Notes et impressions d’une parisienne/01

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Le Noël des Pauvres


26 décembre 1895.


Ceux qui s’imaginent que la vie de Paris commence au boulevard Montmartre pour finir à la Madeleine, bornée au nord par un cabaret renommé, au sud par une brasserie célèbre, ceux-là connaissent bien mal Paris, et le réveillon des grands boulevards n’est ni le plus pittoresque ni le plus amusant. Pour bien voir les fêtes populaires, il ne faut pas aller dans les restaurants à la mode, dont la vogue, obtenue à grands renfort de réclame, dure plus ou moins selon ce que les propriétaires de ces établissements consacrent à la publicité. Pour noter les impressions d’un réveillon intéressant et pittoresque, il faut pèleriner dans les quartiers excentriques, chez les pauvres gens, pour qui la joie est mesurée et le bonheur distribué avec parcimonie. Ainsi ai-je fait hier soir, durant cette froide mais belle nuit de Noël.

Je commence par le dix-huitième arrondissement, et me voici presque en plein faubourg à Notre-Dame de Clignancourt.

Noyée dans la brume, l’église se découpe en masse sombre, qu’éclaire par endroits le rougeoiment des vitraux qui laissent filtrer les lueurs des cierges.

Les grandes portes sont closes, et, n’étaient les lumières qui animent le monument, on ne se croirait point à la nuit de Noël.

Sur un des côtés, près d’une petite porte, des femmes, des hommes, des enfants, se groupent. Mais, tel un cerbère, un marguillier gros et gras, de cette graisse poupine qui empâte, garde l’entrée et repousse les fidèles et les curieux accourus. Il faut des cartes pour pénétrer dans le sanctuaire ; pas de cartes, pas de messe de minuit.

Des protestations s’élèvent, on murmure :

— Une église n’est cependant pas un théâtre pour qu’il faille passer au guichet, dit un ouvrier.

— Ah ! misère, gémit une bonne vieille encapuchonnée d’un mauvais châle, la religion est donc tout à fait perdue qu’on ne peut plus sans permission venir prier son bon Dieu un soir de Noël.

Et le concert des récriminations monte.

Du reste, la consigne n’est pas aussi sévère pour tous, et devant mon costume plus élégant, avec le respect de la soie et de la fourrure, le guichetier de minuit me propose d’entrer même sans invitation.

Grand merci ; j’ai assez vu et me voilà partie, allant un peu plus loin, traversant des quartiers sombres et des rues désertes. Seuls, quelques marchands de vin tiennent leurs boutiques ouvertes, des épiciers surveillent leurs larges éventaires, où les oranges tranchent de leur jaune vif sur la blancheur des dragées bon marché, pendant que des bourriches d’huîtres se vident lentement. Ah ! on ne connaît guère les belles marennes dans ces parages, et la portugaise, cette ostende du pauvre, sera le régal de bien des ménages auxquels cet extra donnera l’illusion des soupers de luxe.

Un marchand de vin a affiché une tombola dont le lot principal, une grosse dinde, est exposée dans la vitrine, et une annonce écrite à la main porte ces mots suggestifs : « On boudinera à minuit. »

Des ménages ouvriers entrent boire le litre à douze avec le vague espoir de gagner la dinde, qui étale ses rotondités blanches dans une superbe impudeur gastronomique.

Me voici à la Villette : les abattoirs sont illuminés ; comme d’habitude, on travaille ferme pour approvisionner la ville demain matin, car Paris aura faim en dépit des franches lippées de cette nuit de réveillon.

J’entre à l’église du quartier, à Saint-Bernard de la Chapelle.

Ici on pénètre librement et sans carte. L’église est comble, et un profond silence pèse sur cette foule que traversent de temps à autre des prêtres qui mettent de l’ordre dans le placement des fidèles.

Je reconnais le vicaire de la paroisse, que je rencontrai dans une vente de charité.

