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Notes d’une frondeuse/26

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H. Simonis Empis (p. 225-231).

CHERCHEZ FERRY !…


Le 1er décembre 1887, des gens plutôt barbus, de mine et de mise diverses, s’assemblèrent en un café de la rue de Rivoli, non loin de l’Hôtel-de-Ville.

Tous les groupes d’opposition avaient là leurs représentants. Pour un jour, pour une heure, devant le péril général, radicaux, socialistes, boulangistes, oubliant la diversité des doctrines, les antagonismes de personnalités, mettaient en faisceau leur effort, dans une commune haine contre un même individu.

C’est que le Congrès devait se tenir le surlendemain, à Versailles — et que l’élection de M. Jules Ferry semblait assurée.

Il avait suffi de cette menace pour faire l’entente, fondre toutes les formules en un seul mot d’ordre : « Qui ils voudront… sauf celui-là ! »

Les Ligueurs de Déroulède, les patriotes, ne lui pardonnaient ni les « petits paquets » du Tonkin (le sang distrait des bords du Rhin pour être inutilement versé au fleuve Jaune) ni le sobriquet « Saint-Arnaud de café-concert », jeté à la face de Boulanger, sans que l’insulteur voulût rendre raison de l’insulte ; ni les hottées d’immondices, déversées communément, par ses soins et sa presse, sur tout indépendant.

Les révolutionnaires — et pour cette circonstance, ô miracle, toutes querelles de sectes avaient fait trêve ! — se remémoraient les misères aggravées du siège ; l’exécration dont les Trente-sous avaient pâti ; la trahison du 31 octobre ; la fusillade du 22 janvier…

Bref, élan fut rarement si unanime, de tant d’hommes contre un seul homme ; de tels disparates aboutissant à solution si dense, cohésion si absolue.

Mais on délibéra — dans les formes ! Parmi les motions, les réfutations, les harangues, le débat s’éternisa. Et l’on aboutit à ceci : qu’une permanence allait se tenir dans la bibliothèque du Conseil municipal, prête à parer aux événements.

C’était encore, toujours du parlementarisme… parlementarisme écarlate contre parlementarisme tricolore ! C’était recommencer l’éternelle faute ; retomber dans l’éternelle ornière ; paraphraser 93 ; parodier le Comité de salut public ! D’aucuns, au fond, j’en suis bien sûre, rêvaient déjà d’un costume spécial : l’écharpe de Couthon, le panache de Carnot, ou même — qui sait ? — l’habit bleu de Maximilien.

La Commune en était cependant morte, de ces friperies ! Une résistance sérieuse en pouvait-elle naître ?

Le vieux socialisme, les « barbes », oublieuses de la leçon antérieure, s’acharnaient à récidiver. Le jeune boulangisme, lui, plus turbulent, avait de la méfiance… une méfiance qu’un brin d’anarchie avivait encore !

Bref, les risque-tout de la coalition, bien que respectueux des décisions prises d’accord, résolurent d’y ajouter quelque chose de leur cru : une invention — restait à savoir laquelle ! — plus pratique que ces vénérables, mais anodines mesures.

Et comme chaque fois qu’il s’agit de commettre quelque joyeuse illégalité, on vint me demander conseil.

C’est alors que nous eûmes une bonne idée…

Je vais vous la dire. Mais, avant, qu’on me permette une courte digression.

Quelqu’un se souvient-il encore du Vol des Postes, commis vers 1883-84, dans les baraquements dressés alors place du Carrousel ? Tout Paris s’égaya du soldat naïf qui, ayant pour consigne « de ne pas laisser entrer », mais point « de ne pas laisser sortir », regarda placidement le voleur s’éloigner dans les primes brumes de l’aube.

Ce voleur-là, on s’en enquit fort. Même quand il ne sait rien de rien, le public a un flair du diable pour mettre le nez sur les pistes scabreuses. Le Cri du Peuple, très documenté, eut la langue un peu preste ; montra qu’il en savait long.

Si bien que M. Kühn — le père Kühn, comme on appelait couramment le chef de la Sûreté — s’amena au journal, sous prétexte de demander des renseignements ; en vérité, pour tâcher de démêler au juste où nous en étions.

Venu seul, il causait en tête à tête avec le secrétaire de rédaction. Moi, les autres, bavardions dans la grande salle. Soudain, me prit une tentation gaie, une inspiration diabolique — la vision de toute une police affolée, décapitée, sans guide ni boussole, retournant Paris de fond en comble pour retrouver son pasteur.

Et me tournant vers mes collaborateurs, ces hardis citoyens disposés à tous les risques, à toutes les aventures, héros hier, apôtres aujourd’hui, martyrs demain :

— Si nous le gardions ?

— Qui ?

— Le père Kühn.

