièce à côté, le cœur stagnant, la tempe trouée.

À la palissade de gauche, sont appliquées trois fenêtres de velours grenat, dont deux à crépines d’or.

— Hé ! quoi, c’est là tout ce luxe, le capitonnage de ce nid, le ouatage de cette Capoue ?

Mon Dieu, oui, c’est tout ! Le grenier de Jenny l’Ouvrière en avait moins, certes ; mais celui de M. Jules Simon en a, pour sûr, davantage. Accroché, harmonisé par le goût d’une femme délicate et élégante, cela constituait un somptueux trompe-l’œil. Décroché, enlevé aux contrastes, tripoté par des mains vulgaires, ce n’est plus qu’étoffes quelconques, très modeste cadre d’existence à peine aisée.

Et l’hôtel ! C’est maintenant qu’on en voit l’exiguïté ; en ne subissant pas l’impression d’agrandissement que devrait donner la disparition du contenant. Il n’y resta pas un clou ; et ma sensation d’il y a huit mois s’en augmente c’est une gentille demeure d’artiste de l’avenue de Villiers ou de la Villa-Saïd.

Mais que le voilà donc lugubre, ce logis jadis si fleuri ; ce théâtre du dernier naufrage, où rien ne bouge, rien ne palpite, rien ne bruit — que le brouhaha de cette foule indifférente, dont chaque vague, en se retirant, emporte un morceau de l’épave, fait davantage encore le vide et le néant !

De l’intérieur de la maison, l’on grimpe par quelques marches provisoires, à hauteur de la fenêtre du secrétariat donnant sur la cour ; et l’on en redescend par un semblable perron de planches, dans l’enceinte réservée aux vendeurs, derrière le comptoir dont j’ai précédemment parlé.

Là, se tiennent quelques privilégiés, des représentants de la presse locale, les envoyés des journaux de Paris. On commente un peu — pas trop, ce n’est que le premier jour l’absence des fidèles de l’ancien temps, des séides qu’a dispersés la fortune adverse, comme un coup de fusil tiré à poudre éparpille une volée de moineaux goinfres et capons. Pas un visage connu, dans l’auditoire ! Déroulède et Richard, sérieusement empêchés, se sont fait représenter par Zunc, le président des comités révisionnistes de Neuilly. Mais les autres ? Où sont-ils ? Où sont leurs mandataires ?

Çà et là, pourtant, des physionomies françaises surgissent. La plupart de ceux à qui elles appartiennent sont vêtus plus que modestement ; ont voyagé en troisièmes ; perchent le diable sait où ! Mais une ardeur incendie leurs prunelles, et l’œillet flambe aux revers râpés, comme le jour des obsèques de madame de Bonnemains, comme le jour des funérailles du Général ! Ce sont des gens des comités, des « quelconques » des dévoués, des inconnus ! Ils regardent, avec des yeux d’affamés, passer des choses chères que les blasés s’offrent par distraction ; ils éprouvent la réelle douleur que ressentaient les chrétiens d’autrefois, à voir tomber les reliques en mains d’infidèles. Ah ! s’ils pouvaient !…

La vente, cependant, n’est pas très passionnante. Depuis ce matin — il est près de trois heures — on liquide la batterie de cuisine, la vaisselle, la verrerie, le linge de table, les lampes, les écrans, l’argenterie.

L’argenterie ! Encore une fable qui rôtit au feu des enchères ! Les trois quarts du service, du fastueux service où se complaisait le « soldat parvenu » (pour ne pas dire tout) sont en Ruolz, en beau Christophle tout battant neuf ! Et dire que ceux qui ont le plus tenacement contribué à propager ces potins d’office sont les mêmes qu’a tant indignés un identique mensonge : l’histoire de la baignoire d’argent de Gambetta ! C’est gentil, l’équité, en politique…

Métal blanc ou blanc métal, ça s’achète comme du pain ; les notables bruxellois s’emballent à la vue de tant de « trésors » ; les petites cuillères succèdent aux grandes fourchettes, les couteaux aux coquetiers. Notre confrère du Figaro, Chincholle, cède à l’entraînement général. Il se surcharge d’ustensiles, de bibelots ; mais il trouve moyen, le malin, de faire deux emplettes intéressantes : le plateau sur lequel on apportait la correspondance — s’il pouvait parler, celui-là ! — et une tasse à déjeuner très ordinaire, en porcelaine bleue et blanche, qui servait successivement, le matin, à madame de Bonnemains et au général.

C’est presque la coupe du roi de Thulé ! Quand Elle mourut, Lui noua, à l’anse, une touffe d’œillets… et plus jamais nul n’y but !

Il s’en faut que ce soit une sinécure, ici, l’emploi de commissaire-priseur ! Le crieur n’existe pas ; c’est le commissaire lui-même qui prononce la mise à prix, suit l’encan, proclame les surenchères — et, cela, de dix heures et demie à quatre heures et demie, sans interruption !

La formule est singulière : « Personne de mieux que trois francs ? Quatre francs… cinquante ! Cinq francs ! Personne de mieux que cinq francs ?… Sne ?… » Cette bizarre syllabe, ces deux consonnes précédant la voyelle, et dénuées de sens, m’avaient tout d’abord ahurie. Était-ce un terme de patois flamand, une onomatopée professionnelle — ou une particulière infirmité ? On m’a expliqué le rébus. « Sne » est la réduction à sa plus simple expression du mot « Personne », une abréviation vraiment étonnante : « Personne de mieux que six francs… personne ?… Sne ?… »

Tandis que M. Demolle s’époumonne, que l’auditoire fait ses emplettes, une réflexion me parvient, à travers le tumulte : « Si tous ceux qui ont mangé là-dedans venaient pousser à la vente, elle monterait dur ! » C’est un homme de Paris qui a dit cela ; avec un accent d’amère rancœur.

