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Notes d’une frondeuse/37

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H. Simonis Empis (p. 299-304).

LES RESPECTUEUX


Alors, parce que, nettement, mais sans bassesses, sans vilenies, on a dit son opinion sur une politicien qui disparaît, les enfants de chœur du ferrysme crient au sacrilège ?

Alors, parce que, rendant justice à la valeur étatiste du défunt, on s’est permis de discuter l’homme et son œuvre ; parce que, saluant, comme il sied, au passage d’un enterrement, on s’est dispensé de génuflexions, il s’ensuivrait qu’on a manqué au divin sentiment : « de la pitié envers les vaincus » !

Des vaincus ! — Où ça ?

Un vaincu, ce chef de la Chambre haute, le second dans la nation ; à qui le Parlement a voté les honneurs funèbres ; et qui s’en va escorté par ses pairs, traînant à son char tous les corps constitués ? Un vaincu, celui-là qui s’éteint riche, en pleine revanche, comblé d’hommages ; laissant après soi une famille influente, ses amis en places, son parti au pouvoir ?

Ma parole, c’est à se demander si l’on rêve, si les mots n’ont pas perdu leur signification, et les faits leur évidence !

Au lendemain de la séance de Lang-Son (et en attachant aux revirements de la politique qui n’entraînent ni la mort, ni l’exil, ni la prison, une importance que ne comporte peut-être pas la simple perte d’un portefeuille) au lendemain de cet effondrement ministériel, oui, peut-être, eût-on pu prétendre que M. Jules Ferry était un vaincu. Et encore !

Nul ne songea à le dire de Gambetta ; qui disparut cependant, lui, deux ans seulement après sa disgrâce et le meeting de la salle Saint-Blaise… dont le déclin fut morne, et l’agonie désolée.

Or, il y a huit ans que M. Ferry connut la défaite ; et il succombe en plein retour de fortune. Laissons donc là cette allégation risible autant qu’illogique ; car nulle mauvaise foi, si robuste fût-elle, ne parviendrait à établir que M. Ferry n’avait pas fait, dans la politique, une rentrée triomphale ; qu’il n’est pas décédé président du Sénat ; et que ses obsèques n’ont pas été tout ce qu’il y a de plus nationalement officiel !

Voilà pour ce qui est du « vaincu ». Reste donc la question de pitié ; la question de respect.

Deux ou trois Joas de Fourcharupt, imbibés de vénération, m’y rappellent ; piaillent de ce que, bénisseuse d’ordinaire, et sentimentale à faire éternuer la lune, je refuse à leur deuil mes faciles larmes. Et ils prêchent, d’une voix mouillée, la déférence envers tous les défunts — tous, tous, tous, sans distinction !

Ouais, que voilà un beau sentiment, mes maîtres, et que grandement il vous honore ! Seulement, pourquoi vous prend-il si tard ; et combien de belles occasions avez-vous perdu d’en faire montre !

Le respect des trépassés ? Rien de mieux ! Mais il est un échange ; et de quel droit le réclamez-vous pour les vôtres, ô bourgeois qui avez craché sur tous les cercueils d’adversaires ?

Les respectait-on, je ne dirais même pas les cadavres de communards, de militants, mais d’habitants du quartier, hommes et femmes, arrêtés par mégarde, fusillés par erreur… et sur lesquels les soldats se soulageaient publiquement, sous l’œil bienveillant des chefs, boulevard de Vaugirard, en face de l’usine Thomasset, dite alors, et depuis, « l’Abattoir » ?

Les respectait-on, dans vos journaux, les proscrits qui, après avoir tenu entre leurs mains la fortune du pays, la Banque et les banques, expiraient indigents, dénués de tout, dans les brouillards de Londres ou les buées de Bruxelles ? On les injuriait ; on les traitait de charognes ; on émettait le regret de ne les pouvoir jeter à l’égout !

Les respectait-on ceux qui moururent de l’exil, en retrouvant le sol de la patrie ?

Respecta-t-on Vallès, au convoi duquel les étudiants opportunistes d’alors tentèrent d’arracher la couronne des socialistes allemands — protestataires contre la guerre et l’annexion, pourtant ! — tandis que les étudiants opportunistes d’aujourd’hui s’en vont faire cortège au récipiendaire d’Alphonse XII, colonel de uhlans ?

Respecta-t-on le pauvre corbillard d’Arnaud, ex-délégué aux Finances, qui, pour vivre, en arrivant là-bas, dut, de ses doigts qui avaient manié des millions, éplucher, couper, et faire frire des pommes de terre sur le pont de Waterloo ? Oui ; la police chargea, taillada, à coups de sabre, le drap mortuaire et les humbles bouquets ! Et nous allâmes jusqu’au cimetière d’Ivry, par la neige, dans le crépuscule, encadrés de force armée comme des malfaiteurs !