— Vous ne fermez donc pas la porte aux fidèles, monsieur l’abbé ?

— Mais non, nous nous en garderions bien ; les chrétiens sont ici chez eux et les pauvres gens ont bien le droit de venir adorer Celui qui voulut naître dans une étable pour leur ressembler.

— Vous ne craignez pas le bruit ?

— Pas du tout. Les libre penseurs sont nombreux dans ce quartier, mais ils ne nous troublent jamais, ce sont des voisins indifférents, ce ne sont pas des ennemis. Beaucoup de leurs femmes et de leurs enfants sont ici, et plus d’un viendra les prendre à la sortie de la messe, regrettant peut-être le temps où il croyait et où il participait à nos cérémonies.

Après avoir jeté un coup d’œil sur la vieille église Saint-Bernard, aux murs mangés de lèpre, le long desquels s’alignent de pauvres confessionnaux tout droits et tout simples comme ceux qui viennent s’y agenouiller, je reprends ma promenade à travers ces quartiers sombres où plane une morne tristesse.

Me voici à Saint-Georges, dans la rue de Bolivar. Ce qui me frappe encore, c’est de trouver l’église archipleine et le recueillement parfait. Les hommes sont presque aussi nombreux que les femmes. Les ouvriers dominent, et en même temps que moi entrent quelques garçons bouchers qui ont fini leur travail à la Villette.

Peu ou point de chapeaux : les hommes ont des casquettes et les femmes cachent les mèches folles de leurs cheveux sous des fanchons de laine. Près d’une crèche où un Jésus de cire dort entre un troupeau de moutons et les légendaires animaux de l’étable, quelques fidèles allument de petits cierges de deux sous que débite une marchande assise dans un fauteuil et qui offre aussi des Jésus de sucre, des croix en chocolat et des pères Noël poudrés de givre. C’est le bazar installé dans le temple, et la vendeuse de bimbeloteries religieuses mêle le côté ridicule de l’épicerie à des cérémonies qu’on voudrait imposantes.

Poussons du côté de Belleville, où la rumeur révolutionnaire n’est jamais éteinte. Il faut suivre la longue rue des Pyrénées avec ses chantiers, ses terrains vagues, ses maisons en construction. Les charcuteries seules demeurent ouvertes, avec leurs étalages de porc frais dont les chairs roses piquent une note claire entre les assiettes de boudins et les pyramides d’andouillettes.

Dans un terrain vague trois roulottes sont venues s’échouer ; accroupies dans la nuit, elles m’apparaissent tout à coup, là, comme de luxueux appartements ; on essaye de s’égayer pour passer cette nuit de Noël. L’étroit tuyau de tôle fume et les fenêtres étriquées des voitures luisent comme de gigantesques étoiles dans la pénombre qu’elles trouent. On rit, on réveillonne ; un refrain de chanson me parvient. Pauvres gens !

Plus loin, sur un tertre qu’escalade une rampe d’escaliers, un asile de nuit. Tout est morne et silencieux, les va-nu-pieds et les sans-asiles, qui sont venus s’abriter là, dorment d’un lourd sommeil triste.

Les joyeusetés de la vie ne sont pas pour eux.

Enfin, me voici à Saint-Pierre de Charonne.

Il eût été curieux de voir ce coin si pauvre du vingtième arrondissement. Mais ici non plus on ne laisse entrer qu’avec des cartes. Un bedeau, qui semble avoir la langue lourde, en défend l’entrée. La vieille église penchée sur la colline où on accède par de larges marches de pierre retentit de chants. C’est le refrain d’un vieux cantique :

Il est né, le divin Enfant !

Mais il gèle dehors, et, repoussée par la hallebarde du suisse, je me dirige vers Sainte-Marguerite. Ici encore l’entrée de l’église est interdite.

— Votre carte, votre carte ? murmure un gardien à chaque nouvel arrivant.

