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Notes d’une frondeuse/31

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H. Simonis Empis (p. 258-265).

CEUX DE LA FOULE

LETTRE D’UN PETIT PANAMISTE


À M. Z…, Juge.
Monsieur,

Avant de savoir quel est votre nom, avant de savoir quel sera votre rôle — si, membre du Sénat, vous siégerez en Haute-Cour, à fins de punir ceux des parlementaires qui se laissèrent acheter pour consommer ma ruine ; ou si, membre de la Judicature, vous siégerez en Correctionnelle, à fins de châtier les simples filous qui en profitèrent — je viens vous faire part des quelques réflexions que m’ont suggérées de récents aveux.

À si pires défaillances que nous ait habitués l’équité humaine, il est des crises tellement graves, des scandales tellement éhontés, que l’homme le plus partial, investi de la fonction d’arbitre, s’efforce à dépouiller ses propres sentiments ; à s’isoler de ses passions ordinaires ; à devenir, enfin, digne de la haute mission que lui confère le choix de ses concitoyens.

Je vous suppose cet homme-là, Monsieur : cette conscience vivante, parlante, agissante, que doit être le Juge, selon la Loi… et selon la Morale !

Car, présentement, celle-ci prime celle-là ! Avant que l’autre ait rendu son verdict, l’une a rendu son arrêt. Et si, désarmé par quelque tour de chicane, par quelque ficelle de procédure, par le manque de preuves, seulement — en cette bizarre affaire où les pouvoirs publics semblent préoccupés par-dessus tout d’éviter les preuves ; voire de laisser aux intéressés le temps de les détruire — si, dis-je, vous vous trouviez dans l’obligation de faire des acquittés, vous n’en auriez pas, pour cela, fait des innocents.

C’est qu’une juridiction subsiste, hors la vôtre. Non pas celle des potins, des calomnies, des commérages, inhérents à toute lessive tapageuse. De ces vétilles, la curiosité s’amuse, la badauderie fait : « Kss ! Kss ! »… et c’est tout ! Mais, cette fois, lésée dans ses intérêts ; blessée dans ses sentiments ; outragée dans sa dignité ; l’opinion a pris la peine de convoquer le ban et l’arrière-ban de ses forces.

En grand appareil, elle trône, décide, domine ; si impérieuse, si courroucée, le verbe si bref, le geste si prompt, que tout a dû courber sous sa volonté ; même la loi ! Cette fois, elle ne frondait plus, ne chantait plus, l’œillet au corsage, « le cœur à l’ai-ai-ai-se ! », bonne fille entichée d’un beau soldat ! Il ne s’agissait plus de sa turlutaine ou de son espoir — il s’agissait de ses économies… et de l’honneur national !

Alors, le Laffemas moderne, Quesnay-la-Proscription, qui avait, sans faiblir, affronté tant d’orages, s’est vu, plié comme roseau, contraint de céder la place ; alors, les plus obstinés, les plus hautains, les plus rebelles, ont dû filer doux !

Et, dans la docilité navrée de la plupart, dans cette obéissance haineuse, dans cette abdication arrachée, un tel effroi des vérités souterraines se manifestait, que c’est à qui a creusé des cratères, pour faciliter l’éruption. Si bien que, maintenant, on ne danse plus sur un volcan — c’est le volcan qui danse sous nous !

Je ne m’en plains pas. Au point où nous en sommes, moi et mes collègues de misère, peu nous importe ce qui arrivera ! La chandelle qui devait éclairer nos vieux jours, est morte… administrateurs, parlementaires, l’ont mangée par les deux bouts. Quant au feu, il n’y en a plus guère, dans nos logis dont le terme est impayé ; où la femme gémit sur le bas de laine vide ; où les enfants, cette année comme l’autre, ont ignoré Noël.

On s’habitue à tout : même au chagrin, même à l’obligation de recommencer l’effort ; et le désespoir n’est permis qu’aux faibles, aux vieillards, aux impotents. J’ai de bons bras, je ne suis pas trop âgé, je me sens solide — donc, il faut s’attendrir sur d’autres que sur moi, qui réclame justice plutôt que pitié !