Tous les bras s’élancèrent vers le plafond ; toutes les bouches proférèrent le même hurlement. Vite, j’expliquai qu’il n’était point question de faire aucun mal à ce vieux manchot ; mais seulement de le remiser gentiment dans un coin de cave inaccessible aux perquisitions ; bien nourri, bien traité… par pur dilettantisme ; pour faire une vraie farce ; pour témoigner aussi d’irrespect aux pouvoirs publics ; et donner à la foule un salutaire exemple.

Ils m’écoutaient, désespérés. Le plus farouche, sans mot dire, se leva, alla prendre un in-quarto, et revint l’ouvrir devant moi. C’était le Code.

Lancée, je répliquai, sans lire :

— Enfin, ça ne vous dit pas ? Mais pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

De sa voix sonore, de cette belle voix qui prêchait aux simples le mépris de la loi, l’abnégation, l’audace, le révolutionnaire répondit :

— Parce que ce serait illégal…

Il eût pu ajouter : « et qu’on nous fourrerait dedans » ; mais cela allait de soi.

En 1887, il ne s’agissait plus d’une escapade fantaisiste ; de graves sentiments étaient en jeu. Alors, comment hésiter ? Ferry gênait ? On enlèverait Ferry ! Jamais les Congrès n’ont nommé d’absent.

L’exécution ?… À cela ne tienne ! En une demi-heure, le plan fut conçu. Quant à sa mise en œuvre, trois hommes suffisaient — et ils étaient là ! Feuillâtre, friand de la lame, maigre comme un sarment, droit comme un fleuret ; avec des yeux clairs, une chevelure poudrée, avant l’âge, de houzard-Chamboran. Harry de l’Arno, immense, solide, homme de sport et d’élevage, gentleman-farmer ; montrant, en un rire d’aise, à l’idée d’aventures, ses dents acérées de jeune loup, dans sa face brune de montagnard pyrénéen. Et, pour compléter le trio, ce cerveau brûlé de Lafougère, en quête toujours d’estocades et de horions.

C’était à l’époque des longs jours. Chaque soir, vers six heures, les débats terminés, Ferry qui depuis la séance de Lang-Son, ne sortait plus par le quai d’Orsay — où sans cesse des groupes stationnaient, durant cette crise présidentielle — Ferry quittait le Palais-Bourbon ; et, dans la nuit close, s’en allait, solitairement, par la rue de Lille ; traversait en biais l’Esplanade, pour gagner le pont des Invalides, puis l’avenue d’Iéna où il habitait.

Il s’agissait de l’aborder au coin de l’Esplanade où un coupé attelé de deux chevaux de choix, conduits par leur propriétaire, Harry, déguisé en cocher, aurait attendu. Quelqu’un, que le député des Vosges connaissait déjà, l’avisait au passage que, dans la voiture, une troisième personne avait à lui donner un renseignement urgent. Sans méfiance, et résolu comme il l’était, Ferry approchait…

Aussitôt, il était « cueilli », bâillonné en douceur, garrotté au besoin ; et le coupé filait de toute la vitesse de ses pur-sang le long des quais, vers la villégiature hivernale (mais ouatée) où une réception convenable l’attendait. Là, dans une atmosphère tiède, bien logé, bien soigné, traité avec une suprême courtoisie, le candidat à la Présidence aurait passé trois jours — les trois jours décisifs pendant lesquels des crieurs égosillés auraient, de par les carrefours, promis la forte somme :

À qui retrouverait Jules Ferry perdu !

Cependant, comme il faut éviter l’inutile cruauté, la femme du captif eût reçu un avis discret…

Le lendemain tout était prêt : les conjurés, les chevaux, moi, geôlière improvisée — et jusqu’à une daube mirifique qui achevait de « prendre » dans la terrine vernissée. J’ai toujours eu, culinairement, la méfiance de la campagne.

Alors quelqu’un dit :

— Il faudrait peut-être, tout de même, consulter le Chef.

Personnellement, je n’en avais pas, de chef ; et je me moquais un peu du leur, séduite par le seul côté romanesque et amusant de l’intrigue. Mais les autres se rendirent à l’argument.

Boulanger sortait de la commission de classement, quand Lafougère l’arrêta au passage. Tous deux firent ensemble quelques pas sur le boulevard Saint-Germain.

Comment n’eût-il pas approuvé, Catilina ? C’était l’atout qu’on lui mettait en main. Quel aspirant dictateur, quel émule de Louis-Napoléon, quel fauteur de coup d’État eût refusé semblable aubaine ?

Cependant, tandis que Lafougère parlait, le général l’envisageait avec un ébahissement scandalisé. Et, soudain, très rouge, les bras au ciel, tout pareil aux révolutionnaires du Cri du Peuple, il s’exclama :

— Mais, mon bon ami, ce n’est pas légal !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et le soir, penauds, nous mangeâmes la daube — la daube de M. Ferry !