Notes de voyages/Constantinople

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Louis Conard (tome IIp. 39-65).

CONSTANTINOPLE.[1]




Nous débarquons à l’embarcadère de Top-Hana, nous montons la petite rue de Péra. — Hôtel Justiniano.

Tour de Galata. — Escalier intérieur qui donne sur des planchers en bois ; en haut, café tenu par les guetteurs de nuit. Nous voyons là les piques qu’ils portent à la main, lorsqu’ils courent la nuit aux incendies. Circulant autour du parapet, il me semble que la tour remue par la base et s’incline par le sommet, comme un mât de navire sur lequel je serais posé : c’était sans doute le mouvement de la mer qui continuait en moi.

Promenade dans le bas quartier de Galata : rues noires, maisons sales, salles du rez-de-chaussée ; violon aigre qui fait danser la romaïque ; jeunes garçons en longs cheveux qui achètent des dragées à des marchands. — À la nuit tombante, promenade dans le cimetière de Péra : tombe d’une jeune fille française qui s’est empoisonnée pour ne pas épouser un homme que son père lui destinait, il l’avait même introduit dans sa chambre. Ces histoires d’empoisonnement par amour sont fréquentes à Smyrne, où l’on s’occupe beaucoup de galanteries. Stéphany nous dit que dans ce cimetière, le soir très tard ou le matin de très bonne heure, les p… turques viennent s’y faire b…, par les soldats particulièrement. Entre le cimetière et une caserne que l’on bâtit à gauche, vallon ; dans ce vallon, des moutons broutaient.

Le soir, nous allons voir la Lucia, représentée convenablement. — Oscar dans la loge de l’amant de la prima donna. — M. Constant et sa femme, en chapeau blanc ; à côté d’eux Aline Duval, en chapeau rose avec un voile noir.

Mercredi, nous avons passé le pont de Galata pour aller de l’autre côté, à Stamboul. Sur le pont, rencontré un Indien richement vêtu, de couleurs vertes et or ; il marche doucement sous un parapluie, quoiqu’il n’y ait guère de soleil, et porte un binocle en écaille ; il a habité trois ans la France.

Bazars : me semblent sans fin. — Ludovic. — Écrivains dans de petites boutiques, où nous faisons écrire le nom de Bouilhet. — Nous allons donner à manger aux pigeons de la mosquée de Bajazet (Baiezidiey), ils s’abattent de tous les côtés de la mosquée. — Bruit du grain qui tombe sur eux et les fait s’envoler un peu, quand on le leur jette. Un homme est là, près d’un coffre plein de grain, où il le puise avec une tasse.

Jeudi. — Été à Scutari. — Rue en pente et déserte, café à l’entrée du champ des morts, où nous attendons l’heure d’entrer chez les hurleurs.

Tekeh des derviches hurleurs. — Pièce carrée, balustrade tout autour. Sur la muraille du côté où est le Merab, instruments de supplice à l’usage des hurleurs : longues broches terminées par une espèce de palette recourbée et espèces de coins ronds terminés par des pointes ; de la partie supérieure du cône, chaînettes. Sur des planches tout autour sont rangés de grands tambours de basque, des cymbales et de petits tambourins. On a commencé par des prières. — Iman, vieillard grisonnant ; son fils, figure impassible, joues un peu bouffies, nez régulier, droit, un peu de petite vérole au bout, robe verte garnie de fourrure de renard, immobile dans sa pose à genoux. — La file s’est ébranlée : pas de costume particulier, il y avait dedans des soldats turcs, plusieurs vêtus à l’européenne. — Le chef d’orchestre, petit, noir, remuant tout et menant tout ; le chef des cérémonies, gros bonhomme en robe puce, ressemblait un peu à Soliman-Pacha. — Un vieux, rien qu’avec son takieh, assis par terre et chantant. — Jeune homme en pantalon, en petit turban, ressemble à Biery, s’est mis à la fin à pleurer à chaudes larmes.

Cela m’a semblé plus musical que ceux que nous avions vus au Caire, la voix de dessus dominant et passant à travers les hurlements. Un moment, ça a ressemblé au bruit du piston d’une machine à vapeur ; d’autres fois, en fermant les yeux, à deux ou trois lions en cage et rugissant. — Vers la fin de la cérémonie, malades venant se faire marcher sur l’endroit malade par l’iman ; aux petits enfants, il faisait seulement des passes avec la main et les insufflait.

Promenade dans le cimetière de Scutari. — Descendus par la grande rue. — Traversée en caïque, qui manque de sombrer à chaque lame ; nous en voyons flotter à l’eau un à qui cet accident vient d’arriver, plusieurs hommes qui le montaient se sont noyés. — Vue d’un milord doré qui appartient à Sa Hautesse, chevaux enharnachés d’argent lourd.

Vendredi 15. — Tourneurs de Galata, tekeh rond, galerie autour en bas et en haut, petites lampes et lustres de verre : ça a l’air bastringue. — Iman, vieillard en robe verte. — Procession à la file, 17 derviches, ils saluent le Merab après l’avoir passé et se saluent eux-mêmes. Bientôt la ronde commence. Cela n’est pas assez vanté : chacun a une extase particulière, vous pensez aux rondes des astres, au songe de Scipion, à je ne sais pas quoi ? Un jeune homme, les bras tout levés et la figure perdue de volupté ; un autre qui ressemblait à un archange, avec un air d’autorité ; un vieux, pointu, à barbe blanche ; un de teint blanc jaune (maladie de cœur ?), de même teinte morte que son bonnet de feutre. Nul étourdissement quand ils s’arrêtent. — Mouvement de leur robe qui tourne encore et les drape.