Mais, jusqu’ici, j’ignorais la colère. J’avais passé par les transes que nous avons tous subies ; de plus en plus désolé, à mesure que s’affirmait le désastre : pendant longtemps, n’y voulant point croire ; reprenant courage, sans perdre patience, à chaque phase nouvelle… puis, à la fin, le cœur crevé de savoir mon pauvre magot perdu, et pardonnant pourtant au Grand Français, en considération de la douleur qu’il devait ressentir de son propre échec.

Mon père avait réussi avec lui, à Suez ; moi, j’échouais avec lui, à Panama — c’était presque les hasards de la guerre ! Le chef était le même, les troupes valaient autant : on n’avait pas la chance, voilà tout !

Seulement, depuis, pas mal de choses sont venues m’ouvrir les yeux ; faire, du bon garçon que j’étais, un mécontent enragé. D’abord, lorsque j’ai su que mon argent, au lieu d’être employé là-bas en travaux (mal compris, peut-être, mal dirigés, mais enfin en travaux effectués), avait été drainé au passage ; avait servi à augmenter la richesse d’autres, du fruit de mes privations et de mon labeur — vous étonnerais-je, Monsieur, en avouant que je n’ai pas trouvé cela drôle ?

Après, nouvelle découverte ; plus vexante encore, car elle atteignait le citoyen, en même temps que le particulier. Des députés, des personnages que, comme électeur, j’avais soutenus de mon vote ; qu’ensuite, comme contribuable, j’avais payés de mes deniers, s’étaient vendus comme bestiaux en foire ; nous avaient vendus par-dessus le marché !

Je n’étais qu’indigné. Mais M. Rouvier parle, mais M. Floquet parle… et la fureur m’empoigne. Car jamais, je crois, depuis que le monde est monde, la petite épargne ne fut non seulement si volée, mais si atrocement bafouée !

Réfléchissez, plutôt.

Au début, Monsieur, j’ai rendu hommage à l’impartialité de vos intentions, garante de celle qui présidera à vos actes. Le juge, disais-je — et je pense que nous serons tous d’accord sur ce point — le juge doit être sans tendances, sans parti pris, sans prédilections ! C’est presque lui demander de ne plus être un homme ; seulement, où irait-on, je vous le demande, si l’on admettait la justice faillible, non pas seulement dans ses méprises, mais dans ses volontés ? Tout droit à l’anarchie — ce qui n’est pas encore mon cas… quoique doucement j’y arrive !

Mais si le magistrat d’occasion ou de carrière doit être impassible, impavide, le plaignant, lui, le victimé, a droit à la passion ; à la partialité ; à une opinion ; pourvu qu’il exprime le tout, devant le tribunal, en termes mesurés.

Or, moi, Monsieur, en même temps que panamiste, j’étais boulangiste. Cet aveu me nuira, je le sais, dans l’esprit de beaucoup de gens — aujourd’hui ! Peut-être même compromettra-t-il ma cause, et aidera-t-il corrupteurs et corrompus à s’en tirer presque indemnes ; tant l’aversion dont on nous poursuit égale le trac que l’on éprouva ! Mais enfin, cela a été, je n’y puis rien ; c’est vrai… et je ne m’en dédirais pas pour un dividende !

Mes quatre sous, le peu que les parents avaient laissé (ça eût bien tenu dans les deux mains !), arrondi par mon travail continuel et l’économie de la ménagère, tant qu’on n’eut pas d’enfants ; mes quatre sous, je les avais mis dans une entreprise qui m’enthousiasmait. Évidemment, on songeait au revenu promis ; n’étant pas assez riche pour s’en désintéresser ! Mais bien d’autres valeurs étrangères donnaient autant — et de suite — sinon plus.

Seulement, avec mes idées, quand ma femme en faisait l’observation, je répliquais : « L’argent gagné en France doit profiter à la France. » Il me semblait qu’à moi tout seul, je faisais bisquer le Foreing-Office ; et j’avais acheté une carte de Colombie sur laquelle, comme en temps de guerre, je piquais des petits drapeaux… tous tricolores, et tous allant de l’avant !

