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Notes d’une frondeuse/39

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H. Simonis Empis (p. 311-316).

CEUX DE LA FOULE

ÉDOUARD SOUDEY


Je le vois encore, Soudey le manifestant, Soudey l’anti-placeur, Soudey le boulangiste, avec sa toute petite taille, son visage rond, imberbe, coloré, piqueté de rousseur comme un abricot l’est de soleil. Mais il avait plutôt vécu à l’ombre, lui, le pauvre être, dans les sous-sols des cuisines ; dans le demi-jour des taudis : dans le clair-obscur des postes ou du Dépôt.

Et ses cheveux ternes, son anatomie défectueuse, ses prunelles déteintes, comme lavées, tout son triste individu, enfin, portait les marques de la dégénérescence imposée trop souvent aux parias de sa race par la détresse héréditaire, le manque de soins, les privations.

À l’âge d’homme, il rappelait ces malingreux petiots que peint si douloureusement le maître Pelez : suant le rachitisme, l’anémie ; semblables, dans leur blêmeur chaque jour accrue, aux insectes de la mine — tout blancs, parce qu’ils n’ont jamais vu la lumière.

Et une affreuse plaie de scrofule lui balafrait le cou, l’étranglait d’un collier de tumeurs !

Ah ! oui, pauvre être, qui s’est tué sans avoir connu jamais ni la santé ; ni la joie ; ni même la certitude, pour quelques jours, du pain quotidien ! Je ne le plains pas (il se repose !) mais j’ai l’âme poignée de songer à ce destin, auquel tant sont pareils !

Las, à bout de ressources et de courage, Édouard Soudey s’en est allé à la Seine : asile gratuit et toujours accueillant aux désespérés. Pour la première fois de sa vie, peut-être, il a trouvé bon lit, bon gîte, et le sommeil sans rêves ; pour la première fois, depuis sa petite enfance, il s’est senti bercé, dorloté, cajolé par le flot… emporté doucement vers le bon pays de toute miséricorde et de toute rédemption.

Et les journaux enregistrent, avec quelques commentaires défavorables, la mort de l’ « agitateur » Soudey, l’anarchiste, l’émeutier. D’aucuns ne disent pas, mais cela se devine : « Bon débarras ! »

Pour lui, oui ! Car je sais peu de calvaires aussi rudes, dans l’existence ouvrière, que celui que gravit ce malheureux ; si débile, si hanté de rêves d’affranchissement !

Comment eût-il pu demeurer neutre, alors qu’il fut élevé sous les coups ; grandit dans la crainte ; vécut dans l’éternelle malechance ? Et ce n’était ni un paresseux, ni un lâche — il ne boudait pas plus à la besogne, qu’à la révolte ! Comme on lui refusait l’une (il avait dirigé le mouvement contre les bureaux de placement, ces sangsues du travailleur !), il s’adonnait à l’autre. Mais je fus témoin de ses efforts pour arriver à la conquête d’un emploi ; et de ses désespoirs à n’y point réussir !

Enfant trouvé, placé par l’Assistance publique, ou orphelin si tôt qu’il n’avait gardé aucun souvenir des siens, il connut, pour toute parenté, le patronat ; gémit sous la trique ; fut nourri de croûtes, abreuvé d’eau claire… bourré de taloches ! Telle fut sa première éducation.

Plus tard, chétif, faiblot, il rencontra une gamine sans famille comme lui ; aussi maltraitée, aussi affamée, aussi bleuie de torgnoles, sous la tutelle bienveillante du maître. Et ces deux pâtiras unirent leur détresse, tombèrent, un soir de pleurs, aux bras l’un de l’autre.

Alors commença la vraie misère, le vrai supplice ! Ils tournèrent de ville en ville, frappant à toutes les portes, demandant de l’ouvrage. Partout, on les repoussait. Il faut des bras solides, à qui paie — et ils n’inspiraient pas confiance, l’air de mioches en rupture d’école, le teint en papier mâché.

Paris, aussi bien que la province, leur fut impitoyable. En ce temps, Soudey s’échinait à gagner quelques sous en trimardant, le soir, pour fournir aux exigences des placeurs… lesquels lui promettaient une bonne place ! Il leur passa des tas de quarante sous, gagnés, c’est bien le cas de le dire, à la sueur de son front ; en ouvrant des portières ; en passant des briques ; en déchargeant des légumes aux Halles. Et jamais, au grand jamais, la « bonne place » ne vint. On l’exploita, on le berna ; à la longue, il devint enragé !