Samedi 16, visite au général Aupick, ambassadeur. — Reçu celle de M. Fauvel. — Accident arrivé à un de mes commensaux, M. de Noary, qui a laissé tomber à l’eau un sac contenant 80,000 piastres.

Dimanche 17. — Le matin Bezestain fermé aux trois quarts, les Grecs et les Arméniens et quantité de Turcs faisant dimanche. — Déjeuner dans un café avec du Rebab ; le froid nous y fait grelotter. — Le soir, dîner chez le Dr Fauvel. — MM. Danglars, Mangin, etc.

Lundi 18. — Partis le matin (après avoir attendu deux heures, à l’Hôtel d’Angleterre, avec M., Mme Constant et leur fils, le « petit femme grecque », MM. Portier, Pélissier qui trimbale ses bottes, et Mme Navie, grosse femme arménienne, plaquée de fard et qui fait l’œil jouisseur quand on passe devant elle), Hamelin (des Andelys), Hoffmann, docteur en droit, vêtu d’un tarbouch porté sur le derrière de la tête. Nous entrons dans le Vieux Sérail par la porte de Top-Kapou (= porte du canon), longue avenue plantée ; les arbres sont enguirlandés de vigne. Après avoir défait nos chaussures, nous montons dans les appartements, pièces ovales donnant sur le Bosphore. On voit naviguer à pleines voiles les vaisseaux. Aux murs, pilastres en plâtre, rideaux de mousseline ; housses en perse ou en calicot, ameublement et ornementation mesquine, qui jure avec la délicieuse forme architecturale des appartements et leur position. — Galerie longue, sur le mur de laquelle gravures modernes et un tableau de Gudin. — Salles de bain en marbre blanc, robinets de cuivre (!) ; c’est du reste ce qu’il y a de mieux, avec une pièce du rez-de-chaussée où il y a divan et vasque au milieu.

Les jardins, compris entre les différents corps de bâtiment du Vieux Sérail, sont taillés en petits jardinets rococo. Rien ne répond moins à l’idée du jardin oriental, mais rien ne répond mieux à celle qui nous est représentée dans les gravures anciennes, où l’on voit le sultan avec l’odalisque, existence resserrée, mesquine, fardée, sans grandeur ni volupté ; c’est enfantin et caduc, on y sent l’influence de je ne sais quel Versailles éloigné, apporté là sans doute par je ne sais quel ambassadeur en perruque, vers la fin de Louis XIV.

Les appartements sont de couleurs différentes, l’un blanc, l’autre noir, l’autre rose, etc. ; dessus de cheminées en cuivre taillé à jour. — Bibliothèque dans une autre cour en face. — Collège des Icoglans ; nous voyons plusieurs de ces jeunes drôles, dont la plupart serviront plus tard au sultan. — Manuscrits entassés dans une armoire. Par terre, on nous déroule une pancarte sur laquelle sont peints les portraits des sultans, affreux petits bonshommes en turban, et accroupis sur des divans.

Salle du trône : fenêtre grillée, appartement sombre. Le trône est un baldaquin destiné à renfermer un divan, admirable chose en argent doré, incrusté partout de diamants et de pierres précieuses, vrai luxe oriental s’il en fut ! La bordure du baldaquin, partie comprise entre l’arc et la corniche, est ornée et terminée par des sortes de petit arcs, terminés par des sortes de glands du plus gracieux effet du monde. — Cuisines, rien de curieux. — Arsenal dans l’ancienne église Sainte-Irène. — Belle salle d’armes en dôme, voûtée, avec nefs pleines de fusils en mauvais état ; au fond, à l’étage supérieur, armes anciennes et d’un prix inestimable, casques persans damasquinés, cottes de mailles, communes la plupart, grandes épées normandes à deux mains. — Sabre de Mahomet, droit, large et flexible comme une baleine, la garde recouverte d’une couverture en peau verte ; tout le monde l’a prise et brandie, moi seul excepté. — On nous montre aussi, sous verre, les clefs des villes prises par les sultans. — Vieilles espingoles à bois usé, noir, culotté, tromblons épatés, toute l’artillerie fantastique et lourde d’autrefois. — Machine-Fieschi.

Il y a aussi au Sérail un musée d’antiques : une statuette de comédien avec le masque ; quelques bustes, quelques pots, deux pierres avec figures et caractères égyptiens. — Nous sortons par la porte qui donne sur la place de Sainte-Sophie. — Déjeuner dans un café pendant que le reste de la société tâche de voir la Monnaie.

Sainte-Sophie, amalgame disgracieux de bâtiments, minarets lourds ; elle est repeinte en blanc et ceinte de place en place de bandes rouges. Nous entrons par une porte de la cour extérieure qui fait l’angle de la place et de la rue, à toit avancé, retroussé. À l’église même, porte de bronze latérale sur laquelle on reconnaît les marques d’une croix. Le vaisseau est d’une hauteur écrasante qui n’est surpassée que par celle du dôme couvert de mosaïque. De la galerie du premier étage, les lampes suspendues ont l’air de toucher à terre et l’on ne sait comment les hommes peuvent passer dessous. Ancienne porte murée sur le côté droit. Aux quatre coins du dôme, chérubins gigantesques. — Arcades romanes (voilà du byzantin !), feuilles de fougère. — Les dalles couvertes de nattes. — Deux drapeaux verts des deux côtés du Nimbar ; à l’entrée de la mosquée petites vasques à ablutions.

Achmet, à côté de la place de l’Hippodrome, entourée d’arbres, 6 minarets. Bien plus belle d’extérieur qu’à l’intérieur, piliers lourds, énormes, cannelés en bosse, toute blanche.

