Notes de voyages/Rhodes

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L. Conard (Ip. 387-405).

RHODES[1].




Mardi, 8 octobre 1850. — Sortis de la quarantaine à 7 heures du matin. Nous logeons au casin de M. Simiane, dans le faubourg européen, côté Nord de la ville. — Chambres de cabaret de campagne. Sa bibliothèque ; — il reçoit jusqu’à trois journaux !

Visite de M. Alkim, interprète du pacha.

Pruss vient nous voir, sa petite fille est morte l’avant-veille au soir. Quand ils sont entrés dans leur logement, une hirondelle est tombée du plafond au moment où ils entraient dans le salon ; quelques mois auparavant, son enfant avait fait, avec du papier, une enveloppe à chaque domino, ce qui est aussi un présage de malheur.

Promenade dans Rhodes. — Nous longeons quelque temps le bord de la mer, nous entrons dans la ville par une porte basse trouée dans les murailles. — Petit port avec une douzaine de bateaux amarrés, trois en construction ; bruit des marteaux. — Konac du pacha à droite : grand bâtiment carré et bas ; devant restent des ifs et des croissants en bois, qui soutenaient les illuminations lors de la visite récente du sultan à Rhodes. — Nous longeons le port ; cabarets grecs et boutiques séparées de l’eau par une rangée de grands et beaux arbres (tilleuls ? platanes ?). Nous rentrons dans la ville sur la droite, par une porte ouverte dans la muraille, mais plus moderne que la muraille, et faite après elle.

Rue des Chevaliers : va en montant, assez large, vide, grandes marches d’une vingtaine de pieds de large, les moucharabiehs sortent des maisons de pierre. Les plus belles maisons sont sur la droite en montant : écussons nombreux, fenêtres carrées, séparées en quatre par des croisillons de pierre, porte ogivale. — Silence. — De temps à autre un enfant turc qui joue. — Le ton général de la rue est gris, c’est plus triste que beau. En haut de la rue est une grande porte ou grande arcade, qui va d’un côté de la rue à l’autre. Lorsqu’on est en dedans de cette porte, elle est irrégulièrement double, les deux ogives ne se répondent pas ; ainsi, du côté droit, les deux linteaux sont l’un contre l’autre, tandis que, du côté gauche, il y a un intervalle entre eux.

Là, on se trouve sur une petite place ombragée d’un grand platane. À gauche, est l’église Saint-Jean ; en retour, à droite, la maison du Grand Maître ; en face, une maison à jolies croisées encadrées de chardons. Délicieuse cour, herbue, silencieuse.

Église Saint-Jean : fenêtres ogivales, le vaisseau est couvert en bois, jadis c’était peint en bleu avec des étoiles d’or ; huit colonnes de porphyre badigeonnées, quatre de chaque côté ; trois ont des chapiteaux presque corinthiens, deux autres sont de simples tailloirs ; le huitième a des espèces de pointes rangées symétriquement en cercles.

Au fond du chœur, fenêtre carrée à barreaux de fer ; une vigne passait à travers, pénétrée de soleil. — Deux ou trois tombes de grands maîtres, beaucoup sont absentes, presque toutes fort endommagées. — C’est maintenant une mosquée, et mosquée peu respectée à en juger par le sans-façon dont on la traite. — La Keblah et le Nimbar sont à droite. — Nous étions entrés par une porte latérale, nous sommes sortis par la porte principale, au bout de la nef ; elle est en bois et ornée encore de trèfles et de fleuronnements. Deux sièges à la porte, devant les marches : l’un est un chapiteau corinthien en marbre blanc, l’autre un petit autel à sacrifices entouré de guirlandes, porté par des têtes de bœufs. — Il y avait deux Anglais dans l’église, l’un peignait et l’autre grattait des inscriptions. J’ai retrouvé le premier (ancien officier de marine militaire) dans la diligence de Como à Lugano.