Les respectait-on, les petites mortes de Fourmies, « l’ouvrage » du jeune Isaac et du commandant Chapus ; ces enfants de quinze, seize, dix-huit ans… dont le Temps écrivit en toutes lettres que, somme toute, ce n’était pas une grande perte, plusieurs étant de mœurs légères ?

Les respectait-on (dans un tout autre ordre d’idées) cet homme et cette femme réfugiés aux bras l’un de l’autre, à Jersey d’abord, à Ixelles ensuite ? C’était une craintive et non une combative, celle-là ; rien qu’une faible amoureuse que poignardait l’insulte. On l’en cribla ; et quand elle en mourut, on en lapida sa couche funèbre ! N’en fut-il pas de même pour lui ? Désarma-t-on ? Faut-il que je ramasse à poignées, dans mes tiroirs, les articles ignobles, les charges infâmes qui s’abattirent sur sa mémoire ?

Et vous venez aujourd’hui invoquer le respect des morts ? Allons donc !

Ce respect-là, il est de deux sortes. On le doit aux vaincus — aux vrais — qu’elles qu’aient été leurs fautes, quels qu’aient été leurs crimes ; car je ne sais pas acte plus lâche que s’attaquer à un désarmé, à un isolé, à un être dont on ne redoute rien, puisqu’il est disparu, et que personne ne le défendra.

Ceux-là, vous les piétinez, vous les crossez sans réserve, ô singuliers respectueux ! Sur les écrasés des luttes politiques, sur les victimes des luttes sociales, vous vous acharnez sans trêve ni merci ; au delà, bien au delà du tombeau ! Le gouvernement vous sourit ; la force armée vous appuie ; et la loi des majorités vous donne raison. Que sont ces gens-là, après tout ? Des insurgés ; des ouvrières ; un soldat qui fit peur ; une patricienne qui aima… On peut taper, gifler à tour de bras les faces pâles, les joues exsangues, où la trace des doigts marque bien l’outrage. Si ce sont des femmes, ça n’en est que plus rigolo !

Mais s’il s’agit d’un homme au pouvoir, d’un gros bonnet, d’un victorieux, peste, c’est bien une autre affaire ! Le respect vous gonfle, et vos glandes lacrymales sont soumises à une rude ponction ! Au cercueil, chamarré, galonné, et recouvert de tous les oripeaux qu’imagine la vanité humaine ; au cercueil, gardé par la police, la troupe, la gendarmerie, les municipaux, vous faites — ô vaillants jeunes gens ! — un rempart de vos poitrines.

« On n’y arrivera pas. Non, on n’y arrivera pas ! » Qui songe à y aller ? Qui songe à ramasser vos ordures sur les autres tombes pour les jeter au visage glacé de ce mort, qu’on regarde sans sympathie, mais sans haine ; et qui vous juge !

Avec vos poings crispés, vos thorax haletants, vos narines hennissantes, vous n’êtes pas héroïques, mes petits, vous êtes simplement ridicules, matamores que personne ne pense à attaquer !

Sans compter qu’au point de vue métier, permettez-moi de vous le dire, vous gaffez ! Il faut de la variété : la polémique n’est pas un concours de potaches. Rééditer le même article, presque, avec des signatures différentes, ce n’est pas de jeu !

La vérité, voyez-vous, c’est que nous n’avons pas la même âme… et j’ai l’orgueil de m’en féliciter ! Avec les humbles je suis toujours. Et même, parfois, les autres (Boulanger, tenez, que je n’avais pas revu depuis sa révocation) me retrouvent à l’heure où le deuil, après la défaite, entre dans leur maison. Je n’avais été d’aucune des agapes, d’aucune des marches triomphales ; j’étais des quinze venus de Paris, derrière cette morte inconnue !

Vous voyez bien que nous ne pouvons pas nous entendre !

Et j’espère, pour l’honneur de Jourde qu’on a enterré hier ; de Jourde, qui, ministre des Finances sous la Commune, n’en envoyait pas moins sa femme au lavoir, et ses gamines à l’école des sœurs, parce que gratuite ; de Jourde, honnête homme, qui s’en va pauvre après toute une vie de pauvreté ; j’espère bien que vous allez lui décocher quelques-unes des bonnes injures conciliables avec votre respect de la mort — quand il s’agit de hères sans fortune, sans influence, sans parents, et sans parti !

Vous devez bien ça à vos patrons !