Orosmane. — On dirait Lazer, je n’ai pu la bien voir. Dans un coin, sous des arbres, sarcophage insignifiant que l’on prétend être celui de Constantin.

Barezed. — Pigeons. — Une négresse leur a apporté à manger de la part de sa maîtresse qui est malade. — Idem aux hurleurs. C’était un vase d’eau que l’on devait toucher et insuffler. Comme la mosquée était pleine de monde, nous n’avons pu la voir.

Solimanieh, charmante, toute couverte de tapis, vitraux persans au fond. Çà et là une école avec son maître, qui criait et expliquait tout haut, argumentant et se répondant à lui-même. — Disciples autour, hommes couchés sur le coude et qui étudiaient. — Coffres en dépôt dans un coin, ou plutôt sur tout le côté qui est en face du Merab. Comme existence musulmane calme et studieuse, c’est ce que j’ai encore vu de mieux avec Elazar du Caire ; mais ici c’est plus recueilli et plus tranquille.

Turbehs. — Sont des salons dans lesquels, sur des tapis, sont des tombeaux recouverts de cachemires magnifiques, surtout dans celui de Mahmoud, bande de mousseline sur lequel est écrit le Koran entier de sa main. (Le matin, au Seraï, dans une armoire, son admirable encrier.) Dans celui de Bajazet, on nous montre sa chemise, sa ceinture, que l’iman baise devant nous. — Turbans sur les tombeaux, avec des aigrettes. — L’appartement est toujours clair et propret, blanc et plein de lampes luisantes, inondé de jour. Autour du Sultan, sa famille, petites tombes d’enfants en grande quantité, draps de velours brodé d’or.

Turbeh de Soliman. — Allée d’arbres, plan de la Mecque, les hommes figurés par des petits clous, marchant deux à deux.

Mardi 19. — Le matin visite d’un tourneur, le beau jeune homme qui tourne avec une expression si navrante de volupté mystique. Il nous dit que tous, dans son ordre, boivent, quelques-uns s’en font mal ; il n’éprouve nullement de vision béate, mais seulement demande à Dieu la rémission de ses péchés ; le Diable ne peut entrer en eux quand ils tournent ainsi. L’apprentissage dure de vingt à quarante jours, ils s’exercent sur un disque posé sur un pivot. Selon lui, la corruption est maintenant à son maximum, autour de lui il ne voit que p..... : « Qu’est-ce que fait un Turc ? Il prend une femme, la b… trois jours ; puis il voit un jeune garçon, lui soulève son bonnet, le prend chez lui et quitte la femme, qui se fait … par le jeune garçon !!! » L’ordre des tourneurs me paraît très tolérant : la véritable Mekke, selon eux, est dans le cœur ; ils ne refusent aucune explication ni communication avec les giaours. Selon ce derviche, le nombre des pèlerins diminue sensiblement et les mosquées deviennent vides.

Le soir, nous avons été encore une fois les voir tourner ; même chose que la fois précédente. Ce n’est pas devant le Merab qu’ils saluent, mais devant la chaise de l’iman, et c’est eux-mêmes qu’ils saluent. Chacun part les bras croisés sur la poitrine, fait quelques tours, puis les détend. (Notre ami est capable de tourner les bras croisés six heures de suite.) Ils tournent sur le pied gauche, le droit envahissant par-dessus, la pointe du droit décrivant, pendant que le gauche tourne, un demi-cercle pour aller rejoindre celui-ci. Ces derviches sont mariés, quelques-uns exercent des métiers. Ils sont à peu près 300 en tout, dans l’Empire ottoman. — Bruit de leurs mains tombant toutes ensemble par terre lorsqu’ils s’agenouillent.

À 6 heures et demie du soir, dîner turc. Mme Constant à ma droite, en robe de soie, sentant le cold cream, charmante et mangeant très résolument avec ses doigts ; M. Constant s’empiffre gaiement et M. Portier silencieusement ; M. Kosielski à ma gauche. Après le dîner, Robert le Diable dans la loge de M. Constant ; à côté de son épouse, je hume son essence de mousseline et son linge blanc. Drôle de ville que celle-ci, où l’on sort des tourneurs pour aller à l’opéra ! les deux mondes sont encore à peu près mêlés, mais le nouveau l’emporte ; même dans Stamboul, le costume européen domine, pour les hommes seulement, il est vrai !

Mercredi. — Le matin, course au Bezestain, où nous achetons des bouquins, des pipes. Quoiqu’il soit ouvert, le Bezestain, en fait d’antiquités, me paraît assez maigre ; il y a beaucoup de gibernes dorées et de sabres modernes. Acheté des lanternes turques, dont les vendeurs sont auprès de la Sulimanieh. Dans la cour de la mosquée, dispute de femmes nègres et de cawas ; une surtout, grande, à la peau nubienne, les joues coupées longitudinalement de coups de couteau, criait en montrant ses dents blanches et gesticulait avec ses grandes manches. Manteau couleur tabac d’Espagne.

Jeudi. — Promenade autour des murailles de Constantinople, avec M. Kosielski qui nous rejoint sur le pont de Mahmoud ; nous prenons des chevaux au bout du pont. — Traversé le Phanar, grande arcade, sous laquelle on passe. — Maison à mâchicoulis.