Pendant que Max prenait des notes dans l’église, j’étais devant, sur la petite place. Deux femmes turques, voilées, montaient la rue, une de chaque côté, sur l’espèce de petit trottoir creusé par les pas des passants qui borde les maisons ; il faisait silence, le ciel était couvert. La première était en vert, l’autre en bleu, toutes deux en yamak blanc, toutes deux âgées ; celle qui était habillée en vert était grosse et s’est retournée plusieurs fois pour me voir. On n’entendait que le bruit de leurs bottines jaunes traînant sur les dalles, elles allaient lentement.

Nous redescendons dans la ville : il y a parfois des passages voûtés ogivaux, communiquant d’une rue à l’autre, sous lesquels les matelots mettent à sec leurs antennes et leurs avirons. Les bazars sont clairs et n’ont plus le caractère oriental, ça sent l’épicier grec. — Grands cafés animés, vitrés ; souvent est accrochée à la muraille une peinture qui représente une sorte de lion à tête de femme (Alborak ?). — Il y a dans cette rue des cyprès, des mûriers, la rue est large. — Pris un bain dans un bain turc, à droite en montant la rue.

Méhémet-Regib-Pacha. — Visite au pacha, gros et bon homme empâté. — Quelques Turcs sur son divan : un Porné ! Il pioche le français, Pruss lui doit lire Gil Blas, il se fait lire la Révolution, de Thiers. Il nous demande si nous ne pourrions pas lui faire avoir le traité universel et tous les traités de la France avec la Porte. — Pipes à bouquin, endiamantées, café dans des godets d’émail et de diamant.

Tour Saint-Nicolas, haute et carrée ; aux quatre angles, échauguettes. La plate-forme est surmontée d’une tourelle à laquelle on parvient par un escalier en bois. — Les remparts sont chargés de canons, dont on a couvert les lumières avec des pectorals de cuirasses. — Fiente de pigeons dans l’intérieur de la tour. — Dans l’intérieur une chambre à voûte ogivale. — Ciel gris, pas de soleil, temps triste.

La tour Saint-Nicolas est au nord de la ville et de l’île.

Au-dessus des terrasses des maisons gris noir, s’élancent huit minarets, parmi lesquels les plus hauts sont ceux des mosquées de Saint-Jean et de Soliman ; quelques palmiers sortent d’entre les maisons. Derrière la ville, coteaux boisés, habités, au delà de la crête dentelée des montagnes violettes ; au Sud-Est, grande baie qui s’avance en demi-cercle dans des terres incultes et couvertes de chardons ; dans le Nord-Ouest, le quartier franc, mâts de pavillons consulaires ; entre lui et la mer, une langue de sable. Au bout de cette langue de sable, des moulins qui tournent. Avant le port, ruines d’un ancien môle où sont amarrées quelques petites barques. Toute la partie que le sultan devait visiter a été blanchie à la chaux.

Tour des fortifications. — L’ancien port des galères était compris entre la rue des Chevaliers et la muraille, maintenant fermée, comblée de débris. Partout où les murs ne donnent pas immédiatement sur la mer, ils dominent un fossé large, profond, et souvent creusé dans le roc. — Couleuvrines usées, énormes affûts de canons, beaucoup sont aux fleurs de lys de France ; l’un d’eux a été évidemment rogné. Pendant le siège, un boulet, parti de là, enleva un vase des mains de Soliman qui faisait des ablutions ; il jura qu’il rognerait la pièce et tint parole après la victoire.

Les trois enceintes se voient très bien du côté Sud-Est. Sur les murs, longues traînées de plomb fondu et de résine, elles commencent à peu près à moitié de la hauteur de la muraille.

Nous avons à gauche la mer, à droite la ville, nous plongeons dans les jardins et sur les terrasses des maisons ; çà et là, à une fenêtre, une juive ; figuiers énormes, de temps à autre un palmier ; intérieur de tours turques, orangers et citronniers. La ville, sous le ciel en deuil, est d’un ton gris désagréable, ce qui tient à cette vilaine couleur sèche grise de pierres.

