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Notes d’une frondeuse/35

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H. Simonis Empis (p. 287-292).

PANAMA

EN FUITE…


L’attrapera ! L’attrapera pas ! — cet Arton vers qui la police, toujours prévenante, a délégué « deux de ses plus fins limiers ».

Par amour de l’art, je souhaiterais la négative, et qu’il leur détalât d’entre les pattes, plutôt que d’y tomber.

À quoi servira son arrestation ? Que prouvera-t-elle ? On sait comment les gouvernements procèdent, d’ordinaire, vis-à-vis de qui les menace, si manque d’égards, de fâcheuses indiscrétions.

On dépêche au fugitif, non pas des agents de la Sûreté, mais quelque belle fripouille du service politique, chargée de gagner sa confiance, de s’introduire dans son intimité… et de lui chiper son talisman défensif, c’est-à-dire ses papiers ! Une fois le coup fait, la justice a le champ libre ; peut exercer, en toute sécurité, en toute sérénité, sa moralisatrice action.

Elle abat sa poigne vengeresse sur le coupable ; lui fait honte de sa conduite ; l’offre en holocauste aux dieux irrités. C’est de lui : ce pelé, ce tondu, que venait tout le mal ; brebis galeuse fourvoyée par mégarde dans la santé florissante du troupeau !

Et les magistrats se penchent, sévères, interpellent le prévenu :

— Car non seulement vous avez commis tels méfaits ; mais encore vous vous êtes permis de calomnier d’honnêtes gens ! Où sont les preuves de vos dires ? Sur quoi appuyez-vous vos accusations ?

L’autre ne pipe mot, ahuri de ce toupet chez des personnes généralement très chauves. Il réplique rarement : « Mais on m’a tout pris ! », pensant se concilier, par cette réserve, l’indulgence de la Cour… Et la vertu triomphe sur toute la ligne !

Tel est le scénario qu’on voudrait rééditer pour Arton ; soit qu’on l’ait désarmé, soit qu’on le croie désarmé. J’avoue n’être pas dupe de ces ingénieuses combinaisons ; et que les comédies de répression destinées à masquer l’impunité scandaleuse des plus coupables me semblent dignes de susciter, au plus, une douce pitié.

Compères à compagnons, les brasseurs d’affaires publiques ou privées s’entendent comme larrons en foire, avant ; s’entendent comme le sac et la corde, après ; même s’ils se chamaillent pour la frime, manquent à la foi jurée — leur foi jurée ! — et se jouent les pires tours !

C’est bisbilles de la Cour des Miracles, querelles tendres entre Bertrand et Macaire, auxquelles, seuls, les godiches sont pris !

Voilà pour la portée du fait… avouez qu’elle est mince, et que la vindicte nationale ne gagnera pas gros à ce qu’Arton s’en aille fabriquer des yeux de poupée, ou des peignes de celluloïd, en quelque hospitalière maison.

Quant à la corruption, j’ai, là-dessus, une théorie arrêtée : c’est que celui qui se vend est une bien autre canaille que celui qui acquiert.

Ce dernier, après tout, exerce son métier d’agioteur, de maquignon, il ne la fait pas à l’austérité ; il ne pose pas une main sur son épigastre et ne roule pas des prunelles mourantes, en invoquant les Droits de l’homme et les principes primordiaux de notre grrrande Révolution.

L’intermédiaire, le racoleur, est encore autrement net. Il compte les fronts illustres comme têtes de bétail ; et manigance une rafle d’élus comme un achat de porcs. Son gain, c’est l’anse du panier : la différence entre le prix coûtant et le prix marqué.

Que voulez-vous, je trouve ça exquis ! Cette façon d’acheter sur pied la viande parlementaire m’emplit d’aise — et je garde mes indignations pour qui a trafiqué de la confiance populaire ; vendu ce qui ne se vend pas ; brocanté sa foi, ses promesses, ses serments !

Ceux-là, oui, sont d’infects personnages, méritant tous les opprobres, tous les affronts. Ceux-là, oui, sont des traîtres que l’on doit flétrir haut et fort ! Car ils ont pris l’apparence de la vertu ; trompé leur monde ; livré, pour un peu ou beaucoup d’or, l’espoir des pauvres gens !