C’était au moment où les ouvriers de l’Alimentation (vraiment plus à plaindre qu’on ne le suppose) s’insurgeaient contre les Shylocks de la traite des blancs. Et, ici, se place un épisode si drôle que, même en présence de la conclusion sinistre, je ne saurais l’évoquer sans sourire.

Les grévistes, ou pour mieux dire les chômeurs, opéraient vers la rue Saint-Honoré ; démolissant les enseignes ; décrochant les écussons ; envoyant faire lanlaire la comptabilité de MM. les intermédiaires. J’habitais, à ce moment-là, rue Montmartre, dans l’immeuble de la France.

Tout à coup, un brouhaha, des clameurs, l’écho d’une poursuite effrénée… Je me précipite au balcon, et dans le lointain, vers Saint-Eustache, j’aperçois, dévalant par ici, un être bizarre : une espèce de tortue galopant aussi vite qu’un lièvre, et suivie de toute une meute d’agents.

Ça gagne du terrain, ça se rapproche, ça rompt la piste par un brusque crochet dans un ruban de voitures — et je reconnais quoi ? Soudey, s’engouffrant dans la maison avec des cris d’Apache, et, sur le dos, une sorte de bouclier de croisé partant pour la Terre-Sainte.

Je comprends qu’il vient, je me précipite à la porte, j’ouvre… et Soudey s’abat littéralement sur une chaise, les yeux hors de la tête, essoufflé, haletant, ruisselant !

Je le laisse, je vais à la fenêtre pour inspecter les alentours ; j’écoute dans l’escalier. Rien, personne, la trace est perdue ! Alors je reviens vers mon bonhomme un peu épongé, un peu calmé. Mais avant que je lui aie adressé la parole :

— Citoyenne, c’est à l’effet de vous faire un petit cadeau, en souvenir de nous !

Et il me tend sa carapace : le tableau d’un bureau de placement très connu ! Il apportait cela comme un ex-voto, à celle qu’on avait baptisée Notre-Dame de Germinal.

Il ne fit pas long feu, l’ex-voto ! Mais il fit bon feu. Des pieds, des mains, moi et mon personnel nous nous associâmes ; et même on faillit, Dieu me pardonne, en incendier la Grande Imprimerie ! C’était d’un lent à brûler, ce bois peint !

Soudey était désolé. Il répétait :

— Quel dommage ! Moi qui croyais tant vous faire plaisir !

Je crois bien ! Et la police qui pouvait monter, trouver ce témoignage irrécusable de la présence de Soudey ; alors qu’en échange de sa « politesse », j’avais résolu, illico, de le soustraire aux poursuites, à l’arrestation !

Et ce fut fait. Je venais de louer l’appartement contigu, encore sans portes, sans papier, sans peintures, à l’état fruste ; mais où l’on n’avait pas encore mis les ouvriers.

Soudey s’y installa ; dans une pièce reculée, afin qu’on ne vît, ni de la rue, ni de la cour, la lumière révélant la présence d’un habitant. On lui dressa un lit de sangle ; avec des précautions de conspirateur, on passa une table, deux chaises, un chandelier, une cruche, une cuvette, de quoi écrire, et les douze volumes de Monte-Cristo !

Trois fois par jour, la cuisinière habillée de gris, couleur de muraille, et rasant ladite du palier, se glissait avec des vivres… On suspecta ses mœurs ; je reçus une lettre anonyme m’avertissant qu’elle avait des rendez-vous avec un typo et qu’elle le nourrissait à mes dépens !

Pendant ce temps, la police fouillait tous les garnis de Paris ; et la presse discutait gravement le lieu de refuge de l’ « agitateur ». Les uns tenaient pour Bruxelles, d’autres pour Londres ; quelques-uns allaient jusqu’à Barcelone.

Lui, à l’abri, lisant cela, se faisait une pinte de belle humeur ; car il était gai et vivant autant que brave, cet avorton endolori ! Les plaies de son cou s’étaient rouvertes, sous le poing des agents ; et je me le rappelle m’embrassant les mains avec fanatisme, après que je l’avais pansé — parce qu’une belle flamme de simplicité reconnaissante brûlait en ce paria, objet, pour beaucoup, de crainte ou de répulsion !

Après deux semaines (les seuls quinze jours heureux de sa vie, répéta-t-il souvent), tout étant calmé, il s’en alla. Et chaque année, depuis (voilà six ans passés), Soudey déposait à ma porte, pour l’anniversaire, deux sous de violettes ou de giroflées… le prix de son repas du soir !

Que la terre lui soit légère ! Où qu’il repose, cet enfant martyr, cet ouvrier sans ouvrage, cet incurable, ce déshérité, j’irai lui rendre ses fleurs !