Notes de voyages/Asie Mineure

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Louis Conard (tome IIp. 3-35).

ASIE MINEURE.

SMYRNE.
DE SMYRNE À CONSTANTINOPLE PAR LES DARDANELLES.


De Rhodes à Marmorisse. — Lundi 14 octobre 1850, embarqués de Rhodes pour Marmorisse, dans un bateau dont l’avant et l’arrière sont seuls pontés. Au milieu, paniers et pierres du lest. — Notre raïs : yeux bleus, brèche-dent, tête carrée, air franc ; un de ses hommes : veste de drap brodée aux manches ; foulard sur son tarbouch, bras retroussés, air barbare ; vilain mousse : grosse tête de Tartare, petits yeux sales ; un passager : vieux à traits réguliers et à barbe blanche.

Nous avons dormi sous l’arrière presque tout le temps de la traversée. L’entrée du golfe de Marmorisse me rappelle le lac de Côme : succession inégale de rochers, de hauteur moyenne, les uns derrière les autres, et de tons bleu foncé. La mer est très calme, nous sommes trois heures à passer le goulet. À Marmorisse ça s’élargit un peu. La ville est tout au bord de l’eau, la lune se lève comme nous y arrivons ; en qualité de ville militaire, à cause de sa petite forteresse, on ne peut entrer à Marmorisse après le coucher du soleil ; nous passons la nuit à bord, moi sous l’arrière.

Marmorisse. — Mardi 15, visite à Méhémet-Dar, gros bonhomme, grand, replet, nez aquilin, barbe du samedi. Nous avons pour lui une lettre du pacha de Rhodes. Nous le trouvons assis sur une estrade donnant sur le fond du golfe. Il est tranquille comme un lac et tout entouré de montagnes boisées. — Latrines publiques sur la berge avec un courant d’eau. — Pendant que nous sommes chez Méhémet-Dar, visite du nazir de la Douane, à qui son fils, habitant de Rhodes, vient d’envoyer une barrique d’eau-de-vie. C’est chez lui, près d’une grande cheminée et sur un tapis de feutre, que nous nous habillons et déjeunons avant de partir.

La route commence par monter et descendre entre des sapins, à peu près comme à Rhodes. — Grande plaine entre des montagnes. — Quelques chameaux, mais le chameau, là, n’est plus dans son pays, il m’y plaît moins. — Une rivière entourée d’arbres, qui retombe en s’élargissant dans les bouquets. — Beaucoup de vigne sauvage, elle dévore les autres arbres et leur fait des couvertures de sa verdure ; quelquefois elle s’étend sur un arbre mort qui ne sert plus qu’à la supporter ; d’autres fois cette verdure suit à la file tous les arbres et compose ainsi, avec eux, des haies consécutives démesurées.

Halte : un moulin, un gourbi ; des nègres font marcher nos chevaux en sueur. Nous repartons à 2 heures et demie, montée, descente ; à notre gauche, ruisseau, une plaine ; au bout, à gauche, elle s’ouvre, une grande ligne blanche, c’est la mer. Nous marchons sur les restes d’une ancienne petite voie. — Trois ponts. — Les bouquets d’arbres entremêlés de broussailles vous fouettent la figure en passant ; au bout de la voie, au pied de la montagne, quelques bâtisses.

Iovada. — Un grand khan en bois, qui, de loin, avec son toit en planches, a des tournures de chalet. Avant d’y arriver, tout près de lui, une citerne ronde comme le dôme d’un santon ; nous n’y trouvons personne, tout est désert, nous ne voyons que des négresses. Stéphany nous installe dans une chambre vide. — Estrade aux deux bouts de la galerie. — Derrière le khan, du côté de la mer, un grand arbre. — Dans la cuisine, Stéphany se fait aider un peu par deux négresses, toutes affreuses, l’une brèche-dent avec un petit garçon très gentil qui a peur de moi ; dans la cour, grands bâtiments bas à un seul étage, pour les chameaux et les chevaux. C’est bien là la halte des longs voyages, le lieu où l’on arrive en pelisse avec des marchandises lointaines. Le soir, avant de dîner, nous avons, à la porte, regardé la vue et fumé sur une des estrades de la galerie côté Nord, celle qui regarde la montagne ; un nègre nous a fait signe de ne pas trop nous avancer au bord, que le bois était pourri.

Mercredi 16. — Moins belle journée qu’hier. Partis à 7 heures du matin (levés à 6 heures), il était trop tard pour aller, comme on nous l’avait proposé, chasser les sangliers, dont il y a grand nombre dans les environs du lac de Cos ; nous ne nous sommes pas levés à 4 heures du matin, comme il l’eût fallu. Pour gravir la montagne, il faut monter l’ancienne voie à escaliers. Au bout de deux heures environ, à peu près en haut, gourbi où nous haltons. Nous mangeons un morceau de pain, quelques figues enfilées très serré à de petits roseaux disposés triangulairement, nous prenons une tasse de café, nous repartons. Le cafetier était un vieux Turc, assez nul ; une petite fille, grosse, pataude, fort laide, à qui Stéphany fait des mamours ; il nous dit avoir laissé un fils en Perse, qui doit avoir six ans maintenant et qui s’appelle Napoléon.

Ce ne sont plus, comme hier, de grands arbres et de larges feuillages, mais un makis clairsemé. Le temps est tout à fait européen, nuages toute la journée. Nous descendons une montagne. — Plaine, nous nous y perdons. — Restes de l’ancienne voie, la même qu’hier. — Un Turc qui voyage à pied et porte à son tarbouch une grande fleur jaune nous avertit de notre erreur ; nous filons un temps de galop à travers champs, dans de la terre grasse, vers une maison, au bas de la montagne, sur notre gauche, pour savoir notre route. Un homme sort de cette maison, met son manteau sur ses épaules et marche devant nous ; nous remontons et descendons. — Une plaine ; au bout de la plaine, au pied d’un mont, Moglah.

Moglah. — Toits en tuiles, longues varangues, les maisons saillissent entre la verdure clairsemée, aspect froid et suisse ; du village s’élèvent deux minarets. Les montagnes sont moins boisées ; au sommet, la couleur grise de la roche paraît. En descendant la seconde montagne pour venir ici, nous avons longtemps marché entre des petits rochers de couleur bleu clair, comme serait de l’eau de lessive très délayée. Dans la campagne, à un endroit qui semblait très désert, nous avons rencontré quelques tombes très couvertes de verdure. Hier, même rencontre, mais elles étaient couvertes d’épines. Avant d’entrer à Moglah, il y a un grand cimetière, le neuf et l’ancien ; des branches d’arbres arrachées sont posées sur les tombes, tout comme chez nous le buis bénit ; au lieu de croix ce sont seulement des turbans. — Il y aurait de belles choses à dire sur cette coutume universelle de répandre de la verdure sur les tombeaux. D’où vient-elle ?