Et c’est aussi l’avis de la petite femme de chambre brune, qui, sa fillette serrée contre elle, regarde avec désolation s’émietter l’intimité où elle vécut quatre ans bien traitée, chez des maîtres affables et affectueux. Elle les a ensevelis tous deux, successivement, Catherine Colleon ; et quand on parle soit de l’un, soit de l’autre, de grosses larmes descendent sur ses joues.

Sa mission de gardienne des scellés est terminée ; elle s’en va, la pauvre créature, chercher un autre sort. Ici, on lui a offert des places, de bonnes places. Mais elle veut quitter le pays où ceux qu’elle aimait sont morts ; et, sans retourner dans l’Isère, son département d’origine, se reperdre dans le tourbillon de Paris. Elle n’oubliera pas — celle-là aussi est une dévouée ! — seulement, son chagrin, le temps aidant, s’atténuera peu à peu.

Du secrétariat, où je l’interroge, toutes les paroles dites dans la cour nous parviennent ; et à chaque instant le nom de M. Max intervient, comme acheteur.

— Savez-vous qui est ce M. Max ?

— Oui, madame, c’est un Anglais qui est venu, pour le compte d’un tas d’Anglais. Et il ramasse tout ce qu’il peut.

À ce moment, une grosse rumeur s’élève, des déplacements de sièges, des trépignements… C’est Jupiter qu’on amène, le cheval d’armes du général. Celui-ci a, l’on s’en souvient, légué Tunis, le coursier noir désormais historique qu’il monta le 14 juillet 1886, à son ami, M. Barbier — le propriétaire du fameux landau marqué B, attribué si charitablement à toute personne dont l’obligeance pouvait compromettre Boulanger.

Jupiter, sous sa housse de drap bleu liséré de jaune, fait des grâces, encense, frémit des naseaux. Son œil, vraiment superbe d’expression et d’éclat, s’illumine de contentement à voir tout ce monde… c’est sa dernière manifestation, à lui !

Et des dévots le caressent respectueusement du bout des doigts, en lui disant tout bas des choses que nul n’entend. Même, un vieil homme l’embrasse, dont les paupières rougissent soudain.

Que va-t-il devenir, Jupiter, le noble animal ?

Va-t il tomber entre les pattes d’un maquignon avisé, qui le revendra à quelque excentrique ? Va-t-il, plus déchu encore, être la proie d’un éhonté barnum, qui le traînera de cirque en cirque, le montrant pour de l’argent ?

Un petit frisson passe ; tous ceux qui ont l’amour et le respect du « cheval » ont la gorge serrée… La mise à prix, de vingt-cinq francs, a sauté à cinq cents.

Mais une joie, soudain. Celui qui couvre chaque enchère est un Français, jeune, élégant, l’aspect cordial et sympathique. Il veut la bête, il l’aura — il l’a !

À dix-neuf cents francs… adjugé !

C’est le vicomte de Bois-Lucy, 5, rue du Marché, à Neuilly, qui est l’acquéreur, et promet que le sort de Jupiter est désormais fixé. Ses compatriotes sont contents, et il reçoit quelques vigoureuses poignées de main.

Ensuite, on vend les voitures : 825 francs, le coupé ; 550 francs, le landau ; 850 francs, la victoria. Tout cela est acquis par le Tattersall de Bruxelles.

Après, c’est le tour des harnais, des livrées, des objets d’écuries. Une garniture de stalle, bien modeste, mais jolie comme tout, en paille tressée de galons de laine tricolores, est adjugée cinq francs à un assistant qui semble un Parisien, et doit avoir des raisons personnelles d’y tenir.

Encore quelques objets, et c’est fini — pour aujourd’hui. Demain, les meubles ; vendredi et samedi les livres, tableaux, dessins, objets d’art.

Seuls, les épées, les fanions, les drapeaux, tout ce qui était particulier à la carrière militaire du général, a été soustrait par Me Fontana, notaire de la famille, à la curiosité publique. C’est une preuve de grand tact, dont on lui sait gré.

Cette première vacation a produit 11,406 francs ; l’expertise n’avait compté que sur 8,000 francs. Puisse cette différence se maintenir et même augmenter ! Elle en a besoin, la mère du « concussionnaire », la pauvre aïeule, à l’intention de qui cette vente est faite ; qui n’aura que cela pour toute ressource, pour tout bien !

Mais si l’on avait dit que le « ménage » et l’argenterie du général seraient bazardés pour onze mille francs, auraient-ils levé assez haut les épaules, quelques-uns des adversaires ? Ils auraient demandé si on se moquait d’eux, positivement.

Comme nous allions quitter, une femme qui était là depuis le matin et n’avait rien acheté, une femme en habits d’ouvrière, a ramassé tout son courage et s’est approchée, rougissante jusqu’à la racine des cheveux, bégayant d’émotion.

— Je ne suis pas riche, je n’ai pas pu, c’était trop cher… Cependant, je voudrais tant avoir quelque chose de Lui !

Elle a dit que c’était pour sa petite fille, mais ce gros mensonge-là avait bien de la peine à sortir. Et on lui a donné ce qu’elle souhaitait si ardemment un œillet rouge artificiel qui ne valait guère plus d’un centime. Elle est partie rayonnante, tenant sa fleur à deux mains comme les premières communiantes tiennent leur cierge…

J’ai été au Tattersall dire au revoir à Jupiter, le complimenter à mon aise. Il part ce soir pour Paris.

En revenant, rue de Spa, nous avons rencontré les trois voitures qu’on emmenait à bras : victoria, landau, coupé. Je me suis arrêtée pour suivre ce dernier du regard — c’est là-dedans que le général escorta, le 20 juillet, jusqu’au cimetière d’Ixelles, sa douce amie, Marguerite de Bonnemains ; c’est là-dedans qu’on le ramena, mort, du même cimetière, le 30 septembre… il y a de son sang sur les coussins !

Ah ! tristesses des choses humaines, néant de tout !