Balata. — Quartier juif. — Le grand cimetière de Stamboul, immense ; on n’en finit plus ; infinité de tombes et de cyprès. Nos chevaux passent à travers et dessus. — Pelouse jonchée de tombeaux grecs, les Phanariotes sont là, les descendants des Comnène et des Paléologue. — Église Boulougli (des poissons) : des femmes embrassent à la porte un Saint Nicolas, la place de tous les baisers a sali en noir le panneau ; vendeurs de cierges en quantité. On nous montre une fontaine vers laquelle on descend par plusieurs marches et qui se trouve dans une petite chapelle souterraine ; l’eau est tellement claire que nous croyons d’abord qu’il n’y en a pas, c’est quand elle s’est ridée que nous nous en sommes aperçus. On nous conte la légende suivante : un marin, en mer, vint à mourir ; avant de mourir il fit promettre au capitaine de la barque de porter son corps à cette église et de lui en faire faire trois fois le tour. Le capitaine exécuta sa promesse, le mort ressuscita et resta dans le couvent. Le bruit de ce miracle vint jusqu’en Angleterre où quelqu’un, en doutant, se mit en route pour aller voir le ressuscité ; il le trouva qui faisait frire des poissons à côté de la fontaine, il ne voulut pas croire au miracle et dit : « Je ne croirai pas plus ce que vous me dites que je ne crois que ces poissons frits puissent re-nager ». Ce qui fut dit se fit, ils sautèrent de la poêle dans l’eau et se remirent à nager. En effet nous voyons circuler dans l’eau d’imperceptibles petits poissons.

Les murailles de Constantinople sont couvertes de lierres par places. — Trois enceintes. — Tours carrées avec des ronces, des arbustes, toute la prodigalité des ruines. Les murs de Constantinople ne sont pas assez vantés, c’est énorme ! Nous passons devant la Porte Dorée, murée, et le château des Sept-Tours, nous arrivons devant la mer agitée et qui rebondit. Au pied du mur, à notre gauche, boucherie en bois sur pilotis, odeur infecte se mêlant à celle des flots, grand vent, quantité de chiens qui rôdent par là ; des oiseaux de proie voltigent, poussent des cris, tournoient, s’abattent sur les flots. — Revenu à travers tout Stamboul : maisons en bois, coins avec de la verdure, moucharabiehs, fenêtres grillées partout ; la vie turque grouillante et tranquille. Ça me rappelle, comme à Smyrne, le moyen âge chez nous.

Aqueduc de Valens, haut, orné de lierres, traverse Stamboul en large ; les maisons sont là, en bas, écrasées par lui. Nous revenons au bout du pont de Mahmoud et nous allons chez le peintre persan, qui nous montre plusieurs couvertures de livres, des boîtes et des encriers. Khan persan : tapis de feutre sur lesquels ils sont assis, narguilehs en bois rouge sculptés ; intérieur sombre, plein de fumée, les Persans avec leur haut bonnet pointu et leur nez recourbé. Je ne retrouve pas la figure ronde, les yeux sortis et les énormes sourcils des images persanes. Tous leurs chevaux (sur les peintures) ont les jambes très minces, la croupe et le ventre énormes, le corps en cylindre. Nous retraversons le pont de Mahmoud et remontons par les quartiers brocs de Galata ; la nuit est presque venue, nous ne voyons aucun drôle sur les portes.

Vendredi 22. — Nous allons à bord de la petite goélette anglaise voir le sauvetage des écus de M. de Noary ; il nous donne à tâter son pouls, qui bat très fort pendant que l’on fait les préparatifs du sauvetage. — Casque de l’homme effrayant, ça a l’air d’une énorme bête marine fantastique, tenant le milieu entre l’ours et le phoque, surtout lorsqu’on l’a hissé hors de l’eau et qu’il se débattait entre le canot russe et la goélette.

Nous prenons un caïque à deux rameurs vêtus de chemises de soie (le premier en face de nous, suant à grosses gouttes, figure d’un officier d’armée d’Afrique), et nous remontons la Corne-d’Or. Après le pont de Mahmoud, flotte turque, vaisseaux désarmés, figures de lions et d’aigles à la proue. — Amirauté. — À gauche, Balata, casemate pour les canaux ; Eyub, mosquée enfoncée dans les bois, cimetière. La Corne-d’Or décrit une courbe : barrières dans l’eau ; le fleuve (réunion du Cydarès et du Barbéris) se rétrécit, prairies, kiosques de pachas, grandes herbes sur l’herbe, place de verdure où l’on descend, arbres à mi-côte ; avant eux cimetière juif, plus loin palais du Sultan. — Femmes dans des carrosses dorés, pâleur naturelle sous leur voile ou donnée plutôt par leur voile même (?) ; à travers leurs voiles, les bagues de leurs mains, les diamants de leur front. Comme leurs yeux brillent ! Quand on les regarde longtemps, cela n’excite pas, impressionne, elles finissent par avoir l’air de fantômes couchés là comme sur des divans ; le divan suit l’Oriental partout. Aux côtés des voitures arrêtées, musiciens qui jouent de différentes espèces de guitares aiguës et de flûte, accroupis par terre, Levantins à l’européenne : c’est un air vif et toujours le même. — Affreuses guimbardes soi-disant européennes. — Nous fumons un narguileh près d’une tente d’où s’exhale une violente odeur de raki.

C’est bien en ces lieux que l’on vivrait avec l’odalisque ravie. Cette foule de femmes voilées, muettes, avec leurs grands yeux qui vous regardent, tout ce monde inconnu, qui vous est si étranger, enfants et jeunes gens à cheval, courant au galop, vous donnent une tristesse rêveuse, empoignante ; nous revenons à Constantinople sans ouvrir la bouche, le brouillard descend sur les mâts, sur les minarets, sur la mer.

Descendus au bout du pont de Mahmoud, nous remontons par le petit champ des morts de Péra : une baraque en bois, noir, dedans ; poules qui picorent à l’entour ; autre maison au bout du champ des morts, drapée de feuillage.