Le Moglah est désert et surtout à cause du Courbbaïram ; beaucoup de portes ont des cadenas, les belles et grandes portes neuves ne sont pas rares. — Conac du gouverneur. — Visite au lieutenant du gouverneur ou chef des cawas, nous causons avec lui de la route à suivre.

Nous sommes logés chez des Grecs : chambre à estrade, découverte, cheminée aux deux bouts ; nous couchons vers celle de gauche en entrant, Stéphany établit la cuisine vers celle de droite. La maîtresse de la maison est une grosse femme à teton pendant, à gros ventre et à visage ouvert. Petite fille de 11 à 12 ans, cheveux rouges, portant un enfant sur son dos, et filant son fuseau à la porte quand nous sommes arrivés. On égorge pour nous un poulet, qui se débat longtemps dans la cour, quoique la tête soit séparée des vertèbres. Stéphany, assis à la turque, avec son pantalon bleu persan, en chemise, nu-tête, au milieu de la famille, rangée en cercle, débite des histoires : on boit ses paroles : « Tous ces gens-là, savez-vous bien (avec le geste de l’index au front), je les ferais devenir fous si je restais ici. » Nous attendons le moucre qui doit nous conduire à Milassa.

Jeudi 17. — Quitté Moglah à 11 heures du matin. — Encombrement de chevaux dans la cour ; mine brigande des zeibeks, la manière dont ils mettent leur ceinture qui leur serre les fesses les force à marcher des hanches ; nous disons adieu à toute la maisonnée.

Presque toujours nous suivons une grande plaine, il n’y a qu’aux approches de Ekiissar que l’on monte un peu. La plaine est comme dans un parc, çà et là semée d’arbres espacés ; ce sont presque tous sapins ou chênes nains. La montagne de gauche, dont nous longeons le pied, est beaucoup plus boisée et plus belle que celle qui est à notre droite. Les montagnes ont la forme de grandes vagues, celles du fond sont bleu foncé ; le ciel est égayé de petits nuages blancs.

De temps à autre un gourbi, ordinairement ombragé d’un grand arbre. — Un grand platane évidé, séparé en deux à sa base et qui a l’air de s’appuyer sur deux pieds.

Au premier café où nous haltons, deux hommes se reposent ; l’un est vêtu à peu près comme un soldat turc (uniforme actuel), il vient de Smyrne, il a mis cinq jours, il y en a deux qu’il est parti de Gusel-Issar. Au second café, personne, tout est vide ; place de pelouse très verte et charmante, quelques tombes. C’est à gauche de la route que le terrain a un léger mouvement qui monte.

De temps à autre nous retrouvons la voie, comme les jours précédents, mais elle est plus effondrée et plus ruinée.

Nous avons pour escorte un nègre, dont le large gland de son tarbouch éparpillé est retenu par les rouleaux de son turban. Quand nous entrons dans Ekiissar, nous le trouvons au café.

Ekiissar. — Les maisons du village ont des clôtures faites avec les ruines antiques, colonnes rondes, colonnes cannelées. Les maisons sont bâties en pierres sèches, avec des cheminées carrées en pierres sèches ; le ton général est assez celui des vallées des Pyrénées. Ces habitations sont enfouies dans la vigoureuse verdure des grands arbres, les troncs des ceps de vigne enlacent les arbres comme des serpents, ceux qui sont desséchés ont l’air de serpents raidis dans la mort. D’autres fois et plus souvent, c’est l’arbre qui est mort et la vigne verte qui dévore son squelette ; cela fait des guirlandes, des nœuds, des pendentifs, des culs-de-lampe.

Sérail du gouverneur. — La maison est au fond ; des Turcs, brodés d’or, sont sur l’escalier et sous la large varangue devant la maison ; un fin gazon vert s’étend sur la cour, où le nègre promène son cheval en sueur. À gauche dans la cour, en entrant, ruines en pierres énormes, un grand arbre ; derrière la maison, ce sont des arbres partout ; montagnes au fond. Au bout de la varangue est une tonnelle couverte de vignes et de raisins ; le feuillage, de chaque côté, est en masse oblique, ça fait comme les deux rideaux d’une alcôve.

Tour dans le village avant le dîner. — Ruines à profusion : une porte encore debout, avec une frise en astragale d’un assez joli goût ; ailleurs on a converti en linteaux de porte deux morceaux d’une frise en rinceaux très belle ; colonne corinthienne, debout ; profusion d’inscriptions grecques partout (elles ont été toutes relevées par M. Lebas). — Vestiges réguliers d’un ancien théâtre, disparaissant sous les arbustes : c’est en dehors du village, au pied de la montagne. — Dans la cour de la colonne corinthienne qui est demeurée debout, il y a un grenadier avec toutes ses grenades et une vigne qui est montée sur un arbre mort, crochu : c’est comme un bras qui étendrait l’ample manche qui le recouvre.

Au coucher du soleil, les nuages sont accumulés sur les montagnes, comme seraient d’autres montagnes, ils en ont la forme ; dans l’Ouest, les nuages sont au contraire longitudinaux et incendiés.

Un chien noir suit Stéphany et le caresse.

Nous dînons dans le pavillon de verdure avec notre vieux Turc à barbe blanche ; une lanterne, accrochée dans un coin, éclaire à peine. — Effet d’un de ses zeibeks armé, encadré par le feuillage à la porte. — Le soir, à la lueur d’un machallah porté par un Grec, on nous montre, dans la cour du harem du gouverneur (grande maison carrée), une petite vasque carrée ornée de guirlandes attachées à des têtes d’hommes, d’un goût lourd et très décadent.

Nous couchons dans une chambre, près d’une cheminée dont le dessus est percé de quantités de petits trous carrés et où brûle à peine un feu de sapin. J’entends la voix de Stéphany qui blague avec les gardes. Nuit pleine de puces. À 3 heures, les gardes dans la salle à côté (ils dorment avec leur silaklik tout garni de pistolets) se réveillent et font du feu ; de temps à autre j’y vais. — Nègres tout armés et couchés par terre auprès du feu, enveloppés dans des couvertures. — Le matin, à 5 heures, la pluie tombe.

Vendredi 18, partis à 7 heures du matin. Tout le temps de la route sous des pins ; à gauche, un ravin que l’on passe et repasse cent fois ; des veaux tranquillement paissaient dans un cimetière planté de chênes ; ailleurs une tombe d’où s’élèvent trois bâtons qui supportent une guenille rose, laquelle pend par son poids et fait guirlande. Je ne saurais dire combien cela m’a frappé, j’en retrouve une tentative d’esquisse sur mon calepin.

Déjeuner dans un café où sont arrêtés plusieurs Turcs.