LA VENTE DU « CONCUSSIONNAIRE »


II

MEUBLES ET TENTURES


Dimanche, 25 mars.

Comme hier, la séance d’enchères a été ouverte à dix heures et demie rue Montoyer ; comme hier aussi, elle a été terne — et fructueuse.

J’ai seulement remarqué aujourd’hui, collée extérieurement au chambranle de la porte-cochère, la large affiche verte annonçant l’événement aux amateurs de Bruxelles. On dirait un placard électoral ; elle rappelle à s’y méprendre, comme format, comme disposition, comme couleur, une des professions de foi dont Paris s’éveilla couvert, aux approches du 27 janvier.

Trois avis sont appliqués à l’intérieur : l’un qui détermine la date et la nature des quatre vacations ; l’autre, qui interdit aux commissionnaires l’entrée de l’hôtel ; le dernier, qui prie les visiteurs de ne point toucher aux objets exposés.

Ce sont les meubles, petits et gros, que l’on détaille aujourd’hui. Les plus légers, l’un après l’autre, sont hissés sur l’estrade, adjugés, passés à leur nouveau maître. Celui-ci, volontiers, les essaie tout de suite ; repousse la chaise publique sur laquelle il était campé et s’installe, en propriétaire, sur le siège acquis. Il est des poufs bien vexés, des fauteuils bien humiliés — l’un, même, n’a pu se contenir : ses sangles ont éclaté d’indignation !

Le public est, cependant, d’une toute autre catégorie que celui d’hier. Peu de brocanteurs, moins de ménagères ; quelques jolis profils se détachent sur la masse noire, délicatement, et des élégances surgissent. Du mouchoir, tiré hors la poche, une bouffée de parfum s’exhale ; et des touffes de violettes expirent délicieusement sur la fourrure des manchons.

De l’assistance antérieure ne demeure que la partie intéressante : le bataillon sacré des fidèles, solide au poste ; le premier arrivé, le dernier parti. Tant qu’il restera un chiffon dans la maison, ils seront là ; et il faudra que les paternes agents de la police belge les refoulent dehors, doucement, pour qu’ils se résignent à définitivement sortir… « S’il vous plaît, va-t’en, monsieur, on va fermer la place. Faut pourtant être raisonnable, pour une fois ? »

La porte sera close ; on accrochera l’écriteau : À louer — et tout sera dit !

Le mobilier du salon (du salon de la rue Dumont-d’Urville qui vit tant de choses !) les trois fenêtres de satin ponceau relevé de velours frappé, les canapés, chaises, etc., recouverts pareillement, ont été vendus 3,000 francs. Là-dessus, là-dessous, se pavanèrent les invités au mariage de Marcelle Driant, la fine blonde aux yeux fleuris que son père tant aima !

Si l’on secouait les tentures, il en tomberait des serments de fidélité avortés dans le cocon, comme des mites ! Si l’on battait les coussins, il s’en envolerait autant de paroles trompeuses que d’atomes de poussière dansant dans le soleil !

Le général en eut sa part. Il manqua de netteté, souvent, envers ses vrais amis je l’ai assez dit, assez écrit jadis, aux autres et à lui-même ; je l’ai assez ouvertement proclamé sous son « règne », pour avoir le droit de le répéter aujourd’hui. Mais, lorsqu’il fut à terre, vaincu, humilié, désarmé, réduit à l’impuissance, le manque de générosité du vainqueur, l’acharnement féroce qu’on mit à l’achever, les défections inqualifiables de ceux qui lui devaient tout, provoquèrent, dans les âmes miséricordieuses, une inévitable réaction. On ne distingua plus ses fautes, sous les pierres, les immondices, dont elles avaient été recouvertes — et, par la pitié, les cours les plus ulcérés, les esprits les plus hostiles lui revinrent !

Il ne faut pas chercher ailleurs que dans une révolte de compassion cette popularité posthume où figurent des gens qui, comme moi, demeurèrent indifférents à l’autre — celle de la Grande soupière ! Cet homme fut trop salement injurié : cet homme fut trop abominablement trahi… voilà, à mon sens, ses deux invincibles séductions. Elles datent de la défaite, et sa volonté n’y fut pour rien ; ce sont (ironie vengeresse du sort, juste revanche des persécutions outrancières !) ses ennemis mêmes, adversaires implacables ou partisans renégats, qui les lui ont données !

Il m’y faut ajouter une autre, et celle-là, pour nous, femmes, prime tout le reste : il aima jusqu’à en mourir !… Ah ! que la politique semble donc misérable petite ordure, auprès du drame intense où palpite la douleur humaine, où la passion intervient — l’amour, maître des mortels et des immortels ; qui, pour tous ses vassaux, n’a qu’un même tourment ; fait pleurer le charbonnier dans sa boutique et le roi dans son palais !

Aimant, il fut aimé. Et je demeure grave toujours devant ces élans d’adoration où se complaît la foule. Il est trop niais de les déclarer, du haut de sa sapience, injustifiés ; et, pour tout argument, de montrer le poing à l’idole. Peut-être vaudrait-il mieux respecter en elle ce qui est infiniment respectable : l’affection, l’espoir des humbles… et chercher à tuer le mal dans sa cause plutôt que dans son effet !

Tant que la racine est en terre, l’herbe repousse, gare à l’avenir !

Ces réflexions s’échangent, entre inconnus, dans l’auditoire ; et les deux courants de vente établissent clairement les deux courants d’esprit. Les acheteuses recherchent des bribes d’amour : ce qui a appartenu à Marguerite de Bonnemains, des miettes d’intimité. Les partisans, au contraire, s’en tiennent aux objets exclusivement à l’usage du général. Son lit de camp est adjugé 15 francs ; son foyer de bureau 30 francs ; un fauteuil d’osier drapé de cretonne qu’il affectionnait, 22 francs.