Dîner mauvais chez Schefer. — Manuscrits persans et arabes : vignettes moyen âge, reliure peinte ressemblant à J. de Bruges ; manuscrit sur l’art militaire, bonshommes à cheval (auxquels quelque enfant a fait une barbe avec de l’encre) qui s’exercent à la lance au sabre, lances à feu, feu grégeois.

Samedi 23. — Resté toute la journée à l’hôtel, à écrire des lettres et à prendre des notes. — Bain à Péra : petit masseur à figure de cheval (Maurepas, Mme de Radepont, Mme Rampai), yeux noirs, vifs, impudents, places de cheveux chauves, cicatrices de teigne. — Le soir, au dîner, champagne bu à propos de la guerre déclarée par la Prusse à l’Autriche ; discussion littéraire avec M. Fortier, à propos de Chateaubriand et de Lamartine. — M. de Noary est comme une âme en peine dans l’hôtel. Son mot, hier, quand on a cru que le sac était retrouvé : « Eh bien, ils n’auront pas été longtemps à retrouver leur argent ».

Mercredi 27. — Course à Thérapia, visite au général Aupick. — Par les hauteurs, terrains plats, avec de légères ondulations, cela ressemble un peu à certaines landes de la Bretagne ; à gauche les plaines de Daoud-Pacha ; à droite le Bosphore ; bientôt, en face de nous, la mer Noire. Nous tournons à droite et descendons vers le Bosphore ; conacs en bois peints en gris, au bord de l’eau. — Le général en robe de chambre à collet et parements de velours ; M. de Saalgi, Édouard Delessert. — Promenade dans le jardin de l’ambassade. — Nous revenons par le même chemin, avec de grands temps de galop, à la nuit tombante. — Apostoli notre drogman.

Jeudi 28. — Re-visite au Sérail et aux mosquées. Dans le Vieux Sérail, revu avec plaisir la pièce du rez-de-chaussée avec ses jets d’eau ; entre les fenêtres et dans les enfoncements de la muraille, étagères pour mettre des pots de fleurs. — Aux alentours la salle du trône, le nain, costumé à l’européenne et quelques anciens eunuques blancs, figures de vieilles femmes ridées, proprement habillés, chaînes d’or sur leurs gilets, pantalons larges à l’européenne, à plis ; par-dessus des pelisses ; un à figure carrée, mâchoire large par le bas, jouant avec le nain du sultan. La vue d’un eunuque blanc fait une impression désagréable, nerveusement parlant, c’est un singulier produit, on ne peut détacher ses yeux de dessus eux, la vue des eunuques noirs ne m’a jamais causé rien de semblable. — La salle du trône, entourée de porcelaine bleue à partir du milieu, c’est comme une longue plinthe qui règne. — Dans l’arsenal, formidables timbales des janissaires, couvertes de peau ; ça ressemble à des cuves à lessive ; épées à deux mains, du temps des croisades ; piques terminées par une sorte de khandjiar à deux branches ; pointes de fers de flèches, à dards rentrants articulés. Quand on voulait retirer le trait de la blessure, les deux pointes rentrées s’écartaient d’elles-mêmes, il fallait tout déchirer. Je manie le sabre de Mahmoud, il me paraît horriblement lourd ; celui d’Eyub moins long, plus commode, d’une largeur effrayante, bien en main et terminé en glaive, mêmement recouvert d’une peau verte. Je vois une très belle cotte de maille, flexible et souple comme de la flanelle ; en effet, c’étaient les gilets de santé d’alors. — Dans Sainte-Sophie, je ne vois rien de nouveau, je reste longtemps à regarder les arcs, deux rangées ; beaucoup de fenêtres en haut, la plus grande partie de la lumière tombe d’en haut ; les chérubins sont sans tête, c’est une réunion d’ailes. Pour les ablutions, vases énormes de chaque côté en entrant, fermés comme d’énormes cruches, très ventrues. — Dans le turbeh d’Achmet et de Soliman, longue inscription en caractères blancs sur porcelaine bleue, qui court tout autour ; rien n’est propre et gai comme les turbehs. Dans la mosquée d’Achmet, Stéphany va parler à des gens qui écrivent, à droite en entrant, et lit quelques lettres de l’alphabet. Dans la Solimanieh, nous ne voyons pas de docteurs professant comme la première fois ; en revanche, des femmes qui font leurs prières et prosternations à la manière des hommes. — Nous retournons voir les derviches de Scutari, l’iman monte sur le corps d’enfants de 4 à 5 ans ; on passe, sous le souffle des derviches, des vêtements de malades. — Beauté pontificale du fils de l’iman, qui ne se fatigue pas. — Un derviche déguenillé, nu-tête, moins de férocité que la première fois ? — Le soir, dîner à l’Hôtel d’Angleterre, chez M. de Saulcy.

Vendredi 29. — Vu le Sultan à son entrée dans la mosquée de Fondoukli ; la place devant la mosquée encombrée de chevaux et d’officiers étranglés dans des redingotes. Il faut encore plusieurs générations pour qu’ils s’y habituent. Nous étions au bord de l’eau, à côté d’un mur en ruines. — Femmes ; on a voulu nous faire déloger pour que nous ne restions pas avec elles, elles sont venues de notre côté trouvant que la place était plus commode pour voir, les cawas n’ont pu les faire s’en aller de là. Le canon des forts a annoncé le Sultan. — Premier caïque, portant deux pachas à genoux, tournés vers le second où était Sa Hautesse ; caïques blancs bordés d’un ruban d’or, tendelet à l’arrière, rampe d’argent à celui du Sultan. — Il a l’air profondément ennuyé, petit jeune homme pâle, à barbe noire, nous a regardés fixement, tournant la tête à droite. — Manière particulière de ramer de ses caidjis : ils se lèvent et saluent, tout en ramant ; les boules du premier bras de levier de l’aviron m’ont paru moins grosses que celles des caïques ordinaires.

