Aller au contenu

Notes d’une frondeuse/38

La bibliothèque libre.
H. Simonis Empis (p. 305-310).

ON DEMANDE

la tête du général
Dodds.

Ni plus, ni moins — pour commencer ! Après, on verra ! Mais qu’ainsi soit réprimée, de façon préventive, jusqu’à l’éventualité, la possibilité de pensées dictatoriales, en l’esprit des soldats heureux ! Cela leur apprendra, aux généraux, à remporter des victoires ! Cette République-ci n’a plus de sourires que pour ses guerriers vaincus ; de ceux-là seulement, elle n’a ni méfiance… ni peur !

Ainsi se font les nations fortes.

Quelle pitié, tout de même ! Et que je voudrais donc savoir quelles réflexions s’agitent, en ce cerveau de loyal homme, tombant des luttes héroïques, loin de la métropole, dans ces petites toiles d’araignée.

Il est joyeux de revenir, naturellement ; de revoir la France, sa femme, ses amis ; de savourer peut-être (est-ce un crime ?) la récompense de ses succès. Sur le bateau qui le ramène, il rêve, s’émeut ; chaque foulée en avant répond à un battement de son cœur.

Lui qui avait tant de courage, là-bas, parmi les pires dangers, sous le soleil de plomb, les balles, les flèches, la férocité des indigènes, les trahisons du climat ; lui qui émerveillait, par son stoïcisme et son impassible vaillance, jusqu’aux féticheurs prisonniers, jusqu’aux femelles belliqueuses qui défient la douleur — voilà qu’il se sent faible ; que quelque chose de très doux, de très bon, lui dilate la poitrine, monte jusqu’à ses yeux qui s’embrument dans la paix profonde du soir.

Si on le voyait !… Vite, il a redressé son torse, repris sa martiale allure. C’est l’éclaboussement des vagues, la vapeur d’échappement, qui lui a picoté les paupières, mouillé les joues. Sûrement ! Et il redescend, raide, muet, taciturne, impénétrable. Cependant, son âme est en fête !

À Marseille, première surprise. Il a fait largement son devoir ; donc il lui semble naturel qu’on le reçoive en serviteur ayant bien mérité de la patrie. Il ne tient pas aux cérémonies, aux ovations — rien qu’à la cordialité fraternelle due à ses services. Depuis nos désastres, ils sont rares, ceux qui reviennent en vainqueurs !

Et la politique entre en scène. On chipote sur les honneurs à rendre, la monnaie à dépenser ; on discute même, en principe, la réception.

À ce point que (l’édilité étant en bisbille avec la préfecture) il est question de siffler, de huer cet homme qui n’en peut mais ; qui ne comprend rien à cette tempête dans une bouillabaisse ; qui s’attriste d’un accueil si contesté, si marchandé, si indigne, non de lui-même, mais du pays qu’il voyait autre, en ce fin fond de l’Afrique, d’où il lui rapporte quelques lauriers.

Tout se concilie, tout s’arrange. Et cette jolie ville de Marseille, qui a le bonnet près de la tête, mais la tête pas loin du cœur, la voici qui fait de ses hostilités des enthousiasmes ; de ses grognements des acclamations. Comme sous la baguette d’un magicien propice, il naît, des trognons de choux, des roses… et le nombril des pommes s’épanouit en splendeur de pivoines. Hourrah ! Vivat ! Saisie d’une frénésie de revirement, Marseille n’a plus ni assez de palmes, ni assez de couronnes, pour fêter son hôte d’un jour.

Lui, cependant, demeure pensif. La griserie du triomphe n’efface pas, en sa nature réfléchie, l’étonnement douloureux où le plongea l’antérieure déception. Pour la première fois, il se tâte, s’interroge, fait son examen de conscience, se demande :

— Que leur ai-je donc fait ?

Rien, soldat heureux ; que de vaincre ! C’est là grief impardonnable, inexcusable forfait ! Car, en vertu d’un raisonnement que j’ignore, quiconque dompta Behanzin doit saper M. Carnot. Sans doute l’habitude de travailler dans le noir…

Et le calvaire commence pour ce trop glorieux. Oh ! un calvaire doux, sans crucifiement, ni sévices ! On ne le couronne pas d’épines ; on se contente de les lui piquer sournoisement dans la peau, une à une, au hasard de l’inspiration — ou de la frousse !

Plus le train qui l’amène se rapproche de Paris, plus la malveillance se manifeste ; revêt une forme agressive. Pas un blâme ne peut lui être adressé : il a été la correction même ; s’est effacé devant les pouvoirs civils ; a voyagé seulement avec sa femme ; n’a traîné à sa suite ni thuriféraires, ni clients.