Ils sont d’autant responsables qu’ils justifient l’acquéreur. Si le bazar aux consciences n’était pas virtuellement ouvert, s’y aventurerait-on ? Si nul n’était à corrompre, seraient-ils conclus, ces pactes vils, ces répugnants marchés ?

La tentation ?… Oh ! oh ! Qu’est-ce donc que ces législateurs-là, investis du pouvoir suprême par l’estime de leurs concitoyens, et plus faibles devant un chèque que gamin devant une tartine ou fillette devant un bijou ?

La tentation ? Vous nous la baillez bonne ! Voyez-vous ces marmousets de trente à quatre-vingts ans qui ont besoin d’être protégés ; qu’on réconforte leur probité chancelante ; qu’on étaie leur intégrité menacée ; qu’on les gare de la convoitise !

C’est simplement piteux !

Tandis que, jusqu’ici, le beau rôle reste à Arton : 1o parce que son « exécution », fort peu d’utilité publique, serait pure simagrée, éhontée parodie ; 2o parce que, au contraire de ceux qui lui furent clients, il acheta, ne vendit point ; 3o parce qu’il fut gai !

Si Cornélius Herz (avec son nom en « atchi ! » de cymbale ; ses allures d’empirique ; sa fortune mystérieuse ; les aventures tragiques et inquiétantes qui ont sillonné sa vie) rappelle furieusement Cagliostro — une fin de siècle en vaut une autre ! — Arton, lui, apparaît comme une sorte de Rocambole farceur, noceur ; se complaisant à ce rôle de puissant dissolvant ; y trouvant joie en même temps que profit !

Le singulier homme ! Tout a été dit sur son compte, depuis un mois, et je n’ai pas envie de ressasser de vieilles histoires. Mais je ne puis m’empêcher de songer à l’impression complexe que, de prime abord, il me produisit.

C’était dans une des maisons les plus correctes de Paris : une de celles où l’on fait d’excellente musique. Arton, qui somnolait dans un fauteuil, les yeux grands ouverts, suivant quelque opération compliquée, ou tout bonnement ne pensant à rien, se leva d’un bond.

— Mes filles, regardez mes filles !

Il avait de quoi être fier, car ces jolies enfants, très modestes de ton et d’aspect, de tenue distinguée, de simplicité parfaite, eussent fait honneur à la plus correcte lignée.

Et, tandis que la cadette, élève du Conservatoire ainsi que sa sœur, pour la classe de violon, exécutait un adagio d’une subtile mélancolie, je regardais Arton. Sur sa face de struggler, distendue, estompée, une extase flottait, une buée légère voilait l’acier de ses prunelles…

Après la dernière note, quelqu’un lui frappa sur l’épaule. Il se retourna vivement, ayant repris son masque de bataille, impénétrable et sardonique. Son interlocuteur était un député ; c’est peut-être alors qu’il l’acheta !

Fastueux comme un fermier général, en ce temps d’universelle ladrerie ; apte aux métamorphoses ; adorant l’intrigue ; épris, comme un parvenu, de tout ce qui brille, scintille, reluit ; serviable, paraît-il, charitable, dit-on, il fut, il est, l’un des derniers aventuriers qui jetèrent un peu de pittoresque dans l’incommensurable ennui du vieux monde.

Que Mercure, dieu des financiers, soit propice à sa fuite ! Beaucoup en ont fait autant, qui sont aujourd’hui des patriarches vénérés ; mais nul n’apporta telle maëstria à sa besogne — sa bonne besogne de destruction !

Avec son cynisme, sa façon de dire : « Combien ? » devant tout obstacle ; de traiter les hommes par l’argent, et l’argent par le mépris ; il fut l’une des entéléchies les plus agissantes du cadavre social. Où il passa, la pourriture naquit ! Mais il ne fut qu’un véhicule ; le germe était chez les autres !

Ce germe-là continue à prospérer. Seulement le guichet du Panama est fermé ; et le vice se mue en vertu. Arton a bien fait de liquider… ça serait plus cher !