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Notes d’une frondeuse/32

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H. Simonis Empis (p. 266-272).

PANAMA

UNE CANTINIÈRE


Celle-là, droite encor, fière et sentant la règle
Humait avidement ce chant vif et guerrier ;
Son œil parfois s’ouvrait comme l’œil d’un vieil aigle ;
Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier.

… Elle ne ressemblait guère à cette héroïque image de Baudelaire, la petite vieille que j’ai trouvée, l’autre jour, en rentrant, assise en un coin de mon salon ; perdue dans les fumées du crépuscule comme, tant de fois, elle le fut dans la buée des champs de bataille.

Menue, modeste, ratatinée, sous sa robe noire élimée et rigide ainsi qu’un uniforme d’ancien, elle ne semblait guère plus grosse qu’un paquetage de cavalier, manteau compris. Cependant, je la distinguais mal, à travers l’ombre. Je fis craquer une allumette, le gaz flamba — et, me retournant, je demeurai éblouie !

Comme la Carabosse des contes qui, rejetant son manteau de sorcière, apparaît constellée d’escarboucles, la petite vieille luisait autant qu’un soleil. Sa jupe demeurait défraîchie et terne, et aussi le pauvre chapeau, le casque de dentelles fanées qui coiffait en bataille ses cheveux trop noirs. Mais la chétive poitrine, la gorge réglementaire (on ne bombe pas dans le rang !) étincelait, irradiait ; pareille à quelque rabat de féerie ; à quelque plastron de gnôme ; au gilet de Monte-Christo !

Ce n’était pourtant que du métal… et du ruban. Seulement, du menton à la taille, pas un centimètre du corsage n’apparaissait. L’étoffe aurait pu être égratignée, arrachée, crevée, par les ongles méchants de la misère, que l’on n’en eût rien vu — à chaque accroc, la gloire ayant mis des pièces !

Elle y avait aussi accroché ses sequins, de module et de frappe divers ; et quand la petite vieille vint s’asseoir à l’angle de la cheminée, ils se heurtèrent en un cliquetis discret.

Alors, elle commença de parler racontant son histoire presque bas, d’une voix douce, comme enfantine, où vibraient cependant des fiertés. Et quand, l’interrompant, je lui demandai, avant toute chose, de me dénommer ses multiples décorations, le torse affaissé se redressa, le ton s’affermit, elle releva la tête, et faillit, Dieu me pardonne, porter la main au front.

— Qu’est ceci : la première, le ruban bleu liséré de jaune, et portrait de la reine Victoria ?

— 1855. Médaille de Crimée !

— La seconde : le ruban ponceau rayé de blanc, et portrait de Napoléon III ?

— 1859. Médaille d’Italie !

— La troisième : le ruban jaune bordé de vert, à même effigie !

— 1860. Médaille militaire !

— La quatrième : le ruban blanc estampé de l’aigle noir, et encore le profil impérial ?

— 1867. Médaille du Mexique !

— La cinquième : le ruban blanc aussi, mais crucifié de rouge ?

— 1870. La croix de Genève.

— La sixième ?

— 1878. Encouragement au bien. Deux gamines que j’ai recueillies…

— Et élevées ?

— Et élevées. On ne pouvait peut-être pas les laisser à la rue !

Je désigne du doigt les cinq ou six autres médailles :

— Et la suite ?

Elle sourit, baisse le nez, s’emberlificote :

— C’est encore du civil. Des Sociétés qui m’ont donné ça… pour des petites choses que j’ai faites.

Et ses yeux : des yeux de bon chien, des yeux d’homme brave, des yeux de femme tendre, des yeux de dévouement, brillent, comme des étoiles, au-dessus de tout cela, dans sa face ravagée !

Elle s’appelle Henriette Calvet ; enfant de la balle, s’il en fut — de la vraie — car elle naquit sous les auspices du 30e de ligne, alors en garnison à Toulouse ; fille de la cantinière, pupille du régiment ! Elle fut bercée avec des chansons de route ; elle apprit à marcher en mesure ; et dès qu’elle put se tenir sur ses guiboles, elle emboîta le pas au drapeau… à côté de Sac-à-Puces, en flanc de la colonne, non loin de la voiture maternelle !

En 1855, c’était une gentille fille, alerte et crâne, vivandière à son tour ; ne boudant pas au feu ; et s’en allant relever sous les balles, le soir, ses clients du matin. Avec le 1er Tirailleurs algériens, elle fit la dure, la terrible campagne de Crimée — ses noirauds mourant autant de la neige que des boulets ! En 1856, elle passa au légendaire 1er Zouaves ; ensemble, on entama la campagne de Kabylie. Puis, en 1859, on traversa la Grande bleue et l’on s’en fut en Italie :

Cueillir des lauriers et des roses !

En 1861, on partit pour la Syrie… comme le beau Dunois ! En 1862, on fut expédié au Mexique. Partout où flottaient les chausses bouffantes du 1er zouaves, la petite cantinière, chéchia sur l’oreille et bidon garni, apparaissait en tête de sa charrette ; menant son mulet par la bride lorsque le chemin était trop difficile, qu’elle avait recueilli trop de malades, ou récolté trop de blessés. Entre temps, elle faisait le coup de feu contre les guerilleros.

Cinq ans, cette existence dura ; jusqu’à l’évacuation de 1867.