L’Arsenal. — Rien, un palmier dans la cour, de vieilles carabines turques, quelques hallebardes et fauchars.

Palais des Grands Maîtres. — Insociabilité des Kurdes qui l’habitent ; le camarade de celui qui nous répondait du dedans, si brutalement, portait sur la tête une petite jatte de lait et ne disait rien ; haut turban, pantalon à grandes raies rouges. — Intervention de l’officier turc, il débarricade la porte et nous ouvre.

Grande cour quadrilatérale ruinée, couvercles carrés pyramidiformes, en bois, pour recouvrir du grain. — Sur la face Nord, grand escalier, une galerie en dessus. — C’est au bout, vers le corps de bâtiment supérieur, qu’est le harem des Kurdes exilés.

Le soir, visite à Pruss. — Sa mère ! — Sa femme ! — Les Turcs et les Juifs sont seuls admis à habiter dans l’enceinte de la ville. Pourquoi les Juifs ? est-ce en récompense de quelque service rendu pendant le siège ?

Le drogman du consulat de France était un petit vieux juif, roux, très poli, très vif. Nous avons été lui faire une visite : maison propre, limonades et gâteaux d’amandes au miel ; sa belle-fille, femme de trente ans, fort grosse, rousse, mais dont on ne voit pas les cheveux, excitante, babouches jaunes, robe-redingote vert et or, ceinture large brodée d’or et rattachée par deux énormes plaques d’or, veste noire brodée d’argent, seins cachés par une chemise de soie écrue plissée, grand chapelet de piastres d’or à grosses plaques ; les cheveux sont cachés, et la tête est couverte d’un tarbouch disparu sous un foulard roulé en turban.

Sa petite fille, belle enfant de huit ans, avec de fins cheveux roux sortant en petites boucles de dessous son tarbouch presque caché par un amas de piastres d’or et de réseaux de perles fines ; au col, collier de larges piastres ; même vêtement que sa mère ; à la ceinture une belle plaque, des anneaux aux doigts, des bracelets aux bras. — C’est sa mère qui nous offre la limonade. — L’intérieur de la maison est pavé de petites pierres noires et blanches.

Mercredi 9 octobre, excursion dans l’intérieur de l’île. — Sortis de Rhodes à 10 heures du matin. Il tombe de la pluie ; nous sommes sur des mulets, ce qui nous donne un chic de touristes anglais voyageant en Suisse. Nous longeons le bord de la mer, elle est couleur de plomb, nous avons de petits rochers à notre gauche, temps gris et bête.

Trienda. — Premier village, Trienda. Beau chemin entre des arbres. — Maison anglaise où nous buvons un verre d’eau. — Un très beau chêne. — Les maisons anciennes sont généralement carrées, quelquefois il y a une tourelle en haut. — Des chênes et des myrtes. — Pendant la pluie nous passons près d’un myrte sous lequel il y a un homme et une femme à l’abri.

Rhodes a un caractère pastoral antique, c’est moins sauvage que la Corse. — Aspect gras, giboyeux ; volées de ramiers et de perdrix.

Après Trienda on tourne à gauche. — Champ d’oliviers. — Nous gravissons le raidillon qui mène à Philérimos (l’ancienne Rhodes), situé sur une hauteur ; les grands pins d’Italie, au bord du ravin, tranchent par leur verdure pâle sur la couleur presque noire des montagnes ; notre sentier est bordé d’arbousiers avec leurs fruits, de myrtes, de rhododendrons et de bruyères gigantesques. Nous montons jusqu’à une fontaine qui coule sous un grand mûrier ; à côté est une petite maison blanchâtre, perdue dans la verdure et précédée d’une tonnelle droite toute couverte de pampres. — Là nous quittons les mulets et nous montons à pied. — Sapins verts au pied d’une sorte de falaise rouge.