Et brutal il refoule à lui tout seul les femmes qui essaient de pénétrer dans le vestibule de l’église. Je l’ai vu exerçant ainsi ses biceps et empêchant l’accès à une douzaine d’ouvrières qui ne venaient certes pas pour faire du bruit, mais qui auraient bien voulu peut-être prier un peu par cette nuit de Noël.

Du groupe de femmes ainsi repoussées se détache un petit gringalet d’ouvrier à la voix blanche et grasse qui s’emporte. Il menace d’aller tout conter à l’Intransigeant.

— Je me f… iche de l’Intransigeant, riposte une voix, celle du gardien de la porte, que les sergents de ville sont obligés de calmer dans son zèle pieux.

Je laisse à ses exercices de pugilat ce fidèle cerbère et je change de quartier.

Traversons la Seine. Nous voici au boulevard de l’Hôpital. Je croise des groupes de soldats, la musette au côté, qui marchent en chantant. Ce sont des permissionnaires.

Quel contraste ! Là les cantiques naïfs, ici le refrain de caserne à l’allure débraillée.

Elle se doutait qu’un garçon
Voulait embrasser sa fille.

Mais ma voiture s’arrête devant Saint-Marcel.

La porte large ouverte livre passage à tout venant.

Ah ! la pauvre et touchante église, avec ses piliers de bois grossièrement bariolés, son chemin de croix de quatre sous et ses murs nus. On se croirait tout à coup transporté bien loin de Paris, perdu dans un chétif sanctuaire de village. Ceux qui viennent prier là sont des simples, et c’est bien la foi qui les agenouille devant ce modeste autel, humble comme la mansarde qu’ils habitent.

Le recueillement est profond : c’est l’heure de la communion, et j’admire la foule respectueuse, les têtes qui se courbent pendant que l’orgue égrène la vieille musique des noëls, qui font songer à une époque disparue.

À Saint-Médard la messe de minuit finit quand, vers deux heures du matin, j’arrive devant cette antique collégiale de l’an mille, qui a résisté à la pioche des démolisseurs qui ont écourté, des deux côtés, la vieille rue Mouffetard, ce cœur du faubourg Saint-Marceau.

La foule des ouvriers et des ouvrières quitte l’église et se disperse dans le quartier. Les uns rentrent chez les rôtisseurs, dont les grandes cheminées flambent, les autres chez les mastroquets, où se débitent les cafés à deux sous. Ici, tout est bruyant, bon enfant ; on est allégé de la morne tristesse des autres quartiers plus pauvres encore. Il souffle comme un vent de gaieté qu’on ne sent pas ailleurs.

Une vision triste, au milieu de ce bruit, de cette liesse. Un grand gaillard, un homme d’une quarantaine d’années, un colosse, un ouvrier pauvrement vêtu, conduit trois fillettes habillées de noir et dont l’aînée doit avoir dix ans, la seconde huit, l’autre cinq.

— Allons, rentrons leur dit-il, les empaquetant dans des châles et des cache-nez. Vous avez prié ce petit Jésus pour votre maman.

— Oh ! oui, dit l’une des petites, et l’an passé c’est avec elle que nous étions venues à la messe de minuit.

Le colosse d’un geste brusque essuie une larme qui roule le long de sa joue, et entraîne vers le logis désert les trois fillettes grelottantes. L’église se ferme.

Un aveugle accroupi devant la porte tient d’une main une lanterne allumée et de l’autre une sébile où sonnent de gros sous.

— La charité s’il vous plaît !

Et les pauvres offrent leur aumône à plus pauvre encore.

Je regagne la rive droite en traversant le quartier latin, où les étudiants et leurs compagnes remplissent le boulevard Saint-Michel de cris et de chansons. Ceux-ci sont gais, ils ont tout ce qui donne le bonheur : la fortune peut-être, mais la jeunesse et l’espérance sûrement.