Entre temps, des anomalies curieuses. Sa grande table de travail, la massive table de chêne qui figurait à l’hôtel des Champs-Elysées, et sur laquelle tant de signatures ont été apposées, tant de documents ont flâné, tant de traités ont été conclus — cette table-là est devenue, moyennant 190 francs, le bien d’un notaire, M. Teymans. Un notaire ! En voilà une qui en pourra faire, des réflexions, pour peu que le goût des aventures lui ait pénétré les fibres ! Adieu paniers, vendanges sont faites ! C’est l’entrée dans la régularité — presque l’entrée en religion, pour meuble !

Une bibliothèque tournante, octogone et haute, est cotée 140 francs et trouve immédiat acquéreur. Une causeuse à deux places, en forme d’S, vannerie chiffonnée de cotonnade, est payée 14 francs.

Puis, le commissaire-priseur, suivi de ses clients, se transporte à l’étage au-dessus, par cet escalier aux parois de stuc blanc que j’ai gravi, une première fois, pour saluer la morte inconnue dont le cercueil disparaissait sous les fleurs ; que j’ai remonté une autre fois pour revoir, en la même pièce, un second cercueil drapé de tricolore, celui-là, et que l’Église a refusé de bénir !

Dans la grande salle à manger, aux murs vert-pâle rehaussés de reliefs clairs, les gros meubles de chêne sont restés. Aux enchères, ils atteignent : le buffet à crédence, 375 francs ; la servante, 150 francs ; la table à coulisse, 160 francs ; une petite étagère, 50 francs. Les vingt chaises de maroquin grenat à clous d’or trouvent amateur à 26 francs pièce. Mais cette vente est conditionnelle ; et l’on fait bien, puisqu’après total général il se trouve quelqu’un pour renchérir, et que le tout est adjugé, en bloc, pour 1,400 francs. Cela en vaut 3,000, au bas mot.

Ensuite, le foyer est vendu 34 francs ; les quatre appliques à gaz de cuivre jaune, à cinq branches, 60 francs pièce.

On traverse le salon, celui où Boulanger, voûté comme un vieillard, les mains fébriles, le regard fixe, la voix cassée, dit adieu aux quinze amis de France (quinze, vous entendez bien !) venus pour escorter la disparue.

— Merci, merci, balbutiait-il. Et, tout à coup, son front s’abattait sur une épaule, des sanglots convulsifs lui secouaient le corps.

Il est sinistre, dans sa gaieté, dans sa clarté, dans sa tonalité blanche, ce salon où rien ne demeure d’autrefois, que deux sur trois des draperies de fenêtres, celle du milieu ayant été descendue sous le hangar, à titre d’échantillon.

Mais on se rend dans la petite pièce voisine : une sorte de boudoir. Les tentures qui la garnissent, une paire de croisées, et une immense portière de damas brique, strié jaune, sont réglées à 260 francs.

Par le palier traversé, nous voici dans la chambre à coucher du général… Les draperies sont semblables à celles qui tendaient la pièce réservée à sa mère : andrinople rouge encadrée de bandes écrues semées de fleurettes. L’ameublement est en pitchpin, très simple. L’ensemble donne l’impression d’une chambre d’ami, aux bains de mer ou à la campagne.

Le lit est adjugé 185 francs ; l’armoire anglaise à tiroirs et glace de côté ne dépasse pas 123 francs.

Et c’est tout — tout ce qu’il y a d’intéressant du moins, car des tas d’escabeaux, de tabourets, de divans, de coussins, de toilettes, ont été mis en vente au cours de la journée. Seulement aucun de ces meubles n’avait d’histoire, aucune particularité ne s’y rattachait ; on ne se les est pas trop disputés, et le prix n’est pas sorti de l’ordinaire.

La vacation d’aujourd’hui, jointe à celle d’hier, donne un total de 27,316 francs. Le passif (qui s’élevait à 16,910 francs) est donc couvert ; mais il reste, en tout et pour tout, la différence — soit 10,400 francs — pour assurer l’existence de la mère du général.

On espère en demain, en après-demain, où les objets d’art : tableaux, bustes, dessins, aquarelles, panoplies, livres, et précieux souvenirs, vont corser l’intérêt des opérations.

Et quand on pense que celle pour qui cette chose est faite ignore encore le décès de son fils ; s’inquiète de son retour avec espoir ; et gronde cette sainte qui a nom Mathilde Griffith, parce que la jeune femme ne parle pas assez gaiement de Lui !

LA VENTE DU « CONCUSSIONNAIRE »


III

ŒUVRES D’ART, ARMES ET BIJOUX


Lundi, 26 mars.

Aujourd’hui, le hangar de la rue Montoyer a changé d’aspect. La lumière crue qui tombe, par les six grandes lucarnes vitrées du toit de planches, n’éclaire plus le pêle-mêle de bric-à-brac qui s’y amoncelait mercredi, lors de l’ouverture, ni le tohu-bohu de meubles qui s’y entassait hier.

Les rideaux de fenêtres et d’alcôve ont disparu. La paroi de droite, celle qui continue le porte-rue, demeure vide, nue, sans un clou ni un bout d’étoffe. Mais au fond, face à l’hôtel, masquant l’entrée de milieu des communs, l’immense portrait équestre du général Boulanger attire tous les regards. C’est celui que fit Debat-Ponsan, au lendemain de la revue du 14 juillet 1886, celui qui figura au Salon des Champs-Elysées.

Campé sur Tunis, le cheval noir de légende, le jeune ministre de la guerre salue la foule. Ses spahis l’escortent, et, dans l’éloignement, à l’horizon, s’esquisse le moulin de Longchamps — le moulin joli par-dessus lequel la France jeta, ce jour-là, son bonnet phrygien, pour le béguin nouveau dont elle était coiffée !