Descente qui domine la plaine, entourée de montagnes, au fond de laquelle est Milassa ; à gauche, ravin profond, rochers de forme quadrilatérale entassés les uns sur les autres.

Le chemin que nous avons fait aujourd’hui a par moments des allures forêt de Fontainebleau (sauf les sapins toutefois) ; nos chevaux marchent sur un sol doux, capitonné par les petites branches rousses des sapins tombées. Quand nous sommes près d’arriver à Milassa, le ciel, à notre droite, est couvert de nuages, et la pluie, telle qu’un grand rideau gris bleu entre les gorges, tombe sur les montagnes que nous venons de quitter ; l’autre côté du ciel est assez pur, bleu avec quelques nuages blancs. Il y a du vent, la pluie semble imminente, Sassetti met son manteau, Maxime son paletot, je les imite.

Milassa. — Rues assez longues, eau croupissante au milieu, la boue remuée par les pieds de nos chevaux est infecte. On nous fait attendre dix minutes au conac.

Nous allons loger chez M. Eugène de Salmont, médecin français, de Marseille. Il vient de quitter Samos et porte un grand fez à la grecque, avec un large col de chemise rabattu sur sa redingote verte.

Promenade tout le long de l’aqueduc. Les piliers des arcades sont seuls restés, ça fait des piliers carrés se suivant régulièrement dans la campagne, au milieu des arbrisseaux et de la verdure. Ton gris des pierres. En certaines parties la construction est faite avec des pierres rapportées et qui avaient servi à d’autres architectures ; au bout de l’aqueduc, quelques arcs sont encore intacts et même avec la pile supérieure. La campagne et les montagnes bleues vont se renforçant de ton à mesure qu’elles s’éloignent, vues par le cadre des arcs gris. Sur quelques-uns des arcs en ruines, grands nids de cigognes délaissés.

Visite au second du gouverneur. Nous voyons passer sa fille près de nous avec des piastres sur sa tête. — Une pastèque sur une planche est atteinte par M. Salmont. — Inscriptions grecques très nombreuses.

Au bout du pays, tombeaux à colonnes, édifice de marbre carré posé sur maçonnerie. La première partie est une muraille de huit pieds de haut ; là-dessus sont des colonnes doubles ; aux coins, ce sont des piliers carrés, toutes les autres colonnes sont rondes, doubles. La partie inférieure, où était le corps (?), est une petite salle à piliers carrés, sans ornement, et pleine de toutes les m… du pays.

Le soir, chez le docteur, visite d’un compatriote, levantin de Smyrne, figure et mains de charbonnier, affreuse canaille. Notre hôte me fait l’effet d’en être une autre, il nous débite d’affreuses blagues. — Son portrait par lui-même ! Celui de la reine de Grèce lithographié, signé Salmont au crayon.

Samedi 19. — Le docteur nous accompagne jusqu’au pied de la montagne. Toute la journée s’est passée à monter, puis à descendre la montagne qui sépare la vallée de Milassa de celle où nous sommes maintenant. Près du sommet de la montagne, colonnes disposées en rond (restes d’un temple de Vesta ?). Près de là, un grand morceau de mur en pierres ajustées les unes sur les autres, ouvrage romain. — Déjeuner près d’un ruisseau à eau jaunâtre, stationnant dans les creux de rochers. — Au haut de la montagne, à un tournant de la route, vue magnifique : toute la vallée, les montagnes boisées à droite et à gauche, se succédant en forme d’accents circonflexes élargis les uns derrière les autres et passant par tous les tons du bleu ; le plus foncé est au fond, tandis que les premiers plans sont verts.

Nous descendons pendant près de cinq heures, par des chemins fantastiquement mauvais, Stéphany déclare qu’il n’en a jamais vu de pareils ; cependant il n’y a ni précipice ni ravin. De temps à autre une fontaine couverte en pierres sèches, un tronc d’arbre creusé et plein d’eau. Moins d’arbres brûlés que sur l’autre versant de la montagne. Dans la montagne, couverte de sapins partout, nous rencontrons une jument et son poulain paissant tout seuls. Avant d’arriver à Karpouzelou, petit cimetière à droite, avec des chiffons suspendus sur les tombes.

Karpouzelou. — Café, gourbi. Nous couchons à vingt pas de là, dans une petite maison où l’on monte par un escalier en bois. Dormi sur la terrasse, nuit froide et étoilée, clair de lune tout le temps.

Dimanche 20. — Toute la journée nous avons été à plat, sans descendre ni monter, la route suivant la plaine entre les montagnes ; pendant les quatre premières heures, c’est encore assez boisé.

Café où il n’y a personne ; seulement un zeibek assis devant, sous un arbre, garde les animaux qui paissent parmi les broussailles tout alentour. Après le café, on passe trois fois la même rivière, plus large chaque fois : elle s’appelle Kina tchaï (la rivière de la Chine). Les montagnes deviennent de moins en moins boisées, celle de droite surtout est complètement grise et marquée de taches blanchâtres ; à gauche, de l’autre côté du fleuve qui est vert pâle, la montagne est mamelonnée en petits dômes.

Arbrisseaux maigres. — Au premier plan, des herbes longues (chardons ?), rousses et espacées les unes des autres ; des chameaux nus passent et se rendent vers le fleuve ; ils sont forts et couleur tabac d’Espagne. Le vent est âpre, il fait du soleil, ciel bleu et froid. Le soleil passe dans les poils roux de la bosse d’un jeune chameau qui lève le nez dans les herbes. — Autre, petit et bossu, de figure ressemblant à Amédée Mignot en costume d’agréé au tribunal de commerce.

Un peu plus loin, le fleuve est très large ; îlots de sable sur lesquels, de place en place, sont des lauriers-roses, mais rares. — Au premier plan, touffe d’arbrisseaux. — Paysage sauvage et à mauvais coups. — Sur la montagne pelée, groupe de cinq à six maisons en pierres sèches, les arbustes se tassent, c’est presque un petit makis. On tourne brusquement à droite, contournant le pied de la montagne et l’on arrive au fleuve que l’on passe en bac. Le bateau se conduit avec une corde faite de ceps de vigne rattachés avec des ficelles. Au pied de la montagne d’en face, un peu sur la gauche, Haïdin (Gusel-Issar), avec les minarets blancs de ses mosquées. De là à la ville on marche dans une plaine ; la route, bientôt, va entre des espèces de hauts bords, nous rencontrons des chariots à roues pleines, au lieu de ridelles ce sont de hautes claires-voies en osier, c’est conduit par un timon et deux bœufs.

Gusel-Issar. — Nous traversons la ville et logeons à l’autre bout, au Seraï, très grand, dans une pièce spacieuse. Divans larges.