Philérimos. — Tout le sommet de la montagne était certainement autrefois ceint de murailles entourant la ville et la forteresse. — Deux ruines moyen âge, la seconde, celle du côté Est, plus grande, mais ces deux ruines (une église gothique convertie en bergerie) sont sans importance.

De la hauteur de Philérimos on a sous soi un immense cirque dont on occupe le sommet. Au premier plan, des sapins verts et au bout du cirque la mer ; en face, la côte de Caramanie ; des montagnes des deux côtés, qui forment les parois (s’abaissant et fuyant) du cirque. Quand on se retourne du côté de l’intérieur de l’île, ce sont des vallons et des mamelons gris, couverts de grandes plaques vertes çà et là ; les derniers plans sont bleus et bruns. Nous redescendons la montagne, la route continue dans la plaine.

Thremasi. — Église grecque, très propre ; le saint Jean est avec des ailes. (On retrouve constamment dans les églises grecques saint Jean, saint Georges et saint Spiridion ; dans l’église de Colossi le portrait de Spiridion est sur un pupitre séparé). — Parvis très propre, mosaïque en cailloux blancs et noirs faisant des arabesques, des ifs, etc. Ce dallage est très répandu à Rhodes, et on le retrouve sur les ponts (qui sont loin d’être beaux comme ceux de la Syrie). Nous allons à pied jusqu’au village. — Un café dont on répare le toit et où l’on manque de nous assommer. Nous y fumons un narguileh et mangeons du pain et des raisins.

Villa Nuova. — Trois ou quatre maisons, ruines du château où il y avait une église, un peu de souterrains. — La mer vue par l’encadrement des brèches. — Une petite fille de douze ans, en blanc, se sauve de nous, avec frayeur, en poussant des cris.

Nous suivons la plaine. — Dans un champ, entre nous et la mer, femmes qui travaillaient, elles étaient toutes en blanc et la tête baissée, je les avais prises de loin pour des tombeaux turcs. — On traverse le lit d’un ravin desséché. — Lauriers-roses. — On tourne à gauche.

Kolossi, sur une petite éminence. — Église grecque : un Jugement dernier dans le goût de ceux de Saint-Saba ; un saint Georges terrassant le démon, lequel a barbe et cheveux blancs et ressemble à M. Mayart, conseiller de préfecture à Rouen. — Notre moucre Dimitri embrasse les saintes images. — Champs pleins de chênes et d’oliviers, d’oliviers surtout. — L’île de Scarpento en face de nous, un peu sur la gauche. — Le soleil se couche, brume à l’horizon, les nuages sont vert pâle, bordés d’or, la mer brune, les montagnes du fond violettes, presque noires. — Feux d’herbes dans les champs comme nous arrivions à Sorôné ; nos mulets passent dans la fumée. — Quelques beaux chiens dans l’île, lévriers. Au bas de la descente de Philérimos, de beaux chiens roux nous regardent passer. Nous avons marché, ce jour-là, sept heures.

Sorôné. — Nous couchons dans une grande salle, séparée par une arcade au milieu ; l’ornement principal consiste en une quantité d’assiettes communes, peintes, accrochées par un clou et un fil à la muraille, les derniers rangs sont si haut qu’il faut une échelle pour y atteindre. Max couche sur l’espèce de dikkeh, estrade qui est à droite en entrant, moi par terre sur mon matelas, les deux moucres sont couchés à côté de la cheminée, Stéphany et Sassetti par terre sur une couverture, les deux époux, maîtres de la maison, en retrait dans l’enfoncement. Une lampe pend de la voûte et éclaire la chambre, une autre domine l’estrade ; la première s’éteint d’abord, puis la seconde. — Les puces ! — Couché sur mon matelas, je regarde cet intérieur rustique, je vais fumer des pipes dehors, je rentre quand il fait trop froid, il pleut un peu. À 2 heures et demie, les moucres se réveillent et rallument, nous parcourons le village pour avoir du café, Stéphany m’apporte du phrascomia, sorte de tisane sauvage dont font usage les vieillards d’ici : c’est un tonique et un réchauffant. Nous faisons pas mal de bruit dans le pays et nous troublons le sommeil des habitants. — Plaisanteries de notre Dimitri, qui est un gaillard très aimable et spirituel. — Nous partons à 6 heures du matin. — Verdures ! verdures ! ravin à sec.

