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Notes d’une frondeuse/27

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H. Simonis Empis (p. 232-238).

BOUT DE L’AN


Ixelles, 2 octobre 1892.

Ce printemps, à Saint-Jean-le-Thomas, un petit bourg perdu aux confins de Normandie, presque en terre bretonne, et que l’Océan ourle d’écume — tout à coup, une surprise !

Après avoir regardé à l’horizon, par la fenêtre encadrée de roses, le Mont Saint-Michel — cette féerie ! — irradié de soleil ; lorsqu’on se retournait ; là, sur la cloison de l’auberge, à la place d’honneur, ostensible, isolé, affiché plutôt qu’accroché, semblait-il, un chromo du général Boulanger (en grand uniforme, épée au flanc, chapeau en bataille, tel que le jeune ministre de la guerre apparut, le 14 juillet 1887, revenant de la revue) étonnait, surprenait le regard déshabitué de cette image, comme l’évocation d’un passé très lointain et très anéanti.

— Oui, c’est Lui, fit le gas qui débouchait le poiré, un gas courtaud, trapu, les cheveux en chiendent, le front bas, des taches de son aux joues, les yeux couleur d’algue. Il est mort, on le sait bien, et c’est fini… mais il restera à mon mur ! Des clients, des beaux messieurs de passage, m’ont dit : « Enlevez donc ça ! » J’ai répondu : « Non ! » Et quand ils sont revenus, ils sont allés en face, au cabaret du Gué, où le cidre ne vaut rien et où le patron est voleur. Ça m’est égal ! Les autorités m’ont fait des ennuis, à cause. Chaque fois qu’il y a une contravention dans le pays, elle est pour moi. Ça m’est égal ! Mais tant que je vivrai, foi de Karadeuc, on n’y touchera pas !

Celui-là, pour mépriser ainsi son intérêt et se passionner, ne devait pas être Normand. Breton, plutôt ? Sans doute, quelque semis de Chouan.

— Je suis petit-fils de bleu, et j’aimais la République… avant !

— Vous l’avez connu, le général ?

— Non. Même jamais vu.

— Il vous a été utile ?

Pas plus. J’avais soixante écus d’économie ; je les lui ai envoyés, pour qu’il vienne à bout des « autres ».

— On vous a remercié ?

— Non.

— Alors, pourquoi l’aimez-vous ainsi ?

Et l’homme, avec un geste éperdu, ouvrant tout grands les bras :

— Je ne sais pas. Au commencement, c’était de l’amusette, parce qu’il était bel homme et qu’on chantait des marches. Je ne tenais même au portrait qu’à cause des couleurs ; et puis, parce que le cadre est doré.

— Et maintenant ?

— Maintenant, il pourrait être tout noir, et sans le cadre, j’y tiendrais pareil ! Voyez-vous, tant plus qu’on lui faisait de misères, à Boulanger, tant plus qu’on se trouvait pour lui du sentiment. Si je l’aime comme ça, c’est peut-être de son malheur. Puis, il est mort comme dans les livres…

Et les yeux couleur d’algue, les yeux du rustre s’extasient, emplis d’idéal autant que les lumineuses prunelles des poètes, charmeurs de visions !

« Comme dans les livres ! » — phrase brève synthétisant la vie de Georges Boulanger, pouvant servir de devise, d’épitaphe, à qui s’annonça comme César, vécut comme Catilina… succomba comme Roméo !

Et cette douceur après tout ce tapage, ces clameurs formidables s’achevant en un baiser, cette abdication de tout espoir, ce renoncement à toute revanche, alors que (ses intimes le savent bien), à tort ou à raison, la revanche lui demeurait certaine et l’espoir inaboli ; tout cela lui a rallié plus de cœurs qu’il n’en traîna jamais derrière les pas du cheval noir, le panache de la locomotive, le passage du landau !

Mais ces cœurs sont d’autre sorte, pétris d’argile différente. Loin des vains tumultes, épris de mystère, craintifs de l’avenir, endoloris par le présent, ils se réfugient dans le passé — volontiers vers les tombeaux. Leur flamme est discrète comme celle qui tremble aux lampes funéraires ; ils fleurissent pâle comme les chrysanthèmes du Jour des trépassés.

La passion les a mûris, la passion les a meurtris ; et ils en gardent le culte ! Une infinie pitié émane, de leur martyre, pour la divine souffrance. Ces âmes écartent leurs voiles, comme Véronique, au passage du supplicié, en épongent sa sueur d’agonie… et, dans l’image miraculeuse qui y demeure, se reconnaissent ainsi qu’en un miroir !

On les retrouve autour de toutes les sépultures, où dorment, enlacées, les victimes d’amour. Des mains pieuses toujours, des mains d’inconnues le plus souvent, veillent jalousement à parer l’autel. Qu’il s’agisse, au Père-Lachaise, d’Héloïse et d’Abeilard ; qu’il s’agisse, à Vérone, de la fille des Capulet, du fils des Montaigu ; qu’il s’agisse, ici, de Georges Boulanger, de Marguerite de Bonnemains, toujours quelque silhouette furtive, de noir vêtue, s’efface, qui priait ou pleurait aux pieds des amants.

Sur eux… ou sur elle ?

Sur elle et sur eux ! Sur l’humaine douleur qui a le plus d’échos ici-bas ; qui fait vibrer le plus les nerfs de l’être ; qui fait ruisseler le plus de larmes — torture égale aux joies qu’elle expie ! — sur l’amour, souverain de la création, dieu et bourreau, vainqueur de la mort… puisqu’on lui immole, avec ivresse, l’instinct de la vie !