Achats de provisions de voyage dans la ville. Elle est en pente, grands auvents au-dessus des boutiques. On voit qu’on est dans un pays froid : feutres, gros vêtements de drap, jambarts en laine. — Aspect un peu tartare. Quoique le pays, comme nature, ressemble bien plus à l’Europe qu’à la Syrie par exemple, ça paraît plus asiatique, plus reculé, plus lointain. — Un beau platane dans une rue, près de la boutique où nous avons acheté des feutres pour nos chevaux. — Chez les marchands de tabac, le tabac est dans de grands bocaux de verre, comme il y en a chez les confiseurs pour mettre les dragées. — On vend de la glace ; marchands de gâteaux au miel et de calvas (sorte de gélatine élastique au miel). — Notre hôte Hadji Osman Effendi, homme de hautes façons. — Petit pavillon où il se retire pour boire ; derrière, vue sur les montagnes. Nous y parlons de Crésus et des collections de Paris.

Lundi 21. — Partis le matin, à 6 heures moins un quart, et traversé, comme hier pour entrer dans la ville, un long faubourg. — Caravane immense de chameaux partant pour Smyrne, ils nous encombrent la route, nous passons à côté. Ils sont roux, poilus. Le dernier a sur l’épaule une énorme cloche, sorte de fragment de tuyau de poêle qui fait un grand bruit. — Chariot à roues pleines, traîné par deux buffles à jambes épatées, écartées ; toute une famille est dedans pêle-mêle, les femmes voilées.

À 9 heures du matin, déjeuner à un gourbi de zeibeks.

Toute la journée, pendant près de huit heures, nous allons tantôt entre des bosquets d’arbustes, tantôt sur une lande garnie d’une herbe rare. Le sentier tourne dans des verdures. Ruisseaux passés à gué, du reste il y en a moins qu’hier ; le pays aussi est plus boisé, plus riant. Toutes les heures nous rencontrons un gourbi avec un grand arbre et une fontaine ; la route est plus peuplée de voyageurs que les jours suivants. Nous avons deux hommes d’escorte, donnés par le gouverneur de Gusel-lssar, et deux moucres qui vont au trot, montés sur leurs bêtes ; la route tourne en suivant le cours d’eau que nous avons à notre gauche, coulant en bas, entre des verdures très vertes, jeunes et hautes.

À 1 heure un quart, halte sous un gourbi au pied d’une montagne ; les zeibeks, là, sont effroyablement armés. Nous prenons le café, servis par un petit homme gris et maigre et qui ressemblerait à une femme, sans ses moustaches. Il passe une femme à cheval, à califourchon, toute voilée de blanc de la tête aux pieds.

Montée ; nous retrouvons la voie antique qui nous suit jusqu’à Éphèse. — Descente : à gauche, torrent encombré de chênes, de frênes, etc., le torrent tombe en petites cascades ; paysage de romans de chevaliers, il y a là quelque chose de vigoureux et de calme. Je pense à Homère, il me semble que l’eau dans son murmure roule des vers grecs perdus. Je suis en avant de tout le monde ; je passe au milieu d’un troupeau de chèvres : elles sont rousses et noires avec des taches blanches, elles ont des yeux jaunes, pêle-mêle, au hasard, perchées sur des pointes de rocher entre les arbres, une surtout, qui baissait la tête, en bas, regardait l’eau et semblait l’écouter. Il faisait du vent dans les feuilles, au-dessus de moi le ciel bleu pâle. La route ici est très resserrée entre les flancs des deux montagnes.

Un aqueduc de marbre, tout gris maintenant, va d’une montagne à l’autre ; il a deux rangées d’arcades, grêle d’ailleurs ; une inscription le déclare dédié à César Auguste.

Plaine d’Éphèse. — Ah ! c’est beau ! orientalement et antiquement splendide ! ça rappelle les luxes perdus, les manteaux de pourpre brodés d’or. Érostrate ! comme il a dû jouir ! La Diane d’Éphèse !… À ma gauche, des mamelons de montagne ont des formes de teton poire. Suivant toujours le sentier, nous traversons un petit bois d’arbustes (ligaria, en grec) et nous arrivons à Éphèse.

Iasoulouk (Éphèse). — Dômes en briques. La forteresse, avec le pays, est sur une éminence évasée par la base et à l’œil complètement détachée de la plaine ; de loin, la forteresse éclatait ; on la voit de très loin, ainsi qu’une colonnade sur la droite, qui n’est autre que les restes d’un aqueduc.

Des oliviers sauvages ont poussé dans la grande mosquée, nous faisons envoler une nuée de corbeaux. — Restes d’une vasque. — La mosquée divisée en deux parties. Était-ce une église ? Portes et fenêtres d’un charmant style comme arabe primitif. Nous allons jusqu’à la porte de la forteresse. — Dîner chez le sheik, les gardes et les moucres mangent avec Stéphany et Sassetti, tous en rond, sous la petite lanterne suspendue à une corde ; un gars tout en rouge (robe et veste) rôde par là, et allume nos pipes. — Notre hôte, personnage désagréable et taciturne.

Mardi 22. — Promenade de quatre heures au milieu de ruines éparses d’Éphèse. — Restes de monuments romains méconnaissables ; beaucoup de constructions en briques sur des constructions en pierres ; des trous faits dans les pierres indiquent un revêtement en marbre qui n’existe plus. Ces ruines sont surtout à gauche du village d’Iasoulouk, au pied de la montagne ; la ville, établie dans la plaine, entre les montagnes, se dégorgeait largement vers la mer, que l’on voit parfaitement de la hauteur d’Iasoulouk. Le peu de sculpture que nous voyons : deux morceaux qu’on nous apporte, et d’autres rapportés avec une intention de symétrie à la porte de la forteresse, sont d’une époque décadente, c’est lourd. — Six chacals que nous voyons presque en même temps en visitant les ruines.

Jolie petite mosquée près des cafés, à côté de la fontaine et du cimetière, ombragée de deux frênes énormes. Le portail a des colonnes antiques ; sous les arcs, système de gouttières et de bâtons alternatifs qui, de face et de trois quarts, fait le plus joli effet du monde. Le minaret, comme celui de la grande mosquée, est en forme de colonne évasée par le haut, il est de même ornementé de macaronis blancs qui courent sur les briques. La mosquée est bâtie avec des morceaux de pierres et de marbres ; chaque morceau est encadré de deux briques ; un peu plus haut, croisillons, comme dans toute l’architecture arabe. Sur les stèles plates des tombes, on peut étudier l’ancienne forme des turbans ; le turban en rouleaux longitudinaux oblongs s’arrête net au milieu du tarbouch, qui le surmonte de beaucoup. Au-dessus de quelques tombes, un petit trou pour observer les oiseaux. (J’ai vu cela en Bretagne, mais c’est pour y mettre de l’eau bénite.) Ces tombes, de côté, dans tous les sens, ont l’air de cartes blanches, fichées en terre et qui vont s’abattre ; très belles écritures dessus.