Dyma. — Nous passons à travers le village de Dym, il est dans un fond, ses maisons grises disparaissent sous les pampres. C’est à Rhodes qu’il faut envoyer les jardiniers pour leur apprendre ce que c’est que la verdure grimpante. Nous passons sous un chemin presque couvert par la quantité de plantes qui se sont accrochées aux arbres, et nous montons. Nous gravissons la montagne de Fondoukli, c’est un étourdissement de verdure, myrtes, rhododendrons, chênes, oliviers chargés d’olives ; nous mangeons le fruit rouge de l’arbousier, Stéphany m’en cueille à un arbrisseau sur ma gauche : c’est pâteux, quoique sec, et a un goût de grenade parfumé.

Fondoukli. — Déjeuner sous de grands platanes dont l’écorce écaillée est tombée à terre ; avec les platanes de Godefroy de Bouillon, aux eaux d’Asie, à Constantinople, ce sont les plus beaux que j’aie vus. — Coule un ruisseau d’eau claire, à la glace. — Nous mangeons des œufs durs et du poulet froid, Stéphany et Sassetti écrivent leurs noms sur l’écorce des arbres.

Maintenant c’est une forêt presque permanente de sapins d’un vert tendre ; tons foncés des myrtes à côté, couleur rouge du feuillage des arbrisseaux épineux, morts, grands squelettes de sapins brûlés, noirs et qui jonchent le sol dans les éclaircies, comme de grands serpents morts et raidis. C’est dans ces parages que se trouvent le plus de daims, ils y ont été introduits dans l’île par les chevaliers. L’inimitié de ces animaux pour les serpents n’est point une fable ; le daim piétine dessus jusqu’à ce qu’il l’ait tué, l’odeur de la corne de daim brûlée chasse les serpents des maisons, tout cela m’a été affirmé par M. Aublé, propriétaire à Rhodes ; l’usage des bottes pour les hommes et les femmes (ϖοδιρακα) vient bien sûr de la quantité de serpents, usage commun à Rhodes, Chypre et Candie.

Aujourd’hui nous rencontrons peu de monde : 1o une femme marchant avec des bottes (bottes jaunâtres) et dont le bas de la jupe, fourré dedans, était brodé ; 2o un homme à cheval ; la femme, derrière, marchait à pied et portait le fusil.

Polna. — Cinq ou six maisons assez sales ; nous y dormons une heure, sur une natte, dans une cour, à côté de femmes qui filaient des cordes de poil de chèvre. — Ruines d’une tour crénelée, insignifiantes. Devant nous s’étend une grande montagne, boisée à sa base et dont le sommet nu est couvert d’un nuage gris qui nous envoie de la pluie. Nous traversons un ravin plein d’eau.

Artémisi. — Deux maisons. — Église grecque complètement nulle. — Je ne vois rien des ruines du temple d’Artémis, qu’on dit être là. — Bonne odeur des pins, bruyères hautes et plus hautes même qu’un homme à cheval. On descend, on monte, on redescend, derrière une montagne on trouve tout à coup le village de Laëma.

Laëma. — Des bœufs, des femmes en blanc, arbres fruitiers, une trentaine de maisons, basses ; le village est dominé par un amas de rochers. — Stéphany est pris de la fièvre.