Mais celui dont elle arbora la cocarde était un sentimental, un respectueux, en dépit de ses allures à la houzarde ; effeuillant la pâquerette, plutôt que la fleur d’oranger ; violant les convenances, pas les Constitutions — et la belle fille ne lui pardonna point d’avoir été godiche, de ne l’avoir pas quelque peu forcée…

À droite du portrait, en le regardant, est une Nature morte de P. Gallibert : un poulet sur une table de cuisine. En pendant, de l’autre côté, une bergerade de l’École française, genre fin dix-huitième siècle. Au-dessus de la porte de l’écurie, un lambrequin de verdure au petit point.

Sur la paroi de gauche, derrière l’estrade du commissaire-priseur, des panneaux de tapisserie sont tendus, et quatre panoplies sont accrochées. La première est moderne : casque et cuirasse de cuirassier, sabres et pistolets de cavalerie. La seconde, la troisième sont d’armes moyen-âge, mais d’un « moyen-âge » excessivement contemporain. La dernière — près du perron réservé qui change en porte la fenêtre du secrétariat — est autrement intéressante. Elle est composée exclusivement d’objets d’origine allemande : casques à pointe, courts pistolets ornés de cuivre, baïonnettes, etc.

Le long du mur, parallèlement au comptoir (qui sert, aujourd’hui seulement, de barrière entre le public et les vendeurs), un autre comptoir s’étend, sur lequel sont disposés les céramiques ; les bijoux ; les rares pièces en argent « vrai » ; un faisceau dénoué de yatagans, cimeterres, fusils arabes, que l’on va, tout à l’heure, se disputer.

Enfin, contre la quatrième paroi — l’envers de la maison donnant sur cette cour changée en salle de ventes — sont suspendus trois cadres dans l’ordre suivant : 1o un paysage de E. Marot : des moutons que ramène leur berger ; 2o le portrait du général par E. Bœtzel, grand dessin au fusain, qui fut exposé aussi au Palais de l’Industrie en 1886 ; 3o une copie de la Cruche cassée, de Greuze, de mêmes dimensions que l’original.

Et c’est tout ; les enchères vont commencer.

Elles débutent par une série de photographies, eaux-fortes, gravures, souvenirs sans aucune espèce de valeur pour le commun des mortels, mais qui émeuvent aux larmes les Ligueurs présents.

C’est que chaque objet leur rappelle une date, un effort, un incident ; ils font leurs choux-gras de ces vétilles pas chères — et beaucoup, je le vois bien, essaient de ravoir ce qu’ils ont donné.

On remonte ainsi du no 58 au no 34 du catalogue ; sans qu’il y ait rien d’autre à noter que les deux héliogravures sur soie, de J. Goliard, et l’eau-forte (portrait du général, toujours !), par Belleuvret, qu’a achetés le correspondant de l’Intransigeant, Deneuvillers. Les héliogravures surtout sont curieuses, avec leur nuance rose-pâle imprimée de noir. C’est le menu d’un dîner que la Ligue des Patriotes offrit à Boulanger. Il signa le sien… et vous pensez si on l’a racheté !

Chincholle, lui, continue à stupéfier la Belgique par ses prodigalités. À vrai dire, il a été prié, par un tas d’amis, de faire leurs emplettes ; il est « chargé d’affaires » à sa façon — et il s’en acquitte avec un zèle qui enthousiasme les Bruxellois !

Il a acheté une eau-forte de Jacque ; il a acheté deux autres eaux-fortes encore : La meute, et La curée. Mais n’anticipons pas sur ses acquisitions !

Le numéro 34 est bizarre. C’est un portrait de plus en plus équestre du général, signé André Laroudie, et exécuté en cheveux ! Ça n’est pas plus vilain qu’autre chose, moins même, d’une patience touchante… et ça se solde quarante-cinq francs.

Une aquarelle de la Revue de 1886, par Edmy, mais impersonnelle alors, vue de loin et de haut (comme ces batailles de Louis XIV, qui ressemblent tant aux macédoines de légumes avant qu’on les ait battues), atteint 150 francs.

Un émail de Charlotte de Vernon — portrait à mi-corps du ministre de la guerre en grande tenue — est adjugé 75 francs.

Les œillets rouges se débitent comme pommes au marché : ceux en gerbe, de Pauline Astruc, trouvent amateur à 50 francs, ce qui n’est pas cher, car ils sont vraiment jolis ; ceux en bouquet, de Jean Camme ; ceux en poignée, de Marie Kekler, sont payés 26 et 65 francs. La Porte de Tunis, aquarelle signée P. Pascal, 1885, est acquise par un tiers pour le compte du capitaine Driant. Coût : 80 francs.

Le fusain de Bœtzel, presque grandeur nature, dont j’ai parlé au début, ne dépasse pas 110 francs. Une aquarelle de Detaille : En observation, monte jusqu’à 540 fr.

Deux paysages de Carl Rosa, chaleureusement dédiés : Torre de los Moros (Granada), et le Village de Bennecour (Bords de Seine), atteignent facilement 150 et 160 francs. C’est M. Le Senne, le député, arrivé ici de ce matin — et qui représente ses collègues Dumonteil, Le Veillé, Millevoye, Revest — qui s’en est, pour son propre compte, rendu acquéreur.

Une Nature morte (la volaille que j’ai signalée au début) se vend 35 francs ; les Berger et Bergère du dix-huitième siècle, 90 francs. En face, le Troupeau qui rentre grimpe à 170 francs ; la Cruche cassée à 140 fr.

Et, parmi une poussée de foule, une violente rumeur, M. Demolle, le commissaire-priseur, met aux enchères l’énorme toile de Debat-Ponsan.

— À combien le portrait du général Boulanger, Ministre de la guerre en France, Député de la Dordogne, du Nord, de la Charente, de la Somme et de Paris ?…

Il s’est adjugé 800 francs… le prix du cadre ! Son possesseur nouveau est M. Doyen de Vitry, 8, avenue de la Couronne, un notable Bruxellois.