Les coiffures de ces pays sont démesurées ; la quantité de rouleaux que l’on se contourne autour du chef monte si haut et est si lourde, que notre moucre est obligé de les retenir par une ficelle mise de côté.

À 1 heure moins 5, nous partons d’Iasoulouk. La route va entre des makis de ligaria et de menthes, le vent les courbe, quand nous passons près des arbres le feuillage frémit ; toute la journée le ciel fut sombre. Axiome : c’est le ciel qui fait le paysage. Au sortir d’Iasoulouk, caravane de chameaux, le dernier portant un énorme tocsin ; un surtout avait de formidables bouquets de poil au haut des fémurs et des espèces de fanons qui lui pendaient du cou ; il crie quand nous passons près de lui.

Çà et là, tentes de Turcomans.

Une demi-heure après Iasoulouk, une rivière fait un coude ; elle est, en cet endroit, large et assez dénudée, c’est le Méandre. Au delà, montagnes grisâtres, mont des Chèvres, très ardu, avec une forteresse dessus, à gauche lorsqu’on s’en va d’Iasoulouk, de l’autre côté du fleuve. Rencontre de chameaux dans un chemin creux, qui nous barrent le passage ; l’enfant qui les conduit, voyant que nous les brutalisons pour passer, hurle de peur, sans doute à l’aspect de nos mines et de nos fusils. Une heure avant d’arriver à Tyra, temps de galop ; j’avais un excellent petit cheval gris sale, à crinière abondante éparpillée sur son cou.

Tyra. — À l’entrée de Tyra, platane démesuré, cinquante hommes avec leurs chevaux y tiendraient à l’ombre ; si ce n’est cinquante, plus de trente à coup sûr. Nous sommes un quart d’heure à traverser la ville, où tout est fermé ; la lune levante brille dans la cour d’une mosquée auprès de laquelle nous passons, sur notre gauche.

Au Séraï, nous sommes reçus dans la salle des officiers. — Amabilité de ces messieurs, on crie en turc et en grec, tapage superbe à l’occasion de la route des moucres. Une négresse, vêtue de blanc et se voilant, entre, en se cachant et essayant de se fourrer dans la muraille, c’est une esclave qui vient de s’échapper de chez son maître et qui se réfugie ici. Le chef des moucres de Tyra, gros homme à prestance de pacha, lui donne une claque sur le menton, en manière de facétie et de mépris, et l’emmène chez lui. — Visite au gouverneur, homme nul.

Mercredi 23. — Rien de particulier dans les bazars. — Auvents en bois. — Rue avec un ruisseau carré au milieu pour les chevaux. — Cimetières dans la ville. Depuis plusieurs jours, nous trouvons souvent, dans la campagne, des tombes à des endroits complètement inhabités ; là sans doute fut quelque campement, ce sont les tombes des amis de ceux qui ont porté leurs tentes ailleurs, cela donne à la route quelque chose de très grand et d’inattendu. En venant d’Iasoulouk à Tyra, un enclos contenant quelques tombes, un peuplier au milieu ; dans le cimetière d’Iasoulouk, des oies se promenaient ; un coup de vent est venu, elles se sont assises et rengorgées en bateau pour le laisser passer ; quelques-unes ont mis la tête sous l’aile.

Partis à 8 heures et demie. — Déjeuner sous un platane, près d’une citerne ; on puise de l’eau dans une outre, l’eau coule d’elle par tous les côtés. Un troupeau de moutons vient à côté de nous.

Nous avons marché toute la journée dans une grande plaine ; cirque immense au milieu des montagnes en amphithéâtre. Les montagnes sont loin de nous ; sur la gauche, leur galbe est sinueux et aigu. Nous passons près d’un chariot tassé de chanvre (roues à jantes et rayons) et traîné par des buffles, ils soufflent bruyamment lorsqu’ils sont arrêtés.

Nous passons par le village de Odemisch, au milieu du petit bazar qui forme sa rue principale : beaux enfants et en assez grande quantité, les petites filles surtout, avec leur chevelure blonde qui a des tons jaune doré dedans.

Birké est au pied des montagnes (à gauche quand on vient de Odemisch), entouré de bois ; de loin, une ligne de peupliers. Avant d’arriver à la ville, lit d’un torrent large et profondément entré dans la terre ; des deux côtés, oliviers. On monte. Le torrent (à sec) passe au milieu de la ville en pente ; au fond, un grand pont en accent circonflexe.

Dans la route nous avons passé sur un pont en bois ; il n’y a que des poutres assez petites, mises de travers, elles sont la plupart pourries ou cassées, les pieds de nos chevaux enfoncent dedans ; mais il y a un parapet, chose étrange ! — Moins de tentes de Turcomans que la veille. — Maxime tire un aigle qu’il manque. — Nous rencontrons couché sur le chemin un cheval qui se crève, il a le dos tout suppurant, l’épaule dénudée, rouge ; il est dévoré par des millions de mouches. — Il a fait toute la journée un temps lourd, le ciel était couvert ; nos chevaux tourmentés des mouches, le mien faisait des bonds subits et donnait des saccades de tête.

Position d’un chameau de Turcoman à une halte de caravane ; il était couché sur le côté, comme un cheval à l’écurie (position très rare), et au lieu d’avoir les jambes repliées sous lui, l’épaule droite de devant et une partie de son cou étaient appuyées contre un sac, il se prélassait là comme un monsieur dans un fauteuil élastique.

Arrivés à Birké à 3 heures de l’après-midi, logés au conac, dans une charmante petite chambre turque : panneaux en boiseries peintes, plafond vert croisillonné de baguettes jaunes ; au milieu, un grand carré rouge croisillonné de baguettes jaunes.

Nous descendons la ville par où nous sommes arrivés. — Aspect suisse de la partie supérieure de la ville, à cause de ses maisons jetées au hasard sur la pente, avec des toits en tuiles, et carrées. — Nous fumons un narguileh dans un café (partie gauche de la ville en montant). — Entrés dans l’église grecque en bois que l’on est en train de bâtir.

Le soir, à dîner, nous nous empiffrons avec d’excellent melon, beaucoup de perdrix et une sorte de pudding en pâte épaisse, faite avec du miel, de la farine, du beurre et du sucre. — Sassetti a encore trouvé une tortue.

Jeudi 24, partis à 7 heures et demie. Montée qui tourne sur elle-même ; au bout d’une heure, planure. — Petite montagne que l’on monte et descend, prairie encaissée entre deux montagnes sèches ; elle est verte, herbue, plantée de peupliers.