Nous logeons dans une maison où une petite femme enceinte, avec son gros ventre et un sale enfant, broie du grain sur le moulin en pierre. Pendant que je suis assis, en dehors, sur le petit mur d’appui, une vieille femme file au fuseau, debout près de moi ; elle a l’air doux, pas de dents, menton en galoche, ses cheveux sont plus blancs que le coton qu’elle file. De crainte des puces, je vais me coucher sur la terrasse d’une maison voisine, à côté des mulets, j’y reste sous mes vêtements et sous la pluie jusqu’à 2 heures du matin. Le ciel était couvert d’étoiles, de temps à autre un nuage passait dessus, les voilait, et crevait sur moi, puis le ciel s’éclaircissait de nouveau sur ma gauche, les étoiles reparaissaient et les nuages revenaient ; j’écoutais la pluie tomber sur le capuchon de mon paletot rabattu sur ma figure, comme sur la capote d’un cabriolet. À la fin, me trouvant au milieu d’une mare, je suis rentré dans le gîte où tout le monde dormait par terre, Maxime près de la cheminée éteinte. Au bout d’une heure, où j’étais resté assis les coudes sur les genoux, je me suis couché par terre, le plus près possible de la porte, et j’ai dormi jusqu’à six heures.

De Laëma à Lindo, on descend ; la terre, mouillée par la pluie de la nuit, était grasse, recouverte des détritus de la forêt, nos mulets marchaient dessus sans bruit, des nuages bas s’envolaient, levés par le vent frais du matin. Les pins s’égouttent, le soleil passe à travers, la verdure a des tons d’or et de bronze, d’or dans les lumières, de bronze dans les ombres. — Grandes places de la forêt, brûlées, manière de défricher à laquelle je suis habitué depuis la Corse. Quelquefois un pin est brûlé par le bas, il a repris vigueur et est verdoyant par la tête.

Nous tournons dans le Sud, je marche à pied pour me délasser de mon mulet. — Un golfe, la terre s’étend en langue du côté gauche, la végétation cesse brusquement, puis on tourne à droite, marchant parallèlement au sens du rivage. — Montagnes de rochers nus, en marbre bleu turquin très foncé. — On monte aussi et l’on descend successivement deux collines. Le soleil est très chaud, je marche avec furie, seul moyen que je sente d’aller, tant je suis brisé par toutes mes nuits d’insomnie précédentes et par mon mulet que je maudis du fond du cœur.

Lindo. — On aperçoit Lindo à gauche, en bas, au bord d’un petit golfe. La ville s’étend en demi-cercle, entourée de jardins pleins de figuiers, de vignes, de mûriers ; la route est au bord de l’espèce de falaise qui contourne le vallon au fond duquel est Lindo. Maisons blanches, beau village éclairé et propre, mer bleue, silence. — À l’entrée du golfe, deux rochers ; à l’entrée de la ville, une fontaine turque en marbre blanc, avec quatre robinets, ornée d’une inscription turque ombragée d’un grand platane.

Nous descendons chez une veuve à réputation suspecte et honnie dans le pays pour avoir été de connivence avec un pirate, femme d’environ 40 ans, jadis belle. — Mosaïque en cailloux noirs et blancs, intérieur propre, un violon au-dessus du divan.

La forteresse domine le pays et est à pic sur la mer, des escaliers larges y mènent. Sur le plateau de la forteresse, des arbres sont venus au hasard : un figuier sauvage, un arbousier ; il y a un palmier qui, d’en bas, couronne le tout et passe sa tête par-dessus les murs. — Restes de murs antiques, grecs, admirablement construits, à pic du côté de la mer et dans les rochers sur lesquels la forteresse est bâtie. En bas, il y a des excavations dans lesquelles la mer s’engouffre ; elle est immense et tranquille, couleur vert fond de bouteille, en bas, sous moi, quoique transparente ; je la regarde longtemps entre les créneaux des vieux murs. À gauche, du côté de la terre, vue du golfe. J’ai derrière moi, au delà de Lindo, la montagne sèche, grise, un peu bleue à ses pieds ; une plate-forme ; c’est là qu’est le temple troglodytique de Minerve. Le village est dans le fond, au bas de la forteresse, avec les terrasses blanches de ses maisons. Maxime va voir le temple et moi je ne peux me détacher de la forteresse où je reste le plus longtemps possible : c’est ce qui m’a le plus impressionné de toute l’île de Rhodes.