Et tandis que les pèlerins des comités boulangistes se mordent les poings de rage — d’être si pauvres et que le tableau ait été si grand ! — on procède à la vente des tapisseries. Elles deviennent, pour 3,700 francs, le bien d’un Français : M. Graux-Marly, de Bièvres.

Les deux bustes celui : en marbre blanc, du général, par Croissy ; celui, en terre-cuite, de l’Alsace, par Maulbach, trouvent preneurs : le premier à 310 francs, le second à 75 francs.

Ensuite, se sont vendues les armes. Presque toutes ont été achetées en sous-main par M. Driant ; sauf le sabre arabe payé 55 francs par un de nos compatriotes, M. Goffaud ; et les deux panoplies « moyen-âge » qui sont parvenues, le diable sait comme, l’une à 100 francs, l’autre à 270 francs !

L’épée d’honneur — la seule qui figurât au catalogue — a été acquise 275 francs par le mandataire de mademoiselle Griffith. Une autre épée, évaluée 140 francs, est désormais la propriété d’une des plus dévouées amies du général, une Parisienne, madame Lefèvre.

C’était le tour de l’argenterie… la fameuse argenterie du « concussionnaire » ! Elle se composait de sept pièces, toutes offertes — dont la dernière, entre autres, par deux cent quarante-cinq mille personnes : la médaille de député.

Elle a été conquise, pour 260 francs, au milieu de timides et fiévreuses enchères, par un bonhomme qu’on m’a dit depuis agir pour le compte de M. Alfred Edwards, le directeur du Matin. C’est M. Waroqué, membre du Parlement belge, directeur des charbonnages de Marimont, qui a emporté haut la main la coupe en argent de la Ligue des Patriotes. Quand on l’a tirée de sa gaine, des gens se sont levés, tendant les bras. Il a fallu la promener dans l’assistance, sous demande de la mieux voir. Mais, comme l’autre jour, pour Jupiter, de gros doigts l’effleuraient dévotement, et des hommes demeuraient silencieux, les yeux baissés, les joues pâles, après qu’elle avait passé…

Le millionnaire belge a dû la payer 850 francs ; et la Ligue a lutté comme un archange, pour ravoir ce souvenir offert par elle, à l’issue du banquet de Lemardelay, en 1888.

L’autre coupe, en vermeil celle-là, bien plus grande, bien plus riche ! — mais sans âme — n’a pas dépassé 300 francs. La paire de pantoufles de femme en argent ciselé, ravissantes et naines comme les mules de Cendrillon, ont été allouées pour une bouchée de pain : 170 francs. Une mignonne cafetière s’est adjugée 155 francs ; deux salières doubles à godets de verre bleu, 120 francs ; un porte-verre avec cuillère, 65 francs.

Et la bataille des bijoux et des céramiques a commencé !

Elle a été rude, non que les objets valussent beaucoup intrinsèquement, mais parce que la passion s’en mêlait. Un de nos confrères de Londres, opérant d’après les instructions de lord Clomwell, pair d’Angleterre, a fait une terrible concurrence au bon vouloir français. La jolie Kanjarowa, l’étoile de l’Alcazar bruxellois, enchérissait aussi avec ardeur, et achetait, achetait, achetait !…

Cependant les amis de l’ancien temps ont pu recueillir quelques reliques, d’autant précieuses qu’elles étaient plus intimes. M. Le Senne, pour Millevoye, a acheté l’épingle à l’œillet, or émaillé de rouge à cœur de brillant, prix : 85 francs. M. Deneuvillers, pour 42 francs, a acquis une épingle d’argent, pièce romaine ; deux autres, presque identiques, la première au nom de M. Revest, la seconde pour M. Paul Lenglé, ont coûté 28 et 55 francs. Quelqu’un, pour M. Denécheau, a payé 75 francs l’épingle à chapeau de général, panaché d’un œillet et cocardé de tricolore. Une bague chevalière a été acquise 40 francs par Zunc, le président des comités révisionnistes de Neuilly. Enfin, Chincholle, pour 55 francs, a fait emplette d’une paire de boutons de manchettes d’or, à jours.

Les autres bijoux ont été adjugés à des indifférents ; je le crois, du moins. Voici les prix des principaux objets : la chaîne de montre avec cachet en or anglais et médaille de Saint-Georges, 195 francs ; deux boutons de manchettes formés de pièces d’or à l’effigie de Saint-Georges et s’ouvrant comme des médaillons, 140 francs ; l’épingle en étoile, brillants, rubis et saphirs, chiffrés d’un 13 au centre, 100 francs ; trois perles fines pour plastron de chemise, 180 francs, etc.

Un camelot de Bruxelles s’est offert, en mémoire de celui qui fut vraiment le bienfaiteur de la corporation, un magnifique fume-cigare d’ambre cerclé d’or, vierge d’usage. Il a sorti de sa poche, pour cela, 105 beaux francs. « Toute ma fortune, a-t-il dit… mais je ne la regrette pas ! » Et il se promène depuis tantôt, fier et glorieux comme Artaban, son brûle-gueule au bec !

M. Paul Lenglé a fait, lui, un achat bien énigmatique : un étui à londrès en maroquin noir, orné d’une applique d’or — Saint-Georges, évidemment ! Il a payé 65 francs ce bibelot tout battant neuf, dont jamais on ne s’est servi ; et qui a, aujourd’hui, très certainement, fait connaissance avec le tabac, pour la première fois. Mais le bizarre de l’affaire, c’est qu’au verso, dans un angle, se détache ce rébus : trois petites fleurs de lis d’or surmontées d’une couronne royale. Les trois fleurs sont là pour figurer les trois étoiles, je comprends bien ; seulement, la couronne me chiffonne ! Ceci est sûrement l’hommage — l’hommage dédaigné — d’une grande dame, d’une très grande dame, dirait Buridan !

Mais quelle naïveté que croire le général capable de travailler pour un autre ! Il n’en avait ni la volonté… ni le pouvoir !

