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Notes d’une frondeuse/34

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H. Simonis Empis (p. 280-286).

PANAMA

… OU Z’À LA TRINITÉ !


Le Hérissé, « gros frère », ça n’est pas sérieux !

Je vous savais d’un tempérament plutôt jovial ; mais à ce point !… On est vraiment gai, dans la cavalerie ! Aucun des grands pince-sans-rire, des mystificateurs fameux dont la Gaule se pare, de Rabelais à Allais, de Roquelaure à Romieu, de Vivier à Sapeck, de Voltaire à Grosclaude (sans oublier l’immortel Henry Monnier), ne firent trouvaille égale. Ils vous vont à l’éperon, ces pékins !

Et, dans le coin de Midi où j’essaie de me refaire une santé, je vous dois une belle secouée de rire, d’autant plus savoureuse qu’inattendue.

Songez, je prends le journal, sans méfiance, je déchire la bande, je panamise vaguement le long des colonnes, je tourne la page… et je vois ça !

Vous proposez à vos copains de la Chambre de renoncer à y rentrer ! Vous leur offrez la ciguë, de cinq à six, à ceux qui n’ont de Socrate que le crâne, quelquefois ; et qui n’admettent de se saigner aux quatre veines que pour assurer leur réélection ! Vous souhaitez une nuit du 4 août — et nous sommes en janvier, petit précoce !

Les braves gens (et vous avez eu raison de penser à eux qu’on néglige toujours) diront de vous : « Voilà un honnête homme ! » ce en quoi ils n’auront point tort. Ne vous rengorgez pas… vos moyens vous le permettent !

Les superficiels diront de vous : « Quel daim ! », vous croyant sincère. C’est des malhonnêtes ; il n’y a qu’à ne pas y faire attention.

Moi, qui vous connais un brin, j’incline plutôt, bien entendu, vers les uns que vers les autres — mais j’ai aussi ma petite opinion. Et elle s’extasie devant votre roublardise, votre ample malice, la belle envergure de votre ironie.

Je blague ?… Nenni ! Gros propriétaire terrien ; joyeux vivant ; grand buveur, grand mangeur, grand chasseur devant l’Éternel ; heureux comme tout dans ces landes de Bretagne, où les gars vous tirent leur chapeau en vous appelant : « Not’ Monsieur », vous vous moquez d’être député, aujourd’hui, comme de votre première culotte.

La grande aventure est passée (qui vous coûta bon !) — et nulle autre, sauf la guerre, ne vous emballerait autant ! Alors ?

Alors, un peu de fatigue s’y mêlant, ça vous devient égal, d’être salué par les huissiers du Palais-Bourbon ; injurié par les adversaires ; et « tapé » par les invalides du parti. Y tiendriez-vous encore, votre abnégation n’en aurait que plus de mérite — vos regrets personnels ne pesant pas une once auprès de l’embêtement monumental que vous alliez causer à vos collègues !

C’est ce dilettantisme qui me ravit ; cet amour de l’art qui vous honore… vous êtes, ô Le Hérissé, le Décius de la gaîté française !

Seulement, je crois peu au succès,

Comme dans la complainte de Marlborough, il faudra attendre Pâques, sinon la Trinité ; s’en référer aux calendes grecques ; compter sur la semaine des quatre jeudis ! Déjà, à distance, l’impression me paraît avoir été plutôt fraîche, lorsque vous avez déposé votre projet — ce que je regrette de ne m’être pas trouvée là ! Maintenant, mon bon ami, permettez-moi de vous le dire, dans les considérants, vous dépassez la mesure. Il est permis de railler les gens, mais sans outrance ; et, à accentuer ainsi, vous risquiez que vos intentions fussent prises au sérieux.

Car les motifs de votre proposition, moins imprévus, moins nets, que l’idée-mère, sont d’une intensité supérieure… pour qui sait lire entre les lignes. Oh ! vous avez bienfait les choses ! Robespierre, Prugnon, l’Assemblée nationale, « nos pères, ces géants », tout y est ! Vous avez compilé les textes, pioché les discours, multiplié les citations.

Si bien que quelqu’un pas au courant, je le répète, pourrait croire à de la candeur ; admettre que vous avez espéré provoquer — chez les cinq cent soixante-dix-neuf parlementaires que l’on sait ! — un élan d’enthousiasme, une immolation volontaire sur l’autel de la Patrie.

Ceci vous ferait du tort ; la naïveté ayant ses bornes. Et il vaut bien mieux qu’on se rende compte quel Roger Bontemps vous êtes ; avec une propension évidente à la farce cruelle. Car je m’imagine aisément la tête de vos collègues, tandis que, moustache à l’évent, l’aspect réjoui, la mine rubiconde, vous débitiez votre : « Frères, il faut mourir ! »

Il y a eu, n’est-ce pas, des blêmeurs et des verdeurs ; des grincements de dents au fond des pupitres ; une impression de malaise indéfinissable ?… On n’a rien dit, parce qu’il y avait du monde dans les tribunes ; mais ce que vous avez été jugé, à l’unanimité, incorrect, brutal, sans aucune délicatesse, et de tendances peu pratiques !

Comme politicien, vous vous êtes suicidé ; comme particulier, vous vous êtes régalé d’une distraction quasi royale. Faire chasser un Parlement par deux douzaines de grenadiers n’équivaut pas, comme ivresse, à solliciter son abdication, au nom du salut public — et à la voir refuser !