Nous repartons à 2 heures ; nous reprenons quelque temps la même route, puis nous la laissons à gauche et nous tournons une petite baie, un promontoire de rochers, une seconde baie plus large ; les pieds de nos mulets enfoncent dans les cailloux de la plage. Nous quittons le bord de la mer.

Massari. — Nous passons près de Massari, caché dans la verdure. — Un maçon qui travaille à une maison. — Cour verte, avec de splendides et énormes grenades qui pendent aux branches de l’arbuste. Mon mulet me secoue, je descends, il m’échappe, course à travers le village pour le reprendre, je remonte dessus ; je ne peux plus aller dessus qu’au pas ou au galop. — Grande plaine. — Nous marchons pendant près d’un quart de lieue dans le lit desséché du Gaïdouro Potamos, il est plein de cailloux et de lauriers-roses.

Malona. — Enfin nous arrivons à Malona, dans une grande maison où l’on nous dresse des matelas ; nous nous étendons dessus, nous prenons le café, et je fume deux narguilehs, ce qui me ranime complètement.

De Malona à Archangelo, route charmante, touffue, herbue ; petits chemins creux en berceau, haies épaisses, des figues aux figuiers, des grenades aux grenadiers ; un cours d’eau apporté de quelque ruisseau voisin disparaît entre les haies de roseaux, de myrtes et de vignes. Après cette route étroite, grand champ d’oliviers, vallée rare et magnifique, où viennent aboutir trois collines ; ifs, pins, etc. Nous tournons, au bout de cette vallée, une montagne aride à son sommet, ce qui contraste avec la richesse feuillue des premiers plans de sa base ; cela est sur notre droite. Nous montons cette raide montée, en haut nous découvrons Archangelo tout à coup.

Archangelo. — Les maisons sont blanches ; des jardins ; un rocher surmonté d’une forteresse domine le village.

Coucher de soleil : nuages blanc jaune, puis un seul nuage, allongé en forme de grand poisson, lie de vin rosé, coupé par des bandes ou arêtes transversales de cuivre rouge brun ; à côté le ciel bleu pâle. Le nuage peu à peu se rembrunit, perd son or, et finit par devenir une large tache d’encre sur le ciel devenu pâle.

Nous sommes dans une maison dont la grande pièce du rez-de-chaussée est divisée par une grande arcade, comme à Soroné et comme le lendemain, chez notre guide, à Costinos ; la veuve chez laquelle nous logeons a encore peur de se compromettre (comme celle de Lindo) en recevant des étrangers.

Un papas grec vient nous faire une visite ; il n’a jamais pu nous dire pourquoi, dans leurs églises, saint Jean était représenté avec des ailes et pourquoi, à Lindo, saint Christophe avait une tête d’animal moitié âne, moitié lièvre. Il reste court, et Stéphany le blague, il sera demain très déconsidéré dans le village. À Bethléem, les Arméniens et les Latins ont fait gorge chaude, depuis nous, sur le compte du pauvre papas qui avait embrouillé l’histoire de sainte Élisabeth avec celle de la Vierge.

Église ogivale badigeonnée, beau retable tout neuf, non encore doré ; oiseaux de plâtre mis au haut des chapiteaux, le bout des feuilles des chapiteaux est doré ; un grand saint Georges (byzantin) que Dimitri embrasse. — La citadelle n’a rien de curieux que sa position. — Nuit excellente et sans puces, je puis dire que c’est la première fois que je dors depuis que nous sommes en excursion.