Pas grand’chose à remarquer dans les céramiques. Une buire et son plateau fond bleu, à décors de fleurs et d’oiseaux, 100 francs ; deux jardinières sur socles ajourés, en terre émaillée, 130 francs ; une vasque sur trépied à têtes griffues de lion, 140 francs.

Lord Clomwell a payé 75 francs un admirable vase à œillets en relief et inscriptions, signé G. Mortreux ; un grand porte-bouquets décoré des mêmes fleurs, avec initiales G. B., a été acquis par Chincholle (encore !) pour notre confrère Calmettes, du Figaro, moyennant 42 francs ; une autre pièce a été achetée par M. Le Senne, au compte de M. Le Veillé, ainsi qu’une statuette en biscuit, 1830-1848, réglée 70 francs, à l’intention de M. Dumonteil.

Enfin, un M. Boulanger a voulu garder de son homonyme et nullement parent, deux plateaux de faïence armoriés et fleuris, soit : 22 francs.

On allait partir. Mais l’expert, le très aimable et très habile M. Leroy, a eu la bonne idée de mettre aux enchères tout un paquet d’œillets rouges ; ceux que le général avait rangés lui-même en une coupe, dans le cabinet voisin de la chambre de madame de Bonnemains.

J’en ai acheté pour quatre francs — la ruine ! — de cette fleur que je donnai au boulangisme, jadis, et que je ne portai jamais plus. Elle a perdu sa signification, maintenant… et me voilà de quoi faire une quinzaine d’heureux !

Le total d’aujourd’hui est de 14,054 francs, ce qui donne, comme ensemble, 41,370 francs.

Demain, aura lieu la dernière vacation, la mise en vente des livres avec dédicace et d’une série d’objets divers, dont beaucoup sont curieux.

LA VENTE DU « CONCUSSIONNAIRE »


IV

LIVRES ET DIVERS


Mardi, 27 mars.

Ce quatrième et dernier jour de vente a été, de beaucoup, le plus intéressant. La nature même des objets livrés aux enchères – volumes, garnitures de bureau, matériel de fumeur, bibelots essentiellement intimes et usagers – avait attiré un autre public encore qu’aux précédentes vacations. Moins de curieux s’écrasant contre le mur de droite, mais autant d’assistance assise ; et, en majorité parmi celle-là, d’émérites bibliophiles, de raffinés collectionneurs, avec qui les Parisiens ont eu maille à partir presque à tout coup.

Paris a pourtant lutté de son mieux, le pauvre ! Seulement, « l’or de Pitt et Cobourg » devait quand même triompher des plus glorieux efforts. Par liasses, les forces numériques de l’adversaire s’alignaient, en bel ordre, sur le tapis ; des bataillons survenus succédait aux bataillons disparus… Comme à Waterloo : ils étaient trop !

On s’est rattrapé sur un tas de petits duels, de combats singuliers où nous avons eu souvent l’avantage. Le coq de France — le coq hardi ! — est allé tirer d’entre les crocs du lion belge, d’entre les griffes du léopard anglais, bien des bribes du passé.

C’était grains de mil, au reste, par rapport à leur appétit ; et surtout, comme intrinsèque valeur. Seulement, il suffisait qu’un des familiers « poussât » un bibelot, pour que l’étranger, les Alliés, comme un seul homme, fonçassent dessus. L’intervention des amis était la pierre de touche qui, mieux que dire d’expert, certifiait, non l’authenticité d’avance établie, mais le taux moral, le prix inappréciable d’une chose sans prix.

On a eu recours à des feintes de guerre, on a rusé. Ainsi qu’à Drouot, des neutres disséminés dans la salle ont attiré l’attention de l’adversaire ; obéi à des signes convenus ; incarné les convoitises sentimentales qui craignaient d’être vaincues par les opulentes curiosités.

Mais celles-ci avaient un flair du diable ; épiant les physionomies ; se méfiant autant de l’apparente indifférence que d’une factice agitation. Et, de cette lutte ayant pour enjeu une valeur autre que la valeur matérielle, il résulte que les objets « précieux », au sens marchand du mot, sont demeurés au-dessous du cours usuel, tandis que de véritables bricoles atteignaient des prix pharamineux.

Et jamais bataille à l’hôtel des Ventes n’a eu le côté passionné, vibrant, de ce fiévreux combat, où les sans-le-sou de la Ligue des patriotes défendaient les miettes de leur cœur qu’on essayait, à coups de bank-notes, de leur disputer…

La dispersion de la bibliothèque a donné lieu à peu d’incidents, sauf lecture d’ « envois » enthousiastes, et que beaucoup de ceux qui les ont écrits ont dû faire racheter.

Six volumes de Georges Ohnet, portant en tête : « Au général Boulanger, son très dévoué », ont été adjugés 34 francs, à Chincholle. Plus, au même, Les Nouvelles de Mérimée, 13 francs ; un paquet de guides et cartes, 8 francs ; et un buvard de velours noir à œillets rouges brodés, 36 francs, qu’il m’a galamment cédé.

L’autre buvard, offert, paraît-il, au général par la duchesse d’Uzès, et superbe dans sa robe de peluche verte, anglée d’appliques émaillées — œillets toujours — écussonnée des initiales fatidiques, a été acheté 115 francs par M. Lemaire, un amateur d’ici, dont le goût est célèbre.

Les trois cartes géographiques en relief qui ornaient l’antichambre, ont été soldées ensemble pour 20 francs ; une carte électorale de la France et de l’Algérie, pour 14 francs.

Les livres dédicacés se sont bien vendus. Il y en avait d’un peu tout le monde : Zola, Jacques Saint-Cère, Tola Dorian, Émile Corra, Hector France, madame Carette, le colonel Yung, Théodore Cahu, etc.