N’importe ! Il est suspect… puisqu’il est victorieux ! Courbet le fut, Négrier aussi ; moins, parce qu’on n’avait pas encore reçu le premier avertissement. Mais est-on donc si déshabitué de la victoire, en France ; en a-t-on si complètement perdu le goût et l’usage, qu’on ne l’apprécie plus pour elle-même ; qu’on la suppose simple paravent, cache-intrigues et cache-menaces ?

Vrai, cela n’est ni honorable, ni joli !

Et ce qui suit l’est encore bien moins. Parce que, contrairement à ses mauvais pasteurs, la bonne foule, affamée d’héroïsme, assoiffée de tendresse, le cœur vide et le sang chaud, s’est précipitée au-devant du vainqueur, celui-ci a été reçu (sauf respect) à peu près comme un chien dans un jeu de quilles.

Que s’avisait-il aussi, venant de Marseille, d’arriver par la gare de Lyon ? C’était d’un goût déplorable ; et bien propre à rappeler des désordres dont la seule évocation fait frémir. N’était-ce pas de ce même hall, sur cette même ligne, traîné peut-être par la même locomotive, que… Chut ! n’évoquons pas les spectres !

Cependant, eux, sans prononcer le nom, ils ressuscitent la mémoire — pour en accabler ce discipliné à qui nulle faute, même légère, ne saurait être imputée ; ce régulier qui, dans son attitude, dans ses brèves paroles, dans le cri même par lequel il répond aux bravos, semble l’incarnation de la légalité.

De quelque injustice qu’il ait à souffrir, on ne lui tire pas un reproche, pas un mot de révolte, pas une exclamation de dépit ! Et je jurerais que, jusqu’ici, aucune autre pensée que celle du devoir n’a traversé son rêve.

Or, on l’avertit (de très haut) qu’on n’est pas sa dupe ; qu’on a l’œil sur lui ; qu’il serait malvenu à reprendre la légende interrompue… que Mazas a encore des cellules et Vincennes des fossés.

Et, ainsi abreuvé d’outrages, atteint jusqu’en ses fibres les plus secrètes par ce débordement de haines, d’injures, de soupçons, Dodds, meurtri, navré, se consulte à nouveau, cherche son crime :

— Que leur ai-je donc fait ?

Rien, toujours rien… que la même chose ! Vous êtes, pauvre soldat naïf, l’ennemi ; bien plus que le féroce macaque dont vous avez eu raison ! Vous pourriez être, pensent-ils, celui qu’on sent venir ; dont on entend, à la cantonade, cliqueter le sabre et bruire les éperons ; celui que Vallès annonçait, dans le Cri du Peuple, en 1883 ; celui dont je ne souhaite pas la venue — ah ! Dieu non ! — mais qui viendra quand même ; amené par eux !

Car ces maladroits ne se contentent pas de créer, escouade par escouade, l’armée des mécontents ; de lui procurer des recrues ; d’augmenter, par chaque gaffe, chaque sottise, son formidable contingent. Des troupes sans chef ? Fi donc ! Le suicide ne serait pas complet.

Et ils le préparent aussi, le chef ; ils l’élèvent à la brochette, ils l’entraînent… par le dégoût, l’indignation, le mépris ! D’un pur et probe officier, hors toute ambition répréhensible, ils arriveraient à faire un factieux. L’idée qu’il n’avait pas, ils la lui donnent ; l’y accoutument, par l’obsession dont ils sont possédés ; l’y enhardissent, par l’aveu de leur effroi, donc, de leur faiblesse.

Et, première étape, devant leur affolement, l’insoucieux d’hier peut en arriver à se dire :

— Mais c’est donc si facile ?

Du doute à l’acte, le pas est vite franchi. Peut-être serait-il plus intelligent de ne point susciter de factieux ; afin de n’avoir pas à les combattre ! Car tout ceci est jeu dangereux. On sauve la République une fois, deux fois : la troisième fois, elle est dans le sac !

Qui l’y aura mise ? Eux, pousseront des cris de putois en détresse et diront que c’est Lui ! Lui les poussera à coups de botte dans les voitures cellulaires, sans prendre la peine de rétorquer l’argument.

Car ils finiront par l’avoir, leur César… ils s’y acharnent trop ! Et leur manière de traiter les généraux vainqueurs à l’étranger provoquera quelque victoire à l’intérieur dont on se passerait bien. C’est trop risible, ces bonshommes qui veulent jouer à la Convention, sans être des conventionnels, et demanderaient volontiers que la guillotine fût ajoutée aux fourgons des chefs d’armées.

À ce jeu-là, on gagne Dumouriez, d’abord — ensuite Bonaparte !

Oh ! ce 18 brumaire à l’horizon !…