D’Archangelo à Costinos, route assez plane, entrecoupée par des collines, plaines entre les montagnes et la mer, oliviers magnifiques ; je n’en ai jamais vu de si bien portants que ceux de Rhodes. De temps à autre un ravin élargi, desséché, que l’on traverse à sec. Partout traces effroyables des pluies d’hiver : les terrains des collines sont dégradés ou abaissés en grands plans par le déboulement. Près d’un champ enclavé de haies, une femme s’enfuit en nous apercevant, court, et va se cacher sans doute dans quelque buisson ; Dimitri, je crois, lui avait crié des facéties peu rassurantes pour sa pudeur. Une montagne nous ferme l’horizon, nous montons dessus, tournons à droite, longeons un précipice, descendons une pente ébouriffée d’arbres en verdure, et nous entrons à Costinos.

Costinos. — Situé sur la crête aiguë d’une petite montagne que nous avons à gauche en arrivant. On contourne la montagne (à droite) pour y arriver, comme à Lindo, mais avec cette différence qu’à Lindo le village est dans un fond.

Déjeuner chez notre moucre Dimitri. Il y a d’accrochés au mur 277 plats et assiettes, sans compter les verres et carafes. Nous fumons sur l’estrade au milieu des sacs de grain ; au-dessus de nos têtes, deux peaux qui sèchent, outres pour recevoir le vin. — Amas de coussins bourrés de laine dans un coin, quantité d’enfants blonds et beaux qui nous entourent.

Les montagnes nous quittent, nous restons en vue de la mer, Rhodes au fond. Nous descendons insensiblement. — Champs remplis de chardons. — Nous passons un ravin desséché, sur un grand pont de deux arches, de construction antique, mais dont la voie a été restaurée en cailloutage ci-dessus ; au fond il y a de petits roseaux et des fleurs jaunes. Nous tournons à gauche, chemins ombragés de figuiers.

Zimboli. — Un ravin escarpé, couvert ou pour mieux dire traversé par un petit aqueduc à deux étages, d’où pendent des buissons et des ronces et dont les assises sont antiques ; une grande vasque carrée ; à côté un petit autel votif (autour duquel une danse ?) et qu’on a creusé pour faire une auge à boire ; en face fontaine turque, comme toujours en forme de mur droit ; platanes gigantesques qui couvrent tout ; singulier effet de tristesse, dû à la mauvaise lumière du ciel, nuages, temps couvert, pas de vent.

Nous revenons à Rhodes par le derrière de la ville, dans des rues à moitié rustiques ; les figuiers pendent en dehors ; Dimitri se met debout sur son mulet, pour en prendre. Stéphany, grelottant de fièvre, couvert de son caban et son pantalon de toile dans ses bottes, nous a quittés à Zimboli.

Nous traversons un long cimetière qui coupe la route ; les tombes ne sont plus couvertes du tarbouch, mais quelques-unes d’un vrai turban, qui a des allures de potiron. À droite dans un enclos, deux arbres, poussés en même temps, ont entré leur feuillage l’un dans l’autre. Nous passons par une rue, entre des jardins dont les murs sont blanchis à la chaux, avec une plinthe bleue au bas. C’est à une maison dans cette rue que le sultan est descendu, lors de son entrevue avec Abbas-Pacha. — Petites élévations en maçonnerie que l’on a faites pour l’aider à monter à cheval.

Rentrés à Rhodes à 3 heures, samedi 12 octobre.

Dimanche 13, pris mes notes, lu le premier volume de la « Bibliothèque d’un homme de goût ? » et les « Mémoires du marquis de Tavannes. » Le soir, dîner bourgeois chez Pruss. — Sa femme. — Sa mère. — Mlle Arsène.

Le lendemain lundi 14 octobre, embarqués pour Marmorisse.

Vingt-sept heures de marche dans l’intérieur de l’île.

  1. Voir Correspondance, I, p. 449.