Conséquemment, ici, j’étais de la Ligue des Patriotes ; j’aimais mon Général ; j’espérais la revanche ; je criais : « À bas les voleurs ! » sous le poing des sergots, sous le nez des députés — et dire qu’on criait ça d’instinct, alors ! — enfin, je faisais tout ce qui concernait mon opinion. C’était notre droit, de ne pas trouver que tout marchait au mieux, autant que c’était le droit des autres de n’être point de notre avis.

Soudain, ça tourna. Boulanger fit des bêtises, se laissa rouler par les réacs. En même temps, des types survenus écartaient de lui les dévoués de la première heure ; le compromettaient ; l’engluaient. Bientôt, ils le vendirent, lui aussi ! Évidemment, tout le monde ne fit pas les Coulisses… mais que de défections, que de trahisons !

On nous hurlait aux oreilles : « D’où vient l’argent ? » et l’on en dépensait quatre fois plus, pour la riposte, que nous, pour l’agression. Car la foule, car la multitude était avec le Général ; il était idolâtré, suivi (il faut être bien naïf ou bien fourbe pour prétendre que les cent mille manifestants de la gare de Lyon étaient soudoyés !), tandis que la poignée de messieurs qu’on connaît aujourd’hui se débattait dans le vide, l’isolement, et l’impuissance !

Comment ont-ils triomphé alors ? Comment sont-ils parvenus à détourner ce grand courant populaire ; à jeter le doute dans les esprits ; à fomenter certains témoignages ; à provoquer certains reniements ; à acculer l’adversaire dans la fuite, l’exil, la défaite, et la mort ?

Oh ! c’est simple — Avec notre argent !

Nous, le petit monde, nous étions à la fois, pour la plupart, actionnaires de Panama et partisans de Boulanger ; or, les sous que nous donnions, pour assurer la retraite de nos vieux ans, on les employait à perpétrer l’avortement de nos jeunes espoirs ! On nous volait, ce qui est déjà dur ; mais, ce qui l’est plus encore, c’est que le produit du vol servait à tuer notre parti, et notre chef !

Au moins, les cambrioleurs, c’est pour eux !…

Si vous croyez que ma mémoire exagère, Monsieur, reportez-vous-en au texte même des aveux faits.

À la tribune, M. Rouvier dit :

« Quand j’ai eu l’honneur d’être président du conseil, en 1887, je n’ai pas trouvé dans les fonds secrets, pour les appeler par leur nom, une somme suffisante pour défendre la République comme il fallait la défendre… À côté des hommes politiques, il y a des financiers qui, quelquefois, donnent leur concours, quand cela est nécessaire… De cette réunion des concours personnels donnés à mon gouvernement, il a pu résulter un règlement ultérieur entre financiers. »

Et il conclut, ingénument cynique :

« Mais qu’avais-je à faire là-dedans ? »

Devant la commission d’enquête, M. Floquet précise encore davantage :

« J’aurais poussé la candeur un peu loin si j’avais pu me figurer que, dans la répartition du fonds spécial destiné à la publicité des journaux, et régulièrement touché par eux, les influences politiques ne s’exerçaient pas ; et si, m’enfermant dans une indifférence qui eût été une véritable abdication, je n’avais pas, au moyen des informations que j’ai recherchées et des communications qui m’ont été spontanément faites, observé et suivi d’aussi près que possible cette répartition ; non pas au point de vue commercial, qui ne me regardait pas, mais au point de vue politique, qui intéressait l’État. »

La probité privée est sauve, soit — mais la probité publique ? N’est-il pas immoral au premier chef d’employer les sommes extorquées à des sincères, justement à l’encontre de leur foi… bonne ou mauvaise ? Nous voici doublement dévalisés : matériellement, moralement.

Monsieur, par le temps qui court, je sais bien qu’un ex-boulangiste est considéré un petit peu moins qu’un chien. Mais vous qui, juge, n’avez pas, ne pouvez avoir ni sympathie ni antipathie politiques, ne serez-vous point frappé de l’anormal dommage dont nous souffrons — et que ceci est circonstance aggravante, tout comme si le meurtrier empruntait d’abord à la victime de quoi acheter le couteau dont il l’égorgera !

Recevez, Monsieur, mes civilités, et l’expression de mon espoir (le dernier !) en votre justice.

***
Pour copie conforme :
Séverine.