Mais ces piétés sont farouches, se plaisent seulement dans le recueillement et la solitude. Le bruit, la cohue, l’officialité des anniversaires les éloignent, comme ils écartent les amants heureux, dévots assidus de ces pèlerinages, qui vont y porter la fleur de leurs serments.

Il n’est, à l’entrée du cimetière d’Ixelles, aujourd’hui, que des curieux et des militants. Il est venu de Paris trente personnes — trente tout juste ! — dont cinq députés. Et, sauf quelques sincères, réellement attristés, sauf quelques braves gens qui, n’ayant pas été à la curée, ou fort peu, tiennent pour obligatoire de continuer à se partager la défaite, tout ceci pue la politique à plein nez !

Les assistants sont rares… mais combien le seraient-ils plus encore si l’on n’avait supputé, à l’avance, quel serait leur chiffre ; préjugé de la décision de celui-ci ; suspecté la détermination de celui-là ? Et, même dans cette poignée d’hommes, survit la tradition des intestines querelles : des regards se croisent qui n’ont rien d’amical ; des poignées de main s’échangent, comme il s’en dut échanger au chevet d’Alexandre.

Chacun croit avoir été l’élu du « chef » ; mais chacun aussi se préoccupe de ce que le « chef » a bien pu écrire de lui au voisin. On sait qu’il y a des lettres, des papiers. Pierre Denis en a ; et aussi tant d’autres — qu’on ne soupçonne pas ! Je ne puis m’empêcher de sourire, songeant à l’ambassade de M. Marius Martin, rue Montoyer, au lendemain des obsèques du général…

Cependant, M. Dillon n’est pas là. Il a passé à Bruxelles, pour affaires ; et peut-être, aussi (en vue d’une amnistie qu’il espère proche) afin de tâter le terrain, dans le milieu boulangiste, concentré à cette date. On prétend que quelques avis lui sont parvenus, l’édifiant assez, pour qu’il reprît le train avant l’arrivée des manifestants. Mais ce sont là purs on dit.

Il m’eût semblé même difficile que M. Dillon songeât une minute, fût-ce isolément, à se rendre sur la tombe de celui qu’il traita de « soldat entretenu ». Il faut avoir la pudeur de son opinion — et le respect des morts !

En revanche, M. Rochefort arrive, dans un landau qui fait illusion, de loin, avec la cinquantaine d’œillets rouges escaladant les portières pour accueillir le proscrit. On eût dit la contrefaçon, la réduction des énormes ovations de jadis ; une édition belge proportionnelle à l’étendue de la contrée et au chiffre de ses habitants.

Tout ce monde se précipite chez le conservateur où l’on signe le registre. Puis le cortège, en grande pompe : les trente Français de France, en tête ; nos compatriotes habitant Bruxelles, ensuite ; et les indigènes, après ; se rendent au monument. Ils y déposent une quinzaine de couronnes, des fleurs de chez nous — et M. Rochefort prend la parole.

Tandis qu’il « chine » le gouvernement, je la regarde, cette pauvre tombe qu’on ne peut laisser en paix. Il me semble pourtant que nul écho ne devait plus retentir ici, après celui qu’éveilla la gâchette du revolver ; que nul souffle ne devait chasser le dernier soupir exhalé à cette place… et que cet homme avait bien gagné, par sa mort, de pouvoir (enfin !) oublier les vivants !

Il paraît que je me trompe, que la politique s’accommode mal de cette sensiblerie. Allons, soit ! D’autant qu’il faut rendre cette justice à M. Rochefort, qu’il est bref.

L’étrange silhouette ! Il évoque de façon saisissante, à cette place, parmi les emblèmes funéraires, l’inoubliable dessin de Gill : « Alas poor Yorick ! », Gambetta — alors qu’il était question d’une autre amnistie — tenant en sa main la tête de Rochefort et méditant sur le crâne à barbiche et à toupet. Seulement, cette fois, c’est Yorick qui interroge le masque toujours vivant d’Hamlet : la face d’énigme à barbe blonde, dont la tempe est forée d’un invisible trou…

On applaudit. C’est terminé. M. Aubry devait prononcer un discours, mais M. Aubry est trop ému. C’est M. Deneuvillers qui le lit à sa place. Et tout le monde s’en va.

Je m’en vais aussi — chercher chez le conservateur du cimetière, l’excellent M. Marchal, qui avait bien voulu me les garder tant que durait la cérémonie, ma couronne et mon bouquet ; aucunement hommage d’une politicienne, mais souvenir d’une femme à deux êtres qui s’adorèrent et furent profondément malheureux.

Les curieux eux-mêmes (ces excellents Belges qu’il est impossible de ne pas aimer tant ils sont hospitaliers, fraternels, de belle santé et de belle humeur) sont partis un à un, s’égrenant vers l’entrée, le long de l’allée centrale. Et le départ s’active, sous la menace du ciel soudain assombri.

Voici qu’une goutte d’eau tombe, puis une autre, étoilant les rubans — comme ses pleurs, à lui, durent glisser, de ses paupières brûlées, sur la pierre sépulcrale.

La pluie augmente, lave tous les hochets de la gloire, commence à déteindre les inscriptions, efface la trace des pas… Un oiseau, les ailes mouillées, cherche asile dans le jardinet : un rouge-gorge, cravaté de pourpre comme un commandeur de la Légion d’honneur.

Le silence revient, une paix douce, infinie, où le vent, seul, met son léger sanglot. Et il me semble que cette ondée, ce purifiant baptême, est fait de toutes les larmes des amants ; de tous ceux pour qui ce soldat, cette patricienne, ont voulu être, sont, et resteront à jamais, éternisés par l’amour, Georges et Marguerite, — rien d’autre ! Les lauriers sont coupés et les myrtes fleurissent…

Arrière, ô Tisiphone !