Une phrase a égayé, par sa candeur dépourvue d’artifice. Elle est tracée et signée par M. Ed. Bonnal, au haut d’un ouvrage qui a pour titre : Les Armées de la République, et elle traduit la pensée de l’auteur par ces mots ingénus : « Au général Boulanger, au Proscrit, au Ministre de la guerre, etc., etc., le seul qui m’ait dit : « Il y aura toujours ici une place pour vous. »

Pensez si l’on a ri de bon cœur ! Même les plus émus n’ont pu se retenir. Cette phrase de brave homme naïf résumait tant d’aspirations secrètes ; qui ne furent pas naïves, elles — ah ! mais non ! Toute la philosophie de l’aventure, pour la plupart des gens de l’état-major, s’inscrivait en ce bref aveu !

Une Bible aussi était dédiée au général, avec ce verset de saint Jean, en anglais : « Prenez garde, la fin du monde va arriver ! » Elle a été acquise par lord Clomwell, pair de Grande-Bretagne, pour une somme relativement insignifiante.

Mais le héros de la vente a été l’historiographe du boulangisme, cet envahissant et populaire Chincholle. Car son volume, Le général Boulanger, a été le succès de la vente. De cent sous en cent sous, il a, parmi les exclamations, monté à 35 fr., acquis par un confrère trop heureux d’en faire hommage à l’auteur.

On a applaudi ; celui-ci, très ému, a salué… et la presse française compte, à son actif, une victoire de plus !

Alors est venu ce que le catalogue englobait sous la rubrique Objets divers.

L’envoyé spécial du Figaro — je n’ose plus mettre son nom — s’est rendu acquéreur de : 1o, pour 35 fr., le parapluie du général ; 2o, pour 28 fr., d’un lat de chevalets porte-photographies ; 3o, pour 11 francs, de la gaine en cuir du revolver avec lequel Boulanger s’est tué… et de tant d’autres choses que je ne saurais les énumérer.

Presque toute la garniture de bureau qui avait suivi le général de l’Hôtel du Louvre à Clermont ; de Clermont rue Dumont-d’Urville ; de Paris à Londres ; puis à Jersey ; puis ici, a été achetée par M. de Labruyère, y compris le petit buste en terre polychromée de M. de Moltke, que Boulanger affectionnait particulièrement — a été payé 24 francs. Le même a fait emplette de la jumelle de théâtre : 26 fr.

La corbeille à papier, en osier, sans ornements, a été poussée à 10 francs par Deneuvillers, et lui est restée. Deux candélabres à cinq branches, en cuivre argenté, ont été, moyennant 160 francs, mis au compte de madame Dutens, l’amie et légataire universelle de madame de Bonnemains.

Le dessinateur Klinke a acheté tout un lot de calepins et portefeuilles qui lui réserveront peut-être des surprises ; M. B…, arrivé du matin, s’est rendu acquéreur de trois petits vases, en émail cloisonné moderne, qu’il a payés 26 fr. ; plus, pour un louis, d’une plaque en faïence décorée d’un paysage et dédicacée derrière par Fany de Lavault.

Le fameux Œuf tricolore posé sur des fougères et surmonté d’un coq bronze polychromé, lequel œuf portant en bandoulière cette inscription : « Il reviendra ! » a été acheté 100 francs par une indigène enthousiaste. C’est laid, ce machin, mais d’un joli sentiment de naïveté quasi-sauvage, avec les enluminures, le hurlement des couleurs.

Zunc a acquis : 1o, pour Paulin Méry, un étui à cigares en cuir, 10 fr. ; 2o, pour un autre, une figurine-charge de Bismarck, en bronze, 75 fr. ; plus divers objets.

Et alors s’est engagée la bataille pour la canne de la Ligue des Patriotes, et la chaise des Alsaciens-Lorrains.

Celle-ci a été adjugée 160 fr. à M. Harvey, le richissime possesseur des mines de nitrate ; celle-là, pour 120 fr., est demeurée à Zunc, mandataire de la Ligue. Elle a échappé, par hasard, à un examen approfondi de l’assistance — mais ce que quelques cœurs battaient à l’idée qu’on allait peut-être demander à la voir de plus près, là-bas, dans le coin des nababs !…

Ce coin-là s’est encore offert la boîte à revolver, 65 fr. ; un adorable paravent Louis XVI, 140 fr. ; un cabinet de bois japonais, garni de bronze estampé, 40 fr. : une vasque en émail cloisonné moderne, 310 fr. ; une médaille en bronze de Boulanger, 65 fr., — et les trois quarts de ce qu’on a vendu !

Une coquille en nacre sculptée, avec portrait du général, et signée Georges Boyer, a été payée 26 fr. ; une pendule genre Boule, 75 fr. ; deux candélabres à pendeloques de cristal, 140 fr. ; le lustre semblable, même prix ; quatre hauts fauteuils, 110 fr. pièce ; une colonne torse de noyer, 115 fr. ; deux cartels de bronze Louis XV, l’un 150, l’autre 160 fr. ; le petit lustre de cuivre, 52 fr. ; le grand, 390 fr.

Deux verres à boire, très simples, avec portrait gravé, ont atteint 36 et 40 fr.

J’ai acheté le « Vitrail aux œillets », et, quand tout a été fini, le marteau du commissaire-priseur, qu’on l’a prié de mettre aux enchères. Il ne resservira plus.

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Dans l’hôtel de la rue Montoyer, il ne reste rien que des fétus de paille ; sur la tombe d’Ixelles, les couronnes apportées il y a six mois pourrissent doucement. Cela semblerait la fin de tout.

Mais, d’entre les immortelles moisies, j’ai vu pointer une jeune pousse couleur d’espérance. Sera-t-elle chêne ou brin d’herbe, qui le sait ! L’enlever ?… À quoi bon ? Des milliers de germes semblables tressaillent entre les inscriptions, les couronnes, les hampes des drapeaux, dans ce tumulus de regrets. Voici le renouveau qui arrive — essayez donc d’arracher l’espoir du cœur des hommes !…