Bien joué !

Renoncer à leur mandat ! Plutôt la mort… la leur, celle de la République, et celle du petit commerce parisien !

D’aucuns sont là depuis le 4 septembre, protestations vivantes contre la « tyrannie » ; et ce serait inhumain, si tard, de changer leurs habitudes ! D’autant que le pli est pris, le ressort remonté. Ils viendraient quand même s’asseoir au bas du perron, les jours de séance, incitant les visiteurs à des offrandes émues ; bons vieillards au masque de Bélisaire, tendant à la sensibilité nationale leur képi de gardes nationaux.

— Un petit vote, citoyens électeurs, pour l’amour de l’Être suprême !

D’autres s’y trouvent, simplement parce que leur père en fut ; ce régime qui se targue de supprimer l’hérédité, la maintenant, l’exagérant, au contraire, en ce qui favorise ses calculs ou ses intérêts.

Les quelques types pittoresques qui flânent sous la coupole législative, y entrèrent par hasard, par miracle ; un jour de pluie, comme au bureau d’omnibus ; ou parce qu’une erreur d’adresse les revêtit d’inviolabilité, les sacra représentants du peuple souverain.

Ceux-là peuvent partir sans regret ; ils ont bu au hanap de la popularité à larges goulées, jeté le désordre dans la solennelle enceinte… ils s’en sont payé pour l’argent dépensé contre eux !

Quoi que l’avenir leur réserve, ils emporteront, de « ce qu’on est convenu d’appeler les travaux parlementaires » (le mot est de M. Andrieux), un allègre souvenir.

Moi, je vous revois toujours à l’angle de la rue Royale, un soir de tumulte, à l’issue d’une interpellation particulièrement orageuse. On vous avait empoignés trois ou quatre, « marchant » sur la Madeleine ; et l’on vous ramenait, insigne à la boutonnière, écharpe au nombril, beaux comme les premiers martyrs chrétiens, en appelant au peuple.

Certains même, je dois l’avouer, étaient un peu ridicules, pontifiant du fond de leur barbe, outrant le tragique de la situation. On ne voyait plus l’obélisque — Déroulède était devant. Tout l’effort des assaillants s’était concentré à le séparer du groupe ; et, de loin, ses gestes révoltés semblaient les signaux de quelque sémaphore en détresse.

Vous, il me faut vous rendre cette justice, vous portiez votre auréole sur l’oreille, en même temps que l’accordéon de feutre qui avait été votre chapeau. Et vous rigoliez ferme, passez-moi le mot !

Quand le cortège défila devant moi, plusieurs m’interpellèrent, avec des regards navrés ; me montrant leurs poignets qui auraient pu être chargés de chaînes ; déjà un peu Latude, avant même que d’avoir connu la Bastille ! On appréciait enfin ma spécialité d’évasions !

Plus simple, vous ne clamâtes pas : « On assassine nos frères ! » mais vous me dites, mezzo-voce : « Séverine, c’est l’heure du dîner ! » Je compris et me précipitai chez un charcutier… j’ai l’habitude des émeutes. Par une délicate allusion à l’un de vos arguments de polémique les plus habituels, je fis, dans un saucisson ceinturé d’argent, piquer un œillet rouge, et me lançai à votre poursuite.

Dois-je l’avouer, cependant, j’étais plutôt goguenarde ; les agents vous traitant trop en messieurs qui seriez peut-être les maîtres, le lendemain. Ils tapent plus dru et serrent plus fort, dans les manifestations de pauvres bougres !

Au poste du Palais de l’Industrie, on ne vous avait même point vus.

— Nous n’avons ici que des gens tranquilles, me répondit le sergot de garde, des vagabonds !

Alors, je filai au commissariat, rue d’Astorg. Des députés sous clef, de quelque clan que ce fût, bonne affaire ! C’était toujours un exemple, une mise en train, un petit commencement ; ça éduquait le populo ! Mais, d’autre part, je ne pouvais oublier votre invocation ; cet appel d’un estomac captif… et dénué !

Quand j’arrivai, on vous avait déjà relâchés. Peut-être cette même phrase, dite avec le même accent, avait-elle suffi à convaincre le magistrat, de façon bien plus prompte, bien plus péremptoire, que toutes les arguties de vos codétenus.

Je donnai mon saucisson à un révisionniste sans fortune, qui s’obstinait à vous attendre en bas ; presque convaincu, le pauvre, qu’on vous avait tous fait disparaître dans quelque trou de basse-fosse.

— On ne les a pas emmenés place Beauvau, au moins ! répétait-il, presque avec des larmes dans le gosier.

Cher bonhomme !

Ce bonhomme-là, c’est l’électeur, crédule et tendre, même s’il a de grosses pattes, même s’il a une grosse voix !

Et ce n’est pas pour ses beaux yeux que les élus vont lâcher fromage, sinécure, profits petits et grands. Ils sont prêts aux pires épreuves ; sauf à celle-là ! Rendre l’argent ! Rendre la fonction ! Ils se feraient plutôt souder à leur siège, visser à leur banc !

Et voilà pourquoi, en connaissance de cause, vous avez émis, député de Bretagne, un des paradoxes les plus folâtres qu’aient jamais enregistrés les annales parlementaires.

Se soumettre ? Tout le temps ! Se démettre ? Jamais !

Soit. Les temps sont proches…