Danses des jeunes garçons dans un café de Galata. Dans une petite chambre, trois jeunes imbéciles, en habits grecs surchargés de broderies, se contorsionnent sans verve ; un seul, noir, commun, mais vigoureux et à très belle chevelure, dont les anneaux tombant me rappellent ceux des perruques Louis XIV : c’est, comme danse, un souvenir lointain des danses d’Égypte. En somme, ce fut pour nous une des plus affreuses journées de notre voyage.

Autre excursion à Galata, chez une vieille femme. Ameublement de quartiers maritimes, une caricature sur Louis-Philippe ; négresses dégoûtantes, en robe européenne noire, trouée ; une énorme, qui était au bain et qui arrive couverte de fourrures. Mais dans une chambre plus propre et mieux meublée était enfermée Rosa, fille de la maîtresse de la maison, blanche, châtaine, avec de la dentelle dans les cheveux, à l’espagnole, casaquin de soie noire qui lui serrait la taille. — Les rues de Galata sont profondes comme mœurs et couleur : lumière noire, ruelles sales, fenêtres donnant sur des arrière-cours d’où sort le son aigre d’une mandoline ou d’un violon ; çà et là, à la fenêtre ou sur le seuil de la porte, une sale mine de p....., habillée à l’européenne et coiffée à la grecque ; envahissement de la gravure polissonne des Héloïse et des Abeilard. L’émancipation de la femme en Orient entrerait-elle par le chic Faublas ? — Importance du ballet. — Dans cent ans le harem sera aboli en Orient, l’exemple des femmes européennes est contagieux, un de ces jours elles vont se mettre à lire des romans. Adieu la tranquillité turque ! tout craque de vétusté, partout.

Samedi 30, — Adieux à la bande Saulcy, à bord du Lloyd.

Dimanche 1er. — Visite chez Artim-bey, à Kouroutschermé. — Les maisons arméniennes peintes de couleur sombre, grises, noires, ou brun tabac ; intérieurs tristes quoique grands. On a je ne sais quelle contrainte sur les épaules. Artim nous reconduit jusqu’à la maison qu’il fait réparer : petite cour entourée de murs, serre au fond.

Lundi 2. — Visite chez Antonia. — Arméniennes ou plutôt Grecques. — « Piccolo, μεγαλω », peur de ma barbe, gestes enfantins en se cachant sous sa pelisse de fourrure. — La mienne, dents découvertes et nez écrasé par le bout, corsage noir, poitrine très belle couverte de s...... sur le sein et au cou. L’homme qui fait des s..... à une p..... va de pair avec celui qui écrit son nom avec un diamant sur les vitres d’auberge. — Lithographies de l’histoire d’Héloïse et d’Abeilard sur les murs.

Mardi 3. — Rencontré Fagnart dans la rue, en sortant de chez M. Cadalvene. Le soir, au théâtre, ballet du Triomphe de l’amour : Dieu Pan en culotte avec des bretelles, cancan effréné de ces dames, admiration naïve du public. — Le major X et le petit secrétaire de Kosielski. — Térésa, grosse, couverte de bagues. Pourquoi ses protestations de fidélité à son amant et son dégoût de l’argent m’ont-ils tellement révolté que je suis rentré chez moi avec la mort dans l’âme ?

Mercredi 4. — Sorti seul avec Stéphany, par les hauteurs de Péra, et passé devant le grand champ. Froid, vent. Nous tournons à gauche et nous descendons à travers champs, nous remontons et redescendons, landes, rien. Au fond, à gauche, Constantinople. Dans les gorges, à l’abri du vent, il fait chaud. Tout à coup nous nous trouvons aux Eaux douces d’Europe ; un berger bulgare faisait paître ses moutons sur la pelouse où viennent l’été les harabas chargés de femmes, il n’y avait personne, les feuilles jaunies des platanes tombaient à terre. — Douceur des jours d’hiver, quand le froid se repose. — Nous longeons quelque temps le bord de la petite rivière, puis Eyub, mosquée au milieu d’un cimetière planté comme un jardin, plusieurs tombes dorées. — Quartier du coin jaune, Sari-eivah ; interminable Balata, sale, noir honteux. Aussitôt qu’on entre dans le Phanar, la rue devient plus propre, maisons à mâchicoulis, aspect boutonné et sévère. Nous passons le pont de Mahmoud et rentrons par le petit champ.

Jeudi. — Promenade aux environs de Scutari. Nous montons la grande rue, nous passons au milieu du grand champ, des soldats allaient sous les cyprès et sur les tombes se livrer à l’amour avec une fille. — Beau jour d’hiver. Nous laissons aller nos chevaux dans la campagne ; çà et là un carré de terre labouré, deux ou trois tentes noires, à l’horizon le Gigant. — Un vallon vert ; au fond, un carrosse doré qui passe tout seul, un cimetière juif, tombes à plat. Nous retombons au bord du Bosphore.