Déjeuner au village de Bosdall. — Noyers monstrueux, enclos de pierres sèches. Combien il y a sur la terre d’existences enfouies ! Nous suivons la prairie encore quelque temps, puis nous nous séparons du ravin, que nous laissons sur la droite, et nous continuons parallèlement à lui. Un moulin, l’eau tombe et pleure du ruisseau en bois qui va se verser dans un grand entonnoir carré, le jour passe entre la nappe et les filets d’eau.

Rencontré deux Grecs, le gamin est à cheval et le jeune homme à pied. L’enfant de 12 ans qui est l’aide de notre moucre, resté en arrière avec Sassetti, lui propose de couper le cou aux Grecs, et, comme il ne comprend pas, il lui fait signe avec son couteau, signe du reste qu’il traduit lui-même clairement, quand Stéphany lui a ensuite demandé ce qu’il avait voulu dire.

Nous nous tenons sur le versant gauche, les deux montagnes ont l’air d’avoir été tout à coup et brusquement séparées par le torrent, les angles rentrants de l’une faisant face aux angles sortants de l’autre. Le versant de droite est plus dénudé ; sur cette grande pente, presque à pic ou du moins fort inclinée, d’un ton brun très pâle, çà et là quelques arbres fichés, la verdure revient de notre côté : chênes, petits frênes, noyers, fougères, de l’eau. On tourne un coude à gauche, et, au bout de l’étroit vallon formé par le torrent est une immense plaine, blond pâle, terminée par un bourrelet bas de montagnes. Par son étendue, ça rappelle le désert ; le ciel est bleu, le soleil brille, bouffées d’air chaud. Au bas de la descente, grand lit à sec du torrent ; là, il s’élargit dans la plaine comme pour se venger d’avoir été si longtemps comprimé. Des vaches noires marchent dans un champ, en cassant sous leurs pieds les tiges sèches du maïs ; quelques tentes de Turcomans, toujours en rude et rugueuse toile noire de chameau ; sous l’une d’elles, à gauche, un enfant nu nous regarde passer. Nous suivons encore une heure la plaine ; à 4 heures, arrivés au village de Salikli.

Salikli. — L’éteignoir en fer-blanc de son minaret brille de loin. — Le collecteur d’impôts arménien nous paraît vexé de nous céder l’unique chambre logeable. — Beau lévrier noir.

Vendredi 25. — Toute la journée dans la même plaine qu’hier. Pour aller coucher à Salikli, nous avons incliné à l’Est ; maintenant nous allons dans l’Ouest, nous dirigeant sur Smyrne.

Sart (Sardes). — À 1 heure et demie de Salikli, ruines de Sardes (Sart) ; à côté, petit café où nous déjeunons. Les ruines de Sardes sont au bas de la montagne, sur un espace d’un quart de lieue : souterrains en pierres et en mortier, à arcades parallèles, à demi enfouies en terre ; fragments de constructions romaines en pierre (belles constructions), surmontées de fragments de maçonneries en briques fort belles, ouvrage solide. Deux colonnes en marbre : pas une seule assise de même dimension, le chapiteau est à volutes ioniennes, le tailloir semé d’oves ; entre les volutes, des oves ; la base du chapiteau cannelée ; sur le profil du chapiteau, écailles de poisson. Le chapiteau de la colonne de droite (en arrivant de Salikli) est déplacé de la colonne et comme poussé du dehors. Très bel effet de l’ensemble, surtout en se tournant du côté de l’Ouest. Entre ces deux colonnes, petite montagne à angles et crêtes aigus, de couleur argileuse et nue ; au premier plan, au pied des colonnes, des broussailles, parmi lesquelles une colonne écroulée, comme dans la cour des Bubastites à Thèbes, seulement ici les dalles sont en marbre, cela fait de fières meules de moulin ; ces deux colonnes sont un peu grises et roussies par le haut.

Rien de remarquable, le reste de la journée. Pendant que nous déjeunons, passe une longue file de chameaux ; quelques-uns ont, des deux côtés de la tête, des espèces de pendants d’oreilles en coquillages de couleur. Ah ! qu’elles ne se doutaient guère ces coquilles, lorsqu’elles étaient au fond de la mer, que, suspendues à l’oreille des chameaux, elles voyageraient par les plaines, les montagnes, le désert !

Nous trottinions dans la plaine, quand nous avons vu venir devant nous, allant vers Salikli, à une cinquantaine de pas à droite, un groupe de cavaliers escorté de beaux lévriers. Stéphany les appelle, ils viennent à nous. Le lévrier qui me fait le plus envie avait un collier de coquilles blanches et coûterait 600 piastres si on voulait le vendre. — Maxime achète un cheval blanc moyennant 275 francs. Nous continuons. — Halte à un café, où nous mangeons une pastèque. — Maxime a reçu à la jambe un coup de pied du cheval que montait Sassetti. — Nous cheminons toute la journée côte à côte ; des roseaux à tige blanche et à cime violet pâle s’agitent au vent, toute la journée il a fait du vent ; à gauche, petites montagnes bleues. Arrivés à Cassaba à 4 heures.

Cassaba. — C’est un très grand village, au milieu de la plaine, entre la verdure. Pour entrer nous passons par de longues rues étroites et boueuses : rues larges, bazars en bois, marché aux fruits ombragé d’un grand arbre ; on sent vaguement que l’on est près d’une grande ville, il y a plus de monde, c’est plus ouvert, plus animé.

Logés au khan, fort grand. — Jolie levrette avec ses petits, que l’on habille le soir. — Dîner avec beaucoup de plats. Nous sommes dans une petite chambre à escalier séparé, à gauche en entrant dans le khan. — Nuit bourrée, hérissée, échevelée de puces ! je n’en ai jamais tant eu, ni de si grosses ! mon lit donne sur la niche des lévriers ! Il fait beau clair de lune, je me promène dans la cour ; au fond, à gauche, du côté des écuries, un Arabe joue de la flûte.

Samedi 26, à 5 heures du matin, nous partons. Interminable file de chameaux qui défilent dans la clarté vaporeuse et blanche du matin ; la caravane était peut-être composée de trois à quatre mille chameaux (?), les petits ânes qui en conduisent les différentes sections ne paraissent pas plus grands que des chiens ; sur l’âne est le conducteur, dans son habar raide de feutre blanc.

Nous marchons d’abord dans une espèce de désert, lande ouverte, puis grand ravin à sec. On monte, plateau à gauche ; au pied des montagnes est Nymphio. — Colique stomachique de Stéphany. — Déjeuner à un café grec où je le trouve couché sur le dos. — De là à Nymphio, une heure à travers champs, chemin plein d’ombre, d’eau, de sources, de broussailles et de cascades ; je dors sur mon cheval et je ne vois guère Nymphio que d’un œil entr’ouvert.