Pendant l’Année terrible, elle fit le service des Ambulances, sous les ordres du docteur Chenu et du docteur Nélaton ; la première levée, la dernière couchée, admirable de zèle et d’abnégation.

Ensuite, elle s’en fut en Nouvelle-Calédonie ; parce qu’au nombre des déportés étaient des amis que tous abandonnaient — sauf elle ! Ils moururent là-bas. Elle ramassa l’es deux orphelines comme jadis ses éclopés après le combat, et puisque rien ne la retenait plus là-bas, revint en France.

Elle y passa quelques années. Mais elle n’avait ni famille, ni patrimoine ; elles étaient trois, il fallait vivre… en 1881, elle partit pour Panama.

Henriette Calvet y passa huit ans, huit années de dangers, de luttes, de cruelles alternatives ! Elle tenait le Restaurant du Canal, où mangeait presque tout le personnel français employé aux travaux ; et où s’approvisionnaient également beaucoup d’étrangers et d’indigènes. Pendant la quinzaine d’émeute qui suivit l’incendie de Colomb, l’ingénieur de la Compagnie lui ordonna de refuser des vivres à tous autres qu’à ses compatriotes ; car on craignait une sorte de blocus, l’affamement. Elle obéit militairement, malgré les injonctions, les menaces, les voies de fait — le risque de la vie !

J’ai là, entre les mains, deux certificats qui en témoignent. L’un, du 8 avril 1885, est signé d’un agent de la Compagnie : Lenoël ; l’autre, du 4 août 1887, émane d’un commissaire aux approvisionnements : Espaignet. Il est impossible de rendre plus chaleureux hommage à la vaillance, à la probité.

Quand la pacification fut complète (et comme, en plus, d’après réquisition des docteurs Sherry et Mérignac, le Restaurant du Canal avait du alimenter les malades de Gatun), Henriette Calvet présenta sa note : 69 piastres 75 pour l’hôpital ; 869 piastres 25 pour la nourriture fournie gratuitement aux employés, sur ordre supérieur, pendant la période d’insurrection.

La Compagnie refusa de payer.

Cependant, on offrit à madame Calvet une compensation : la location, pas cher, d’un beau terrain, où elle pourrait avec ses dernières ressources édifier un marché. Elle accepte ; paie mensuellement 15 piastres pendant treize mois ; fait élever la bâtisse… Le jour de l’ouverture, le gouvernement colombien intervient, s’oppose à l’exploitation, rappelant que son accord avec la Société ne permet d’aucune façon, sur les terrains qu’il lui a concédés, le fonctionnement d’un marché.

La pauvre femme ainsi trompée, ainsi grugée, ainsi ruinée, supplie au moins la Compagnie — qui garde les bâtiments, remarquez, et s’est fait payer treize mois de location ! — de lui rendre les 195 piastres qu’elle a déboursées, et 41 piastres de bois soldé en plus de ce qu’il lui avait été facturé. Avec ses précédentes, et aussi légitimes réclamations, cela fait un total de 1,175 piastres… une bagatelle pour la richissime entreprise ; le salut pour cette infortunée, à bout d’argent, de santé, d’efforts !

La Compagnie refuse de payer !

Alors, la malechanceuse revient ici. Elle tient un petit bar, en même temps bureau de tabac, à l’Exposition de 1889 ; y gagne quelques sous, les confie à deux notables commerçants : l’un, à Paris, qui prend la fuite ; l’autre à Montreuil, qui nie le dépôt.

— Et le reçu ?

— Dans l’armée, on a confiance !… répond la mère Calvet avec un geste d’ingénu désespoir.

Et comme le dernier était propriétaire de l’immeuble où nichait l’établissement de l’ex-cantinière, il l’a, par surcroît, expulsée ; il a fait vendre le matériel, fait jeter les matelas dans la cour, si bien qu’ils ont été volés dans la nuit.

— Et maintenant ?

Maintenant, Henriette Calvet, âgée, malade, avec « sa » fille (l’autre est en Amérique, mariée), sont à la rue ou peu s’en faut. Elles n’ont plus de meubles, plus de vêtements, plus de pain… demain elles n’auront plus de gîte !

Timidement, la mère Calvet, dont les larmes ruissellent, me tend un papier.

« Le général soussigné, qui a commandé le 1er zouaves, de 1859 à 1863, régiment dans lequel madame Calvet était le modèle des cantinières par son courage, son dévouement aux blessés et son désintéressement les jours de bataille, a été très heureux de lui faire rendre justice en la faisant décorer de la médaille militaire.

» Il a appris indirectement qu’après la Commune, elle est allée, par dévouement, dans la Nouvelle-Calédonie, où elle a adopté deux petites filles. Cette belle action ne l’a pas étonné, de la part d’une femme qui a toujours fait preuve d’un excellent cœur.

» Général Brincourt,
Grand-croix de la Légion d’honneur.
130, rue de Rennes.
» Paris, le 4 décembre 1891. »

Sur la poitrine, secouée de sanglots, les médailles, les innombrables médailles, tintent un léger glas. Les mains tremblent, qui cachent la rougeur survenue… N’est-il pas honteux que ces mains d’héroïne, qui ont combattu pour la France ; qui ont pansé les blessés ; qui ont ramassé l’arme échappée aux agonies défaillantes, qui ont maintenu haut et ferme, dans les mêlées lointaines, le drapeau du pays, en soient là — de se tendre vers la pitié ?

Oh ! Patrie !…