Vendredi. — Avec Stéphany, aux Eaux douces d’Asie. — Le Sultan passe devant nous pour se rendre à Scutari. — Le vent vient de la mer Noire, beaucoup de navires, les voiles blanches toutes déployées. — À Orta-Reuil ou Arnaüt-Reuil, il y a un cimetière juste au bord de l’eau ; des pêcheurs étaient là avec leurs barques ; grands filets qui séchaient accrochés aux cyprès, tendus en long ; cela faisait draperie avec de grands plis, occasionnés par les câbles du filet ; le soleil derrière, ce qui faisait que les tombes et les arbres vus à travers les mailles, étaient comme à travers une gaze brune. Plus loin, d’autres filets étaient couchés sur les tombes ; les stèles, çà et là, les levaient en vagues. — Abordés aux Eaux douces : ancien kiosque du Sultan, pourri et qui tombe dans l’eau ; jolie petite fontaine carrée, soldats à un corps de garde. Que de corps de garde et de casernes à Constantinople ! Nous passons dans un champ où Stéphany demande la route à des femmes grecques qui jardinent, chemin boueux, pelouse entourée de montagnes, grands arbres au pied. — Café, Stéphany joue une espèce de partie de trictrac avec des dames jaunes et noires. — Nous revenons par le même chemin ; au pied de la fontaine un chien me caresse. — Revenus très vite à Constantinople. — À Top-Hana, rencontré une pipe qu’on ne veut pas me vendre. — Le soir, dîner à l’ambassade, chez le général Aupick.

Samedi. — Resté à l’hôtel toute la journée.

Dimanche 8. — Visite à Fagniart, qui demeure sur le petit champ des morts de Péra. Je descends le champ des morts et je m’enfonce au hasard dans le quartier de Saint-Dimitri : une longue rue où coule un ruisseau sur de la boue, un côté de la rue bordé par un mur de planches, marchands de tabacs, cafés grecs où l’on est enfermé en fumant des pipes, à la chaleur d’un mangal qui brûle ; sur un trottoir en terre, une vieille négresse qui demande l’aumône. Je monte par une rue très escarpée, campagne, herbe rase, grand vent, une caserne avec des casemates en corps de logis avancés. Je monte sur la hauteur et je vois Constantinople, qui me paraît démesuré mais sans me pouvoir rendre compte de la position où je suis. Je redescends une rue moitié à escaliers et moitié en pente, maisons peintes en noir, avancées sur la rue, dames endimanchées qui reviennent de vêpres ou vont faire des visites, moitié à l’européenne, moitié à la grecque. Je me perds dans les rues et parmi tout ce monde ; étourdissement de toutes ces figures qui passent devant moi, je m’en vais récitaillant des vers, je me retrouve au bas du petit champ, je le quitte et passe par-devant le pont de Mahmoud, tout le bas de Galata et Top-Hana ; rentré éreinté. — Reçu la visite de M. de Margabel, premier secrétaire de l’ambassade. — Le soir, soirée de l’ambassade, exhibition de messieurs et de dames de la localité.

Lundi 9. — Parti avec Stéphany, le matin à 8 heures, pour Belgrade. Landes nues, chemins pleins de boue, typhons. Nous laissons le chemin de Thérapia à droite. Au milieu de la boue, dans une montée, un carrosse embourbé, avec le pauvre petit cheval maigre qui suait et le conducteur à pied. — Descente, pelouse, un bouquet de platanes fort beaux, feuilles toutes jaunes. — Boviou-Kideneh au bord de l’eau, la petite rade pleine de navires avec leurs voiles blanches. Je fais quelques tours à pied sur le quai pour me réchauffer les pieds. — Déjeuner dans un hôtel, le second en arrivant près d’un ship chandler. — Nous remontons à cheval, belle route, prairie, arbre ; aqueduc de Belgrade : a l’air tout neuf et n’est beau que de loin… et de près, à cause de la vue qu’on a de là. — Bains de Mahmoud. — Course dans la forêt, beaucoup de chênes, aspect de forêt européenne ; j’arrive à une place où les arbres cessent, vue de la mer Noire qui est bleue ; nous redescendons la forêt.

Belgrade, petit village à mi-côte, devant une grande prairie plantée. Que cela doit être charmant en été, mon Dieu ! — Quelques maisons brûlées s’écroulent. — Stéphany prend un guide dans un café grec, il nous mène voir trois ou quatre réservoirs : ce sont de grands lacs, à sec maintenant et qui font prairie, compris entre des collines couvertes de bois. — À l’extrémité du réservoir, un mur énorme pour soutenir le poids des eaux, maçons grecs qui réparaient le dernier que nous avons vu. — Fondrières où nos chevaux enfoncent jusqu’au jarret. — Nous repassons sous l’aqueduc de Belgrade : de dessous l’arche et encadrées par elle, deux grandes pentes qui descendent en vallons à plans successifs ; au fond la mer, bleu ardoise ; les pentes rousses, couleur vin de Chypre foncé, tabac brun, avec des bouquets violets par places, comme seraient de grands massifs de bruyères ; c’est un paysage vigoureux et plein de largeur.

Bulgarie ?… Thrace… Nous rencontrons des Bulgares, les jambes entortillées de cordes. — Temps de galop à travers les flaques d’eau et la boue ; le soleil se couche et m’aveugle, le galop et le froid me font pleurer, le ciel fond bleu cru, nuages bruns et noirs, entassés à ma droite les uns par-dessus les autres, longues bandes d’or horizontales qui leur font bordure rectiligne. Mon cheval m’emporte, j’arrive au haut d’une montée et je le lâche, un chien lui fait peur, je suis obligé de le tourner contre un haut bord de la route pour l’arrêter, la nuit vient. Rentrée à Péra, toujours difficile et ennuyeuse, à cause de ce long pavé troué qui n’en finit. En passant devant la caserne qui est près le grand champ, gueulade du soir des soldats qui saluent le Sultan. La première fois que j’ai entendu cela, c’est à Jérusalem.

Mardi. — Resté à l’hôtel, visite de M. de Margabel dans l’après-midi. J’ai mal aux reins et aux cuisses des soubresauts et du galop de mon cheval d’hier.

Mercredi. — Resté à la maison, reçu la visite d’Artim-bey, qui vient avec un pappas de ses parents, plus libéral que lui et dont il contient les excentricités politiques.

Jeudi 12, anniversaire de ma naissance. — À 5 heures je pars, monte en caïque avec Kosielski, et son domestique avec Stéphany me suit dans un autre. La neige couvre les maisons de Scutari et de Constantinople, ça fait des petits dés blancs. Dans les villages, sentiers glissants, il a gelé par-dessus ; nos chevaux bronchent, nous allons d’abord au trot, puis au pas. Une fois arrivés aux Eaux douces d’Asie, nous prenons dans la montagne. — Longs mouvements de terrain, vagues blanches de terre, du vent, personne ; çà et là, sur la neige, pattes de gibier. — Nous arrivons devant une espèce de maison que l’on bâtit, sorte de khan et de ferme ; des ouvriers travaillent aux fenêtres, nous passons. Quelquefois la route, contournant en creux une colline, fait comme la moitié d’un grand cirque ; au galop là-dessus, le bruit des pieds des chevaux est amorti par la neige. — Ferme des Lazaristes. — Un peu plus loin nous nous perdons ; sur l’indication de bergers bulgares, plus ours qu’hommes, nous piquons dans la direction de la ferme polonaise, nous descendons une pente horriblement inclinée ; sans les broussailles nous glisserions comme une tuile : c’est tout ce que nous pouvons faire que de n’être pas écrasés par nos chevaux qui se laissent aller sur les pieds de derrière. — Petits cours d’eau sous des chênes rabougris couverts de neige, quelques bruyères, flaques d’eau gelées dans les fondrières, mais le plus souvent pelouse de neige. La lumière blanche et froide a l’air d’être factice, notre souroudji slave chante dans les intervalles du galop, Kosielski se rappelle la Pologne, et moi je pense à la Tartarie, au Thibet, aux grands voyages d’Asie. — Arrivés à la ferme vers 1 heure et demie : un chevreuil égorgé suspendu à la porte à un poteau, Polonais chauve, un jeune homme à cravate rouge et en blouse, du feu dans la cheminée de plâtre ; aux murs, lithographies dans le goût Devéria, représentant les Polonais en Angleterre, scène de cottage, départ des Polonais pour la Sibérie, etc. — Silence de la ferme entourée de neige. — Me chauffant à cette cheminée, il m’est revenu en mémoire le souvenir de jours d’hiver où j’allais avec mon père chez des malades à la campagne. — Nous mangeons un morceau de viande et des pommes de terre.

À 3 heures repartis, on accroche à grand’peine le chevreuil au cheval du souroudji. — En revenant, la route descend presque toujours. — Grand trot soutenu, relevé de temps de galop ; je tiens la tête de mon cheval au bout de mon bras, nous passons comme des fous la prairie des Eaux douces. À Randilih, pas de caïque ! nous reprenons le pavé. Trot rapide ; Kosielski lance son cheval sur les chiens, qu’il fait hurler à coups de fouet ; nous traversons les villages, nous tournons les rues, la course ne se ralentit pas, au contraire. Passivité du domestique de Kosielski qui me suit immédiatement. — Le soleil se couche rouge, la nuit tombe quand nous rentrons dans Scutari ; nous sommes gris de boue, à la figure et sur nos habits nous en avons des étoiles, nos chevaux sont noirs. Nous passons le Bosphore agité, il faut se bien tenir. Je m’estime heureux de ne m’être pas noyé en caïque, pendant que j’étais à Constantinople. — Clair de lune sur les flots. — Nous rentrons vers 6 heures du soir.

Vendredi. — Adieux à MM. Fauvel, Cadalvène, etc. — Oscar, Marinitch et Fagniart dînent avec nous. — La veille et l’avant-veille, visite chez Mme Fenez, maigre, yeux noirs, ressemble un peu à Heinefelter.

Samedi. — Fait les paquets, dîner à l’ambassade.

Dimanche. — Adieux à tout le monde. De Noary est revenu. — M. Martin, architecte, et son compagnon Suédois. — Kosielski et M. Hamelin nous reconduisent à bord du vapeur.

Adieux à Kosielski et de lui. Quand nous reverrons-nous ? Nous reverrons-nous ? et qu’est-ce qui se passera d’ici-là ?

M. Javal, Blanche Delalande.

Lundi, beau temps.

Mardi matin, débarqué à Smyrne, visite à MM. Racord, Camescasse, Pichon.

Mercredi, gros temps le matin. Vers midi, doublé le promontoire Sunium. — Colonnade à colonne. — La côte grise, violette, sèche, sans arbres ni végétation, du rocher seulement (la veille au soir passé devant Chio, les terrains étaient noirs et les montagnes couvertes de nuages). — L’Acropole d’Athènes seule brillait en blanc au soleil, Égine à gauche, Salamine en face, Pausilippe derrière l’Acropole. — La frégate la Pandore et le brick le Mercure pavoisés pour la fête de Saint-Nicolas. — Shakos de cérémonie des marins russes. — Joie de me trouver à Athènes. — En Grèce !… Mais j’y dois rester trop peu de temps.

Ah ! comme j’étais triste, l’autre jour dimanche, en passant dans la cour de la mosquée de Top-Hana ! Adieu, mosquées ! adieu, femmes voilées ! adieu, bons Turcs dans les cafés !…

Au Pirée, jeudi, 19 décembre.


  1. Voir Correspondance, II, p. 5 et suivantes.