Je suis pris de la rage d’arriver, ce que j’éprouve toutes les fois que je dois terminer quelque chose, que je touche à un but quelconque, à une fin quelle qu’elle soit ; je galope. — Village au haut de la montagne qui domine la plaine de Smyrne ; descente sur une voie pavée, oliviers ; la ville n’arrive pas ! — Je retrouve Sassetti. — Champ des morts des deux côtés de la route. — Pont des caravanes ; désillusion complète, la plus forte ou, pour mieux dire, la seule que j’aie eue en voyage : il a une balustrade en fer ! — Nous entrons par le quartier arménien et grec. Maisons européennes ; ça ressemble à une ville de province de second ordre. Stéphany et Maxime me rejoignent dans la ville. — Arrivés à 4 heures du soir à l’Hôtel des Deux-Augustes, chez Milles. Pas de lettres !

SMYRNE.

Dimanche 27. — Le soir au théâtre français, troupe du sieur Daiglemont. Nous voyons Passé minuit, la Seconde année, Indiana et Charlemagne. Maxime est pris de la fièvre.

Pluie et temps exécrable toute la semaine.

Lecture d’Arthur, d’E. Sue, les Souvenirs d’Antony de Dumas, la moitié du premier volume du Solitaire de d’Arlincourt, Jacqueline Pascal de Cousin.

Hôtel des Deux-Augustes. — Personnages de l’hôtel : M. Aublé, redingote jaune, chapeau gris, barbe grisonnante ; M. Horace Walpole, possesseur d’un chien d’Erzeroum, a voyagé dans le Hauran ; il a été volé plusieurs fois ; dépossédé et sans ressources, il a volé un âne et a forcé son propriétaire, qui était un Juif, à le suivre à pied pour le servir ; le colonel américain Willougby, vieux, solide, à barbe grise ; Weber Oscar ; famille italienne d’un docteur d’Erzeroum qui vient s’établir à Smyrne ; famille valaque logée en face de nous ; la comtesse, son fils et le précepteur, pasteur protestant de Marseille, petit pingre en lunettes ; Diamanti, drogman en fustanelle ; le frère de Stéphany, Joseph, domestique de l’hôtel, petit, noir, doux, collier.

Smyrniotes ; le Dr Raccord ; le Dr Camescasse, famille d’iceluy, sa fille en corsage de tricot rouge.

M. Pichon, consul ; Guillois, air d’avoir des engelures quoiqu’il n’en ait pas, carottier achevé ; le père Ledoux, bien nommé, pied-bot ; Carabette, a la figure au bas de sa perruque ; M. Dautin, inepte directeur de la poste.

Temps triste et ennuyeux tout le temps que j’ai été à Smyrne ; je suis nerveusement et moralement mal disposé, l’hiver approche.

Promenade à Boudja. — Weber nous accompagne. — Froid. — Nous montons. En haut de la montée, ruines blanchâtres d’un aqueduc, Boudja à gauche dans le fond, maisons entourées de jardins, petit cimetière turc. Nous traversons le village. — Halte dans un café, promenade aux aqueducs, il y en a trois. — Moulin. — Vue d’en bas, les pieds dans la rivière, l’eau déborde de l’aqueduc et tombe en nappe, le soleil passe à travers, il perce aussi les filets d’eau tombant des arcades supérieures. — Retour par la petite vallée Sainte-Anne. — Couvent grec, grande bâtisse blanche. — Nous rencontrons des chasseurs à l’affût.

Promenade à Bournabah. — Un autre jour, je vais tout seul à cheval, suivi du drogman Théodore (Stéphany a la fièvre). Au premier village à droite, en sortant de Smyrne, après le grand champ, on tourne à gauche. Au milieu du chemin passe une Grecque en vêtement blanc, nu-pieds, nu-col, nu-tête ; je ne me rappelle plus ses traits, mais c’était d’un très grand style comme ensemble. — Route pavée entre des verdures, elle incline à droite.

Bournabah, petite ville au pied de la montagne, maisons de campagne des commerçants levantins. — Deux très grands cyprès dans un jardin qui a, sur le devant, une maison blanche. — Entrée ridicule que je fais dans le jardin d’un certain gros M. Nicolazzi (?) qui me dit : « Misérable ! » en me montrant des choux et des rosiers. Il était en habit noir et en pantalon blanchâtre, cheveux ras, grosse boule, parlant un jargon que j’ai pris tour à tour pour français, anglais, italien, turc et grec. — Nous traversons en droite ligne toute la plaine, par des chemins, entre des arbres, pleins d’eau à cause de la pluie des jours précédents ; nous pataugeons dans la terre labourée par places, nous baissons la tête pour passer sous des arbres. Plantations nombreuses. Nous coupons la route qui mène à Nymphio ; par une pente escarpée on monte au village de Cacoutjath.

Cacoutjath. — Vue de toute la plaine : au premier plan, verdure des oliviers ; en face, montagne d’un ton roux très pâle ; à droite, montagnes bleues de Nymphio ; à gauche, la mer, ardoise, et Smyrne blanc avec ses toits rouges. Le ciel est froid, bleu, clair.

Dans le village, ancienne mosquée de même construction que la petite mosquée d’Éphèse. Je monte droit toute la montagne (c’est dans ces environs qu’il y a deux jours on a arrêté et volé deux jeunes gens de Smyrne qui chassaient) et je retombe sur Boudja.

Retour à Smyrne par une descente pavée.

Mont Pagus. — Montée du mont Pagus. — Petit cimetière. — Peu à peu, Smyrne grandit à mes pieds, la nuit vient. J’entre dans la forteresse par une des anciennes portes ; dans la cour intérieure, une petite mosquée, de l’herbe partout ; je n’ai pas le temps de voir s’il y a quelque chose à voir, la nuit tombe et je regarde le coucher du soleil. Je n’en ai pas encore vu de si diversement beau, à cause des découpures du golfe et des montagnes : à gauche, derrière les montagnes des Deux-Frères, bleu ardoise sombre ; au-dessus, le ciel est empourpré, vermeil ; du côté de Bournabah, les montagnes sont blondes de tous les blonds possibles, puis roses, rouges… Ô mon Dieu ! mon Dieu !… !!!… ???

Je m’en reviens, je traverse le petit champ des morts, en pente, et je rentre dans la ville par le quartier juif et turc. Rues étroites, la pluie des jours passés fait des rivières entre l’espace des deux trottoirs des rues ; petites lampes allumées aux boutiques ; foule grouillante. Approche de l’hiver, froid. Quelques maisons éclairées, gens qui entrent, gens qui sortent, de la mangeaille, des chiens et des enfants sur les portes, intérieurs sombres.

Jeudi 7 novembre. — Promenade à Cordelio avec Stéphany. — On suit la route de Cassaba, puis on tourne à gauche comme pour aller à Bournabah, et on la quitte pour prendre à gauche, au bout de quelque temps. Chaussée pavée, grand marais salin au bord de la mer, petites criques. À droite, montagnes nues ; à gauche, au premier plan, la mer ; Smyrne de l’autre côté du golfe ; en face de nous, les verdures de Cordelio. — Passe dans les rochers ; à l’entrée un laurier-rose. Je m’arrête là à regarder les chameaux qui viennent.

Halte à un café, servi par un jeune homme nègre, boiteux. — Levantins smyrniotes en partie de campagne, avec une flûte et un violon. — Nous faisons le tour du pays.

Halte à un café, bâti sur pilotis dans la mer.

À travers champs, fossés et marais, Stéphany me conte des histoires de sorcier : il a vu à Beyrout un sorcier qui faisait venir à travers les airs, de Damas à Beyrout, une fille sur son lit ; il finit pourtant par m’avouer qu’il n’a vu que le nuage qui enveloppait la jeune fille, ou même qu’un nuage. À Smyrne, on croit beaucoup au sortilège, aux enchantements ; quant à lui, il n’accepterait jamais une tasse de café ou un verre d’eau d’une jeune fille, de peur d’être forcé malgré lui à l’aimer. Une jeune personne, amie de Mlle Camescasse, m’a dit que celui qui cueillait les feuilles du Ligaria se faisait aimer de la personne qu’il aime ; j’en ai souvent cueilli sans y songer, je cherche à savoir qui m’aimera. Ô vertu de la plante ! comme je t’aurais bénie dans ma jeunesse !

Nous revenons à Smyrne en trois quarts d’heure, temps de galop brillants. — Le soir, dîner chez le docteur Ballard. — Mme Matron, grosse bonne de Smyrne, en robe verte, bonnet, gants blancs, trois mentons, et le nez pointu quoique épaté de la base. — Après le dîner, au théâtre, « il signor Nicosia », grec, violoniste à longs cheveux et qui met son mouchoir dans la poche de son pantalon ; Webber, ivre et troublant la salle de spectacle ; présentation à M. Daiglemont, en robe de chambre, quelle cordelière ! et à M. Desbans, œil du sieur Desbans, paletot du sieur Andrieu. Nous revoyons la Seconde année de Scribe !

De Smyrne à Constantinople. — Vendredi 8, départ pour Constantinople sur l’Asia de la Compagnie du Lloyd. — Weber est ému d’un déjeuner qu’il vient d’avoir avec Oscar.

Passagers : M. Constant, gros et bon brutal Américain ; Mme Constant, petites boucles d’oreilles en diamant ; son fils, maniaque de la lorgnette ; Oscar ; un gros armateur de Trieste, charpenté, en redingote jaune blanc, figure de bouledogue, insipide ; M. Peyret, français établi à Constantinople ; sa femme en coiffure grecque, lèvres boudeuses et suceuses, pelisse jaune ; gros Arménien bon enfant, qui nous donnait des prises de tabac (nous l’avons rencontré aujourd’hui dans la cour du tekeh des derviches tourneurs), il avait la figure toute bleue, ce qui venait d’un mouchoir en toile peinte tout neuf, dont il se servait ; sa fille, Arménienne viandée, à cheveux noirs, venait avec lui à Constantinople chercher une femme pour son frère ; Aline Duval ; le gouverneur de Samos.

Je suis sorti de ma cabine et j’ai vu Ténédos à gauche, derrière moi ; plus en remontant, Lemnos.

Sur le rivage à droite, buttes de terre ; on vous en montre une que l’on dit le tombeau de Patrocle. Le rivage est bas, mais c’est dans un admirable pays ; je ferai, coûte que coûte, le voyage de la Troade. (Voilà ce que j’écrivais !). À gauche, nous avons l’Europe. — Aller d’ici à Venise, par terre, ce serait un voyage !

Dardanelles. — Samedi 9 et dimanche 10 novembre, quarantaine aux Dardanelles, nous restons à bord. Quel jambon que le jambon croate de l’Asia !

Lundi 11. — Le matin nous descendons dans le village des Dardanelles, côte d’Asie. — Promenade en famille, pataugeant dans la boue des rues, qui sont du reste assez larges et, pour des rues turques, en hiver peu boueuses ! — Visité deux potiers. On fabrique ici de grandes jarres vertes, vernies, avec des fleurs d’or par-dessus et pouvant à la rigueur servir de pots ; il y a des monstres fantastiques, se rapprochant du Martichoras (ou plutôt de l’Alborak !). — Nous menons Mme Constant dans un grand café propret, chauffé par un manggal ; un Turc se lève pour la saluer quand elle entre. Ce café est en même temps la boutique d’un barbier et d’un dentiste. — Nous tâchons vainement d’entrer dans la forteresse.

Pendant toute la traversée des Dardanelles, je pense à Byron ; c’est là sa poésie, son Orient, Orient turc, à sabre recourbé ; sa traversée à la nage était rude.

Gallipoli. — Le soir, à 2 heures, arrêtés à Gallipoli. Il y a là un petit port avec beaucoup de petits navires tassés dedans ; la mer est assez forte, ça remue.

Au delà de la ville, aspects de campagne tranquilles et européens, ciel gris et froid, poules qui picorent dans un champ labouré. — Vieille forteresse dominant le pays et où nous nous promenons, mais nous laissons la compagnie de son côté et nous faisons le tour du pays tout seuls. Nous traversons un cimetière où il y a une vache, Stéphany demande sa route à des femmes turques assises sur le seuil d’une maison (fabriques de tombes) qui est au milieu du cimetière. Café sur le port : deux hommes, dans un coin à ma gauche, sont en affaires, l’un en robe, veste, et barbe noire, parlant très vite, avec volubilité.

Retour à bord et partis.

Arrivée à Constantinople. — Mardi 12 novembre, à 7 heures du matin, nous apercevons Constantinople. — Îles des Princes, à droite : elles ont l’aspect désert ; à gauche, le château des Sept-Tours, puis longues files de maisons blanches ; à droite, Scutari, une forêt au-dessus : c’est le grand champ des morts ; le Bosphore devant nous ; Nez-du-Sérail à gauche, palais dans la verdure ; par derrière, dômes et minarets. On tourne cette pointe et l’on entre dans la Corne-d’Or, golfe entre Stamboul et Péra : c’est une mer peuplée de vaisseaux et gâtée seulement par deux ponts en bois.

Tandis que nous stoppons avant de débarquer, mine d’un caidji dans son caïque, qui se promène autour de nous : veste bleue, tarbouch, cheveux noirs, figure avancée, souriant un peu. Une caravelle a passé tout près de nous, côté bâbord, nous lui avons fait signe qu’elle allait le heurter, il nous a répondu par un sourire de fatuité accompagné d’un la de tête, muet, plein de confiance.

Fini de copier ces notes le samedi soir,
minuit sonnant, 19 juillet